Le poids de l’assimilation est encore réel

— Par Frantz Succab —

Quand le président Macron annonce une loi contre le « séparatisme », c’est le vieux républicanisme nationaliste français qui redevient d’actualité ; celui-là même, qui prôna l’assimilation comme crédo pour l’ensemble de ses possessions coloniales. La lutte de l’État français contre le séparatisme dans les outremers a une histoire singulière.  Qui qualifiait-on ici de « séparatistes » ? Ceux qui voulaient sortir du statut de colonisés assimilés. Sous ce rapport, une récente publication intitulée « Aux Antilles, le socle culturel de l’assimilation n’est plus d’actualité » signée Jean-Marie Nol (Madinin’art 31/8/2020) suscite en nous une réflexion critique.

De notre point de vue, pour commencer, l’assimilation ne fut jamais le « socle culturel » de la problématique politique en Guadeloupe, mais le couvercle institutionnel et idéologique qui pèse en permanence sur l’esprit public. Qu’est-ce qui conduit l’auteur à poser comme dépassé un obstacle qui paralyse encore toute volonté de faire peuple, voire nation singulière ?

Même lorsque le constat est fait qu’en Martinique et en Guadeloupe il y a rejet par une partie de la jeunesse des symboles de la présence française, pourquoi minimiser en parlant de « banalisation de la radicalisation des esprits ». D’où viendrait cette banalisation ? Des manifestants anti-chloredécone qui se tromperaient de combat. En quoi se tromperaient-t-ils ? On les dépeint comme des prévenus de crimes ou de délits de droit commun, non comme les acteurs d’une rébellion d’essence politique. Ils utiliseraient donc à de mauvaises fins la très populaire lutte anti-chloredécone. Seulement, ce n’est plus de cela qu’on parle à grand cris depuis la dégradation de quelques statues. L’auteur semble regretter ces relents anticolonialistes, comme si le colonialisme lui-même n’y serait pour rien. S’agirait-il alors de manifestations de simples voyous ?

Une telle démarche nous rappelle bien des choses. Du temps des procès de l’OJAM (1963) et des membres présumés du GONG (1968) existait la Cour de sûreté de l’État. Cette juridiction d’exception avait pris la suite du Tribunal militaire qui sévissait pendant la Guerre d’Algérie ; il s’agissait ni plus ni moins de juger des opposants politiques. Cependant, même à cette époque, étant donnée la difficulté en démocratie de condamner pour délit d’opinion, le pouvoir inclina toujours à préférer ranger la contestation politique dans la catégorie des crimes et délits de droit commun. Dès lors qu’il y eut « des troubles à l’ordre public », difficilement évitables, ce terme générique sanctionna bien des actes de résistance à l’oppression.

Nous sommes bien en l’espèce dans ce schéma de « banalisation de la radicalisation des esprits », comme l’aiment ceux qui nous gouvernent. De là à laisser supposer, parce que les manifestants ne sont pas des révolutionnaires invétérés ou des idéologues pointus, qu’il s’agit d’un petit « caca nerveux » ultra minoritaire et sans lendemain, c’est aller vite en besogne. Disant appeler un chat un chat, l’auteur écrit : « l’affaire ressemble (souligné par nous) à un règlement de compte anti-békés et à une mise en cause de l’autorité française aux Antilles ». Soit… Mais alors, faut-il que ce chat si bien nommé aille laper docilement du petit lait conformiste ou parte à la chasse aux bestioles nuisibles en se fatiguant un tant soit peu ? Gros dilemme.

La première version est tentante : cela ressemble à une poussée anticolonialiste ; ça en a la couleur et l’odeur, mais ce n’est que canada-dry. Qui veut-on rassurer ici ? Toujours les calfeutrés du statu quo, quitte à semer le doute parmi ceux qui le refusent. L’autre version, plus complexe, est de partir du postulat que les symboles détruits sont « le reflet d’une identité collective … ou du moins supposée telle à un moment donné » pour donner lieu à un syllogisme boiteux : les symboles de la présence française étant les mêmes, incontestés pendant des lustres, si nous ne voulons plus nous y reconnaître, c’est ce « nous » qui a changé et évolué avec le temps.

Que sommes-nous donc devenus, pauvres de « nous » ? Puisque la présence coloniale avec ses symboles est devenue finalement source d’identité martiniquaise ou guadeloupéenne, on cherche en vain les peuples de ces pays ou ce qui est censé représenter leur singularité. Voici venir cette trouvaille de l’auteur pour formuler cette identité introuvable : « Je suis contre l’indépendance mais je vote régulièrement pour faire élire des indépendantistes et exige toujours plus de la France ». Schizophrénie, conclut-il, et la messe est vite dite. Parce que, en même temps, il ne nie pas l’ampleur du malaise exprimé par des « éléments de revendication…ancrés bien en amont des récentes manifestations », par nos peuples (qui ne perdent pas entièrement la tête.)

Il y aurait certainement autre chose à creuser dans le bon sens populaire : mon pays n’est pas indépendant ; en élisant des indépendantistes j’esquisse une symbolique décolonisation ; cependant, tant que la France de son côté persiste et s’obstine à renforcer sa présence, je lui refuse le droit de coloniser gratis. Accordons au moins à nos peuples le réalisme de comprendre qu’ils ne sont pas encore collectivement prêts. Quand le seront-ils et comment ? C’est un autre débat, mais le vrai.

L’économisme, en faisant l’économie de l’analyse politique, tend à voir comme « priorité majeure du jour » : le changement du modèle économique et social. Or, s’il s’agit de changer de modèle c’est avant tout du modèle colonial en totalité qu’on doit parler. Alors, donnons au Politique la place qui lui revient aux commandes d’un tel changement ! On n’aborde pas la question économique et sociale sans choix politique, voire philosophique. Les pieds et les mains chez soi dans sa terre, certes, mais pas la tête ailleurs.

Frantz SUCCAB

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*OJAM – Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste Martiniquaise-. En 1963, 18 jeunes martiniquais, membres de cette organisation sont arrêtés pour avoir diffusé un manifeste intitulé : « La Martinique aux martiniquais ». Ils sont incarcérés et inculpés pour atteinte à la sûreté de l’État.

*GONG – Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe -. Autour des massacres de mai 1967, arrestation, incarcération et inculpation de nombreux jeunes manifestants devant le tribunal correctionnel ; 19 personnalités présumées être dirigeants du GONG, déférées devant le CSE (février-mars 1968) sous l’inculpation d’atteinte à l’intégrité du territoire.