Le musée des Colonisations : un grand projet présidentiel ?

— Par Pascal Blanchard Historien du fait colonial, Laboratoire communication et politique (CNRS), Groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, post-colonialisme) —

colonisationMarseille, capitale d’Empire en 1922 avec l’Exposition coloniale et ses millions de visiteurs… Quatre-vingt-dix ans plus tard, Marseille est désormais une ville ouverte sur la Méditerranée et sur le croisement des civilisations. C’est aussi en hommage à cette histoire et au passé de cette ville unique dans l’histoire de France, que le président de la République, François Hollande, vient inaugurer aujourd’hui l’audacieuse architecture du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), mais aussi la Villa Méditerranée, un «centre international» unique en son genre dédié au «dialogue et aux échanges en Méditerranée».

Moment symbolique et commémoratif aussi, puisqu’en juin 1913, les tirailleurs sénégalais ayant participé à la conquête du Maroc débarquaient dans le «port de l’Empire» avec leurs bardas et leurs familles (femmes et enfants) avant de rejoindre la capitale pour un 14 Juillet historique : le 1er RTS allait défiler à Longchamp et recevoir du président de la République Raymond Poincaré la Légion d’honneur qui sera accrochée au drapeau du régiment.

Le signe est fort, bien au-delà de Marseille 2013, et cette présence présidentielle annonce peut-être un tournant majeur en matière de regard sur le passé colonial et celui sur l’esclavage de la France. Depuis le voyage (à succès) en Algérie où le Président offrait de sceller «la paix des mémoires» et le discours à l’occasion du 10 mai 2013 dans les jardins du Luxembourg où la parole présidentielle évoquait «notre responsabilité [qui] est de donner un avenir à cette mémoire», de nombreux observateurs ont le sentiment qu’il est enfin temps de faire entrer ces passés dans le présent. Cette inauguration est sans doute un point de départ pour un grand projet muséographique à l’échelle de la nation. La France est certes le pays des musées, mais elle est aussi celui de l’histoire, la Grande Histoire.

Devant tant de signes, et de symboles, on peut imaginer que les équipes qui entourent le président de la République auront la lumière divine sous le soleil de Marseille. Chaque président a eu son grand projet… sauf Nicolas Sarkozy avec l’échec de sa Maison d’histoire de France. On pense au musée du Quai-Branly porté par Jacques Chirac et inauguré en 2006 ; au musée d’Orsay initié par Valéry Giscard d’Estaing à partir de 1977 ; au Centre Beaubourg initié par Georges Pompidou (il porte même son nom) et inauguré en 1977 ou à la pyramide du Louvre, dans le plus grand musée français, inauguré en 1989 (année du bicentenaire) par François Mitterrand. Chaque lieu a contribué à bâtir la république, a permis de transmettre aux générations suivantes nos cultures et nos savoirs communs.

Dès lors, quel sera le grand projet de François Hollande, alors que nos sociétés sont en crise sur les enjeux de diversité, que les partis populistes prônent la haine de l’autre, et que plus de quinze millions de Français ont un grand-père ou une grand-mère nés hors d’Europe ? Cette histoire coloniale et celle de l’esclavage représentent cinq siècles de récits aux quatre coins du monde, un lien fort et complexe avec plus de soixante pays dans le monde aujourd’hui, et permettent de comprendre qui nous sommes désormais. Nos identités se sont construites aussi là-bas, outre-mer…

Il est sans doute temps de bâtir ce lieu où toutes les histoires, tous les récits se croiseront, de celui des ultramarins à celui des pieds-noirs, de celui des héritiers de la Marche de 1983 aux oubliés de l’histoire. C’est ce que nous recommandions il y a un an (le 8 mai 2012 dans Libération, «Manifeste pour un musée des histoires coloniales») dans un texte cosigné par une vingtaine de personnalités. Nous demandions à la nouvelle majorité d’imaginer un «grand lieu unique , fédérant ces récits et mémoires, capable de dépasser l’histoire de chacun pour bâtir une histoire commune, permettant à tout un chacun de s’approprier de manière critique la complexité et la dimension plurielle de l’histoire de France, en Europe et hors de l’Europe. […]. Un lieu pour inscrire l’histoire de la société française dans l’histoire globale».Ce lieu, qui doit être dans la capitale – car cette histoire est au cœur de nos mémoires collectives – dans le carrefour des grands musées (Orsay, Branly, Louvre), sur la place de la Concorde dans l’Hôtel de la Marine où fut préparé le texte de l’abolition de 1848 -, devra être en résonance avec le Mucem, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), le musée du Quai-Branly (où François Hollande était venu inauguré en novembre 2011 l’exposition «Exhibitions. L’invention du sauvage»), l’Institut du monde arabe (IMA) ou le Mémorial de Nantes (inauguré le 25 mars 2012 par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault). Mais aussi en interaction avec des établissements majeurs comme le Centre Tjibaou en Nouvelle-Calédonie ou le futur Mémorial Acte (Centre caribéen d’expression et de mémoire de la traite et de l’esclavage) en construction en Guadeloupe et initié par l’actuel ministre des Outre-Mer, Victorin Lurel.

Ce lieu devra être un lieu de savoir, de culture et de mémoire. Il sera le grand projet d’un président de la République qui veut la «paix des mémoires» et qui souhaite donner de l’avenir à ce récit commun. La fracture coloniale brise la société française depuis plus d’un demi-siècle, l’histoire coloniale et la période esclavagiste ont imposé une double humanité dans les têtes et dans le droit, la république en ce XXIe siècle doit sortir de ces traumas du passé pour bâtir enfin une république où le mot «égalité» sera au cœur de nos identités collectives. Seule la volonté présidentielle en fera une dynamique de la Nation. C’est indispensable pour lutter contre les extrémismes, tous les extrémismes, pour lutter contre les communautarismes, tous les communautarismes, et pour ressouder la nation avec ses quartiers, ses outre-mer et sa jeunesse.

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http://www.liberation.fr/culture/2013/06/03/le-musee-des-colonisations-un-grand-projet-presidentiel_907979