Le jour où les lycéens de Fort-de-France entrent en scène !

Rodrigue : « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. »

– par Janine Bailly –

Nous les avions vus lors de la première restitution de leurs travaux, en décembre 2020, dans des conditions difficiles liées à la pandémie et au lieu, une simple salle de lycée servant de salle de spectacle… Nous les retrouvons avec bonheur en juin 2021, mais ils se tiennent cette fois, comme des grands, sur la scène de la Salle Frantz Fanon à Tropiques Atrium, à Fort-de-France. Ce sont cinquante-huit des élèves de théâtre du Lycée Schœlcher – hélas, pour des raisons sérieuses et diverses, certains n’ont pas pu être présents ce soir-là. Ils ont grandi en âge, parfois en taille et toujours en talent. Ils ont conquis le droit d’occuper l’espace de la Scène Nationale, et s’ils en sont impressionnés, ils savent bien nous le cacher. Hormis une main qui tenant une feuille blanche est prise d’un léger tremblement – et cela me semble plus beau et plus émouvant encore –, garçons et filles semblent être à leur place, chacun dans son rôle et prenant crânement en charge, devant une salle comble et attentive, des textes pas toujours faciles à interpréter. Si par hasard survient un trou de mémoire, les protagonistes savent comment réagir, de sorte que le fil du  dialogue se renoue sans grande difficulté. L’absence bien compréhensible de décors, le peu d’accessoires utilisés laissent toute la lumière portée sur les jeunes comédiennes et comédiens, et leur performance n’en est que plus remarquable ! 

Quand le rideau s’ouvre, honneur aux plus jeunes, qui en coulisses n’auront pas à laisser grandir ce “trac” que tout comédien un jour éprouvera. Les vingt-deux élèves de classe de Seconde, uniformément vêtus de noir et blanc, occupent le plateau. Silhouettes interchangeables et pourtant particulières, ils sont assis face à nous en trois quarts de cercle, et le chiffre déjà impressionne qui montre l’intérêt des adolescents arrivant au lycée envers la pratique théâtrale. Pour ces néophytes – mais le sont-ils encore ? – le choix s’est porté sur des extraits de la pièce Rhapsodies, du dramaturge Sylvain Levey. Un choix judicieux adapté au grand nombre de participants puisqu’il s’agit de figurer le casting d’une émission de télé-réalité, et qu’à tour de rôle les uns et les autres, se détachant du cercle pour venir au centre, pourront en une sorte de chorégraphie interpréter soit les candidates et candidats, soit les recruteurs – les “créatifs” chargés de les relooker, de les formater, de les modeler à leur guise afin qu’ils entrent dans la “petite lucarne” reine au sein de nos foyers. Un texte parfois grinçant, une critique sans fard de notre société du spectacle télévisuel, que les jeunes comédiens s’approprient avec un certain brio, mimiques et gestes bien adaptés à la situation. Une partition savamment réglée…

Les Lycéens de classe de Première quant à eux ont pris ce bon vieux Molière à bras le corps, avec Le médecin malgré lui, entreprenant dans le respect du texte de lui donner un “coup de jeune”, ou plutôt d’en extraire la pertinence d’un discours hélas toujours d’actualité… Comme en lien avec le spectacle de leurs camarades, trois scènes successives sont glissées dans une émission télévisée, qu’une présentatrice fort élégante et bien dans la note introduit sur scène. Ici, trois séquences pour un seul et même extrait, trois interprétations allant de la plus classique à la plus moderne. Si les deux premières s’attachent à l’affrontement du couple, d’abord à l’occasion d’un dîner sophistiqué puis d’une rencontre tournant au duel, la dernière reprenant la notion de querelle et de compétition met en face à face, pour une imitation de “Battle hip hop”, deux groupes de trois personnages. Le ton monte, la violence se déchaîne, la présentatrice s’avère impuissante à les calmer, et le rire se propage dans la salle lorsque les combattants tombent au sol et qu’elle les dit victimes du Covid… Un rire qui se transforme sur le champ en gravité. Puisque dans cette Scène première de l’Acte I où Sganarelle menace Martine de son bâton, il s’agit de violence conjugale, chacun se relève et scande le nom d’une femme victime de son compagnon ces derniers mois, à la Martinique. Un moment d’intense émotion dans la salle !

Molière toujours, l’éternel, l’indémodable figure des programmes scolaires autant que des troupes de théâtre, qu’elles soient de professionnels ou d’amateurs. Les huit élèves de Terminale, qui pratiquent l’exercice dans la section Enseignement de spécialité, nous donnent sans peine une scène de L’Amour Médecin. Plus difficile sans doute, et courageux, de s’attaquer à L’École des Femmes. Notamment à la scène 5 de l’acte II. L’une des répliques les plus difficiles à dire ne serait-elle pas, selon certaines comédiennes, celle du célèbre « Le petit chat est mort » ? La jeune fille qui s’en charge ici s’en sort fort bien, bâillonnée d’abord en signe de soumission, toute en candeur et naïveté dans sa jupe de collégienne plissée et derrière ses petites lunettes rondes d’étudiante. Dommage qu’elle ait, dans l’émotion sans doute, escamoté un peu la prononciation du fameux “ruban” que son soupirant lui a “pris”. Une belle idée de mise en scène, celle de faire s’incarner sous nos yeux le récit qu’au vieil Arnolphe, son tuteur tyrannique et jaloux, Agnès donne, sans malice aucune, de sa rencontre avec le bel et jeune Horace : on y voit donc “la vieille femme entremetteuse”, jouée d’une façon fort convaincante et comique par qui a endossé le rôle.

Le spectacle se fermera sur deux groupes de Terminale en Enseignement optionnel, qui en accord avec les exigences du programme ont traité des rapports d’autorité régissant les liens entre parents et enfants… ou entre enfants et parents ? Si On purge bébé, de Georges Feydeau, souffre d’un texte qui ne nous parle plus guère, il faut dire que la mise en scène tirant sur la caricature a permis aux lycéens de semer le rire et la bonne humeur dans la salle. Mais qu’il est difficile d’interpréter le vaudeville, un genre que l’on a, peut-être à tort, tendance à juger facilement accessible aux interprètes… Aux antipodes de Feydeau, et c’est cela aussi la richesse du théâtre, onze élèves nous offriront un regard sur l’écriture la plus contemporaine, la plus prisée qui soit, celle de Joël Pommerat. Son Pinocchio, inspiré mais assez loin de celui imaginé par Collodi, pantin de bois magiquement devenu petit garçon, affronte les rudesses et la réalité d’un monde auquel il n’a pas été préparé. Le montage d’extraits est réalisé de telle sorte qu’il n’y ait aucune faille dans notre compréhension, et aucune gêne à voir un même personnage interprété par deux personnes différentes. Nous y devinons pour Pinocchio un parcours d’initiation, et retrouvons cette idée qu’un jour ou l’autre, nos mensonges nous rattraperont !  

Une soirée qui fait du bien, une réussite imputable aux deux enseignantes, Mesdames Laurence Aurry et Roselyne Pepinter, comme aux deux artistes intervenants extérieurs, Rita Ravier et Guillaume Malasné – par ailleurs à la technique ce soir-là. Le résultat aussi d’une fructueuse collaboration entre la structure Tropiques Atrium et le Lycée Schœlcher puisque l’on sait que les élèves des Sections Théâtre assistent régulièrement aux spectacles proposés dans l’année, lors de séances scolaires ouvertes à tous les établissements volontaires, et dont les moments « bord de scène » à la suite des représentations sont particulièrement instructifs. Les questions pertinentes des jeunes spectateurs sont à l’origine d’échanges passionnants. Souvent formulées à l’aune du bon sens, parfois indiscrètes, tantôt naïves tantôt réfléchies, adultes déjà ou enfantines encore, elles suscitent de la part des comédiens assis face au jeune public des réponses argumentées, voire quelque confidence, elles font naître sourires de bon aloi et rires partagés. Nous adultes, qui avons perdu une part de notre spontanéité, ou de notre franchise, nous qui avons appris à brider nos réactions et nos émotions, nous pourrions parfois prendre exemple sur ces grands enfants…

La magie du théâtre, en cette année où nous en fûmes à cause d’un horrible virus atrocement privés, nous a été ce 28 juin 2021 rendue par la grâce d’une jeunesse motivée, talentueuse et prometteuse. Bien sûr, tous ne deviendront pas comédiens, certains ont la fibre théâtrale chevillée au corps, d’autres non, mais chacune et chacun par cette pratique intelligente aura acquis une assurance supplémentaire, une confiance plus grande en soi, une identité peut-être. D’aucuns auront affirmé une vocation quand d’autres auront appris à vaincre leur timidité, à prendre la parole en public, à découvrir des textes vers lesquels à priori ils ne seraient pas forcément allés. Et, ce qui n’est pas négligeable, à devenir des spectateurs fidèles, eux qui sans l’action généreuse et compétente de leurs professeurs et des artistes intervenants, ne seraient peut-être jamais entrés dans une salle de théâtre ! Ils sont les artistes et le public de demain !

Fort-de-France, le 29 juin 2021