À La Martinique, le Théâtre  à l’école, ou « le blé en herbe » !

–– par Janine Bailly ––

Depuis de trop longues semaines déjà, le théâtre nous manque cruellement, et l’on se languit de reprendre le chemin interdit des salles de spectacle, où seule veille encore « la Servante », cette petite lampe qui la nuit reste allumée sur les plateaux quand le théâtre est fermé… fidèle éclaireuse dans l’ombre, pour que perdure et nous revienne bientôt la magie du rideau qui s’ouvre, ou plus simplement aujourd’hui la magie de l’obscurité qui se fait, laissant place à l’éblouissement des feux de la scène, à l’enchantement des mots, des textes, des voix et des corps. « Pour que la lumière jamais ne s’éteigne », dit Emmanuel Demarcy-Mota, qui sans faillir a maintenu le lien avec son public par des spectacles originaux, transmis en direct depuis le Théâtre de la Ville, précisant aussi que rien jamais ne remplacera le spectacle vivant, l’émotion partagée d’une salle frémissante, complice et, dans l’ombre, conquise.

Certes, ainsi que le dit le proverbe, “faute de grives on mange des merles”, et nous fûmes tenus de nous contenter, pour tromper notre impatiente attente, de captations et visioconférences offertes sur nos écrans… mais ici, à la Martinique, la vie culturelle lentement mais sûrement a repris son cours, puisqu’aussi bien, en raison d’une évolution épidémique différente, nous ne sommes plus soumis aux règles drastiques que la France se voit encore imposer. Une vie qui, dans le respect des règles sanitaires, bat son plain au cœur de nos établissements scolaires.

C’est ainsi que ce vendredi 18 décembre 2020, dès huit heures du matin, s’accommodant des difficultés liées à une situation contraignante, lycéennes et lycéens des sections « Théâtre » des établissements Schœlcher, Bellevue et Joseph Gaillard ont pu, sous la direction compétente et bienveillante de leurs enseignants et artistes intervenants, présenter leurs travaux à l’issue d’un début d’année scolaire fort perturbé. Par chance, je faisais ce matin-là partie des « privilégiés » conviés au partage, auprès des apprenants alternativement acteurs et spectateurs. Un joli cadeau en prélude aux fêtes de Noël, en cette veille de vacances scolaires ! Et je n’ai pas boudé mon plaisir !

Ce qui est d’abord à relever, et qui m’a fortement impressionnée, c’est l’attention soutenue, l’écoute sérieuse et respectueuse avec laquelle celles et ceux qui n’étaient pas en scène suivaient le jeu de leurs camarades, avant de se risquer à leur tour « sous les feux de la rampe ». Une attention d’autant plus remarquable et nécessaire que les rôles étaient par force, le nombre de participants se voyant élevé, partagés entre plusieurs interprètes… C’est aussi l’évolution sensible et certaine des capacités et talents, dont ces jeunes comédiens en herbe font preuve, et qui vont de la fougue encore à maîtriser des élèves de classes de Seconde jusqu’au professionnalisme en gestation de leurs aînés des classes Terminales – en gestation, mais qui déjà pointe le bout de son nez, nous assurant que la relève est prête… Comment ne pas croire que d’ici quelques années nous retrouverons certains d’entre ces « apprentis » sur nos scènes antillaises, ou, pourquoi non, sur d’autres scènes d’autres mondes ? Tous ne seront pas élus, mais tous font preuve d’une belle énergie, d’un enthousiasme perceptible, et l’on sent en eux un vrai plaisir de jouer, jouer avec leurs propres mots comme avec les mots de nos meilleurs auteurs, jouer avec le corps, jouer pour communiquer avec les expressions mobiles d’un visage.

Les « petits », les débutants se confrontent à l’improvisation, qui n’est pas un art facile, à partir de deux fables de La Fontaine, Le Corbeau et le Renard, et Le Loup et l’Agneau. Dans l’échange qui s’ensuivra avec leurs camarades, ils nous diront avoir voulu, par les histoires imaginées, parler des injustices qui gangrènent la société des hommes.

Pour les plus « grands », les déjà aguerris, il s’agit de mettre en espace les textes d’auteurs célèbres, disparus ou contemporains, et cette expérience de lecture – précisera la comédienne Rita Ravier, qui récemment s’est livrée au même exercice sur les œuvres d’Andrise Pierre au Jardin de Tivoli –, cette expérience est déjà un acte théâtral : morceaux choisis de la Phèdre de Racine, d’Iphigénie à Aulis, d’Euripide et d’Iphigénie ou le péché des Dieux, de Michel Azama – ce « grand écart » voulu prouve la pérennité des mythes comme l’éclectisme des choix, au même temps qu’il permet d’explorer toute une palette de jeux différents –, extraits de Cet enfant de Joël Pommerat, et du Roméo et Juliette de Shakespeare. Enfin, à l’acmé du spectacle, le montage d’extraits de Tous des oiseaux, de Wajdi Mouawad, dramaturge et directeur du Théâtre de la Colline à Paris, un montage intelligent qui, en dépit de la structure de la pièce alternant temps présent et retours dans le passé, a permis de suivre le déroulement de l’histoire. Les lycéens à ce moment-là spectateurs ont su exprimer leur émotion, alors même que la pièce explore un thème actuel, difficile et grave, celui de nos différences, de nos identités, de nos poids familiaux, du racisme ou de la tolérance, de l’heur et du malheur que toutes ces contingences entraînent…

On peut imaginer l’importance du travail accompli, la persévérance des enseignants et des formateurs se conjuguant à celle des lycéennes et lycéens pour mettre en place ce qui pourrait devenir un vrai spectacle, ouvert au public. Oui, la petite lumière de la « Servante » peut aussi, même si ce n’est que symboliquement, rester vivace au sein des établissements scolaires. Oui, le théâtre a fait son nid dans nos écoles, et peut même s’y réfugier en temps de crise !

Faire que le théâtre, nécessaire à notre bonheur, à l’amendement du monde, à notre survie, résiste et dure, faire qu’il nous incite à rire et à pleurer, à nous distraire mais aussi à penser, ils l’ont compris et mis en acte, ces jeunes filles et ces jeunes gens si beaux d’être investis aux côtés de leurs professeurs, pour l’avenir de notre vie culturelle, de notre vie, tout simplement ! 

Garçons et filles, nous avons grâce à vous découvert ou redécouvert des textes variés, toujours intéressants dans leur éclectisme, et pas forcément faciles à dire. Bravo donc à tous, qui portez notre espoir en un futur plus juste, plus lumineux. Il vous reste à remercier vos professeurs en développant, ainsi qu’il vous fut demandé, une capacité plus grande à « critiquer » ce qui vous est montré… même s’il n’est pas toujours facile, encore sous l’emprise de ses émotions, de faire l’analyse d’un spectacle auquel on vient juste d’assister !

L’équipe : 

– Les Professeurs : Madame Aurry, Madame Pepinter
– Les intervenants artistiques : Rita Ravier, Guillaume Malasné

Les élèves : 

– Enseignement optionnel de Seconde, 27 élèves
– Enseignement optionnel de Première : 6 élèves
– Enseignement de spécialité, Première : 14 élèves
– Enseignement optionnel de Terminale, 20 élèves
– Enseignement de spécialité, Terminale : 14 élèves

Fort-de-France, le 19 décembre 2020