Essai de présentation d’un célèbre personnage
— Par Michel Pennetier —
Le Diable et moi
Le Diable me plonge dans un océan de perplexité. Où le trouver ? Partout je vois sa trace, nulle part je ne le rencontre … à moins que ce ne soit au fond de moi-même ! Ne serait-ce pas lui qui me fait fourcher la langue et me pousse à faire ce que je ne veux pas faire, me murmurant : « Mais si, c’est bon puisque c’est ton désir ! » . Obscure connexion entre le diable et le désir que j’aime et qui me fait peur, que je veux et que je refuse. Voilà d’emblée ce qui est diabolique : la coupure entre moi et moi-même. Et, en effet, il n’a pas volé son nom, ce diable, puisqu’il signifie la séparation, la division. Le Diable est le maître du Deux. Suivons cette piste, voyons si en toute dualité, le Diable ne s’y cache pas.
Le Serpent
A Eve, le Serpent offre le fruit de l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Connaissance dualiste donc, par où l’on reconnaît la présence du Diable. Mais qu’a donc de mauvais cette connaissance ?
Dieu a-t-il voulu garder l’esprit de l’homme dans une nuit d’innocence ? Cela contredirait le fait qu’IL a créé l’homme à son image, donc que celui-ci possède un reflet de l’intelligence divine. Essayons d’imaginer ce qu’est l’intelligence d’Adam et d’Eve avant la chute.
L’esprit d’Adam et d’Eve contemple le cosmos en sa perfection, il voit la trace de l’esprit créateur de Dieu et eux-même créent selon les voies du Créateur, Adam et Eve sont artistes. Ils sont vivants, tout leur être est imprégné des énergies de la vie, toute la création leur parle. Une image est un symbole, ainsi Adam et Eve sont-ils symboles de Dieu et eux-mêmes fabriquent des symboles de l’esprit divin. L’intelligence adamique symbolisante relie les différents niveaux d’être, elle est à la recherche de l’Un dans le multiple. D’une tout autre nature est l’intelligence du Serpent, elle sépare et elle apporte la confusion, elle sépare l’homme de son créateur, elle sépare le bien et le mal, ce qui permettra de juger au lieu d’aimer, elle fait passer pour bon et désirable ce qui va apporter le malheur.
Tout mythe parle d’un éternel présent. En chacun de nous, il y a l’Adam d’avant la chute et celui d’après la chute, en chacun de nous se répète ce moment d’inadvertance où se commet le péché contre l’esprit, source de toutes les souffrances.
Dans la Genèse, il suffit de tourner la page et nous trouvons le récit d’Abel et Caïn. L’histoire humaine commence, inextricablement mêlée à celle du Diable.
Un dieu du Mal ?
Le monothéisme, en dressant la figure d’un Dieu juste et bon et tout puissant, s’est posé un problème redoutable face à l’existence du mal. Naïvement formulé, ce serait si Dieu est juste et bon, il ne peut pas être tout-puissant, et s’il est tout puissant, alors il permet le mal. L’invention du Diable ne résout pas forcément le problème puisqu’il faut bien qu’il ait une origine qui ne peut être autre que divine. Sinon, en inventant un anti-dieu, un dieu du Mal, on aboutit au dualisme dont l’ancienne religion iranienne, le Mazdéisme, est l’illustration : Mazda est le dieu bon, pure lumière spirituelle, tandis que ce monde est une création d’Ahriman, puissant démiurge diabolique. On sent l’influence du Mazdéisme dans l’histoire du christianisme, mais le dualisme manichéen a cependant été condamné comme hérésie par l’Église ( voir les Cathares dans le Sud de la France).
Satan
On trouve dans l’Ancien Testament peu de traces d’un personnage qui serait l’ennemi de Dieu. Le nom de Satan apparaît à plusieurs reprises, non pour désigner une entité diabolique mais une fonction d’exécution des desseins de Dieu. Au sens étymologique, le Satan est l’accusateur dans un tribunal et c’est ainsi qu’il apparaît par exemple dans le récit des malheurs de Job. Cet homme restera-t-il aussi fidèle à Dieu dans la souffrance que dans le bonheur ? Le Satan propose à Dieu de l’éprouver et celui-ci lui en donne la permission. Dans l’optique de l’Ancien Testament, tout vient de Dieu, les fléaux comme la félicité. Ou plutôt, c’est l’homme qui est cause du mal par son infidélité. En attirant sur lui la vengeance divine – quoique l’exemple de Job montre que l’homme sans défaut puisse être aussi mis à l’épreuve ( mais Job est-il sans défaut ? C’est ce que le Satan met en question).
Les véritables ennemis de Dieu dans la Bible sont les hommes qui s’adonnent aux cultes polythéistes, non les dieux eux-mêmes qui ne sont que des idoles sans consistance. Il est possible cependant que dans la religion populaire les noms de ces idoles aient fini par désigner des puissances démoniaques, en témoigne le nom de Béelzébuth dans le deuxième livre des Rois, dérivé de Baal, Dieu des Chaldéens, cité dans les Evangiles mais aussi déjà dans le deuxième livre des Rois.
Le Prince de ce monde
Avec les débuts du christianisme , une idée d’une puissance mauvaise, ennemie du Christ, se dégage. Jésus subit la tentation au désert : « Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable. « Comme pour Job, la tentation est une épreuve voulue par Dieu. Mais le diable prend une autre dimension : il est le « prince de ce monde » qui offre le pouvoir et la richesse à quiconque se jette à ses pieds. Si Dieu envoie son Fils pour sauver ce monde, c’est que celui-ci est aux mains de Satan.
L’histoire du christianisme peut alors se lire comme un combat contre les puissances du mal. Il se termine dans l’Apocalypse par la vision du Dragon vaincu : « On le jeta donc, l’énorme dragon, l’antique serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta sur la terre et ses Anges furent jetés avec lui ».
Lucifer ou la chute de l’ange
Sur ces données éparses – le péché originel, l’existence d’un grand Tentateur ou Séducteur, la rédemption par le Christ et le combat à mener avant son retour, le plus beau des anges devint l’horrible démon – une démonologie va se développer dans la tradition chrétienne . Il s’agissait d’abord de démontrer la possibilité du diable dans un univers créé parfaitement bon. Le mythe de l’ange déchu s’en chargera. Dans la cour des anges, il en fut un dont le nom était Lucifer – le porteur de la Lumière – pour commettre le péché d’orgueil et se croire l’égal de Dieu. Les anges, en tant que purs esprits, sont dotés de liberté et donc susceptibles de pécher. Lucifer, de porteur de la Lumière, devint le Prince des Ténèbres, le plus beau des anges devint l’horrible diable velu à pattes fourchues.
On trouve dans la tradition musulmane une version analogue. Lorsque Dieu eut créé Adam il demanda à ses anges de l’adorer. L’un d’eux, Iblis s’y refusa sous le prétexte qu’il ne pouvait adorer une créature qui lui était inférieure, seul Dieu étant digne d’adoration. En quelque sorte, Iblis, un intégriste musulman opposé à l’humanisme divin ! Iblis, prenant le nom de Shaytan devint le tentateur et le tourmenteur des hommes (1)
Dans la tradition théosophique de l’Occident chrétien, la chute de l’ange fut interprétée comme la chute de l’esprit devenant matière. Satan, c’est la lourdeur et l’obscurité de la matière et le corps est la prison de l’esprit qui aspire à sa réintégration en son pays natal(2)
Le Diable, c’est l’autre ou la chasse aux sorcières
Dans les Evangiles et certainement pour les Chrétiens des premiers siècles, le Prince de ce monde représentait le pouvoir politique persécuteur et les riches. Avec l’avènement du christianisme en tant que religion d’état, l’optique change radicalement : ce sont désormais les dissidents de l’ordre établi qui seront diabolisés , les hérétiques et les juifs, les sorciers ( le plus souvent les sorcières) dont on peut s’imaginer qu’ils étaient les porteurs de croyances magiques pré-chrétiennes survivant dans les milieux populaires. Mais au plus fort de la chasse aux sorcières en Occident, du XIIIe au XVIIe siècle, point ne fut besoin d’entrer dans l’une ou l’autre catégorie pour risquer la torture et le bûcher. Il suffisait d’être dénoncé(e) comme tel(le).
Ainsi l’obsession du diable devint-elle la source de comportements diaboliques de la part du pouvoir juridique et religieux. Ce fut peut-être l’une des plus magnifiques ruses du diable. Il semblerait que cette ruse se soit poursuivi jusqu’à aujourd’hui : le catholicisme conservateur dénonça au 19e siècle la révolution, la république , l’école laïque « école du diable », la Franc-Maçonnerie comme œuvre de Satan ; l’antisémitisme nazi et les divers fascismes ( Argentine, Chili etc …) procèdent de la même tendance à diaboliser l’autre, différent, en vue de l’éliminer radicalement.
Le diable, singe de Dieu (3)
La question des pouvoirs du diable face à ceux de Dieu n’a cessé de préoccuper les démonologues des XVIe et XVIIe siècles. Le diable semble capable de bouleverser l’ordre naturel, de donner aux sorciers des pouvoirs surnaturels menaçant les hommes. La démonologie cherche à se mettre en accord avec l’esprit scientifique tout autant qu’avec l’orthodoxie religieuse. Si Dieu est tout-puissant, s’il existe des lois dans la nature, alors le diable ne peut avoir qu’un seul pouvoir, un pouvoir d’illusion. Il singe Dieu en créant dans l’esprit de ceux dont il s’empare, un autre monde sans consistance réelle. A chacune de ses manigances, on perçoit un grand éclat de rire. Farceur donc , le diable, mais pourquoi est-il si menaçant, et pourquoi faut-il le combattre avec tribunaux et tortionnaires ? C’est qu’il se moque de l’ordre établi en faisant naître au sein de la conscience populaire les pouvoirs d’un imaginaire anarchique .
Le diable et la femme
Les trois traditions monothéistes le confirment : la femme est l’agent du diable . « Femme, tu es la porte du diable » ( Tertullien, 3e siècle), « Vivre avec une femme sans danger est plus difficile que de ressusciter un mort » (Saint Bernard, 12e siècle) . Certes, il y aurait bien des nuances à apporter : en rejetant Eros dans l’ombre, donc du côté du diable, en valorisant un nouvel amour, Agapé, l’Occident chrétien a sublimé l’image de la femme et l’Eros refoulé est réapparu sous la forme de l’amour passion, comme une dissidence vouée à l’échec temporel ( cf « Tristan et Yseux ) (4)
Selon la tradition juive, Adam eut une première femme avant Eve, créée en même temps que lui et indépendamment de lui. Elle s’appelait Lilith. Il y eut querelle de pouvoir entre elle et Adam , à la suite de quoi elle s’enfuit en promettant une vengeance éternelle à la descendance d’Adam. Lilith est le diable au féminin, la femme qui hante les nuits des hommes, la séductrice jalouse, luxurieuse et impudique, la femme-vampire, la femme fatale, celle qui livre l’homme à un combat perdu d’avance contre le désir qu’elle a fait naître, enfin celle qui déchire les couples. (5)
Vers la réhabilitation du diable
Au moment où l’obsession du diable s’épuise dans la société ( au XVIIIe siècle) , le personnage envahit la littérature et subit maintes transformations. Dans le « Faust » de Goethe, Mephistopheles est un libertin cynique, bien incapable de satisfaire le besoin d’absolu de l’être humain, il est l’aiguillon nécessaire pour maintenir l’homme dans sa recherche et son action. La fin du Second Faust laisse entrevoir sa rédemption dans le plan divin. « La fin de Satan » de Victor Hugo évoque un sombre romantique qui souffre de sa damnation, misérable solitaire, exclu de l’amour de Dieu. De l’une de ses plumes touchée par le regard divin, naîtra sa fille Liberté qui dissipera les ténèbres. Chez Baudelaire, Satan est un fidèle compagnon, maître du désir et de la tentation qui conduit à l’amertume, mais aussi un consolateur à qui le poète adresse des litanies. Déjà annoncée par Milton dans son Paradis perdu (1667) une inversion des valeurs s’affirme, par laquelle le révolté devient un personnage positif : Mieux vaut régner en enfer que servir le ciel ». et Georges Sand fait dire à Satan : « Je suis l’archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme le Christ, je suis le dieu du pauvre, du faible, de l’opprimé ».
Avec la mort de Dieu annoncée par Nietzsche, le diable envahit tout le champ de la réalité, mais en même temps, il devient invisible en prenant mille formes et l’on ne sait plus où le débusquer. « La dernière ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas » disait déjà Baudelaire. A côté des sectes qui vouent un culte à Satan, repaires de psychopathes qui peuvent séduire des jeunes en quête d’identité, le diable semble avoir choisi de s’insinuer au nom du bien dans la banalité de la société bureaucratique pour produire ses effets les plus maléfiques. Comme le rapporte Hannah Arendt, Eichmann soulignait lors de son procès qu’il avait toujours agi selon l’impératif catégorique de la morale kantienne !
Pouvons-nous nous passer de l’idée du diable ?
Ne serions-nous pas, dans la tradition monothéiste dont nous sommes issus, piégés par notre incapacité à mettre en relation les éléments du monde ? Nous ne cessons d’opposer des contraires, le sujet et l’objet, le conscient et l’inconscient, le bien et le mal. Loin de la nôtre, la pensée de la Chine classique (6) reconnaît aussi les couples de contraires, le yin et le yang, le féminin et le masculin, le passif et l’actif, la Terre et le Ciel, mais d’emblée, elle les met en relation – dans le symbole du Dao, il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin – en montrant que c’est par cette relation que se déroule le procès du monde. Dans cette pensée, il n’y a pas de place pour le diable.
Ce dernier n’est pas dans la dualité en soi, mais dans la dualité qui se fige en oppositions irréductibles. Nous ne pouvons nous passer de la dualité qui est la réalité de notre monde, à moins de nous envoler vers la contemplation de l’Un dans le mysticisme. Mais nous pouvons aller du Deux au Trois : penser le monde dans sa dualité et son unité à la fois en reconnaissant la complémentarité entre les deux termes en opposition, nous penser nous-mêmes, à partir de notre réalité de sujet clivé, comme un monde intérieur où circule un souffle entre conscient et inconscient (7)
Le diable ( c’est-à-dire l’erreur) est présent en chaque faille de notre pensée qui privilégie un terme contre l’autre : lorsque nous croyons en un progrès technique indéfini sans nous rendre compte que la terre est ronde et ne supportera pas toujours de rendre gorge, lorsque nous acceptons une économie mondiale sans la régulation de principes de justice et de respect de la vie humaine Il est présent tout autant dans une société qui développe en l’homme un sur-moi menaçant, que dans celle qui n’offre plus que la satisfaction de désirs de consommation comme perspective de vie.
Cependant, rendons grâce aux « avocats du diable » qui nous empêchent de nous endormir dans le conformisme , ceux qui soutiennent la thèse qui bouscule notre paresse de penser.
Que viennent alors le temps du dialogue fructueux, le jeu subtil des contraires et de leur conciliation. Dans un juste rapport au monde le diable se dissout. Alors nous pourrons dire qu’il n’est rien , un insondable néant qui fait pourtant tant de mal.
Michel Pennetier
NOTES
(1) Pierre Lory « la tragédie de Satan dans la mystique musulmane » Colloque de Cerisy 1997
(2) Antoine Faivre : « Le mythe de Lucifer dans la théosophie préromantique et romantique ( idem)
(3) Jean Céard : « Le Diable, singe de Dieu « ( idem)
(4) Denis de Rougemont « L’amour et l’Occident »
(5) Pierre-Henri Salfati : « Figures du diable dans la tradition juive « Colloque de Cerisy 1997
(6) François Julien : « Procès et création » Seuil
(7) Correspondance Freud-Einstein « Pourquoi la guerre ?»