Le 14 juillet 1953, la police tuait des Algériens et un militant CGT à Paris

La manifestation du 14 juillet 1953 à Paris est le traditionnel défilé organisé par le PCF et la CGT pour célébrer les « valeurs de la République » le jour de la fête nationale, au cours duquel la police tira sur le cortège algérien, faisant sept morts et environ 50 blessés graves.

Contexte

Depuis 1936, avec une interruption sous Vichy et l’occupation allemande, le Parti communiste français (PCF), la Confédération générale du travail (CGT) et divers mouvements proches organisaient à Paris, le 14 juillet, un défilé pour célébrer les « valeurs de la République » le jour de fête nationale.

Depuis le début des années 1950, les indépendantistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), dirigé par Messali Hadj, prenaient part au défilé, malgré leurs divergences avec des communistes français alors défavorables à l’indépendance de l’Algérie.

En 1953, le contexte est tendu. Les manifestations de la fête du Travail le 1er mai ont été l’occasion de violences policières. Un an plus tôt, le 28 mai 1952, le communiste algérien Hocine Bélaïd a été tué lors de la manifestation contre la venue en France du général américain Matthew Ridgway, accusé d’utiliser des armes bactériologiques dans la guerre de Corée.

Parcours de la manifestation

La manifestation est très encadrée : les pancartes ou drapeaux et banderoles « injurieuses » ont été interdites par la préfecture de police de Paris, ainsi que les chants et cris « séditieux »[2].

Le cortège de 15 000 à 20 000 manifestants, dont 6 000 à 8 000 « Français musulmans d’Algérie »[3], emprunte un parcours traditionnel, de Bastille à Nation[4]. Dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, des parachutistes en permission attaquent les manifestants, mais se font rosser et repartent avec six blessés[2]. D’autres agressions sont commises par les mêmes parachutistes, à chaque fois exfiltrés du parcours par la police qui ne procède à aucune arrestation[1].

Un court affrontement avec les policiers a lieu place de la Nation, où la manifestation se disperse. Mais le cortège du MTLD continue à défiler pour se disperser un peu plus loin[5] ; selon d’autres sources, les manifestants se dirigent vers l’avenue du Trône pour déposer pancartes et drapeaux dans le camion du MTLD. Sous la pluie[1], la police tire sur eux, intentionnellement[5] et sans sommation[1],[2] ; il semble que l’initiative des tirs soit venue du rang, et non de la hiérarchie. De 17 h à 17 h 30, les Algériens utilisent les barrières pour affronter les policiers, au moins deux cars de police sont incendiés. On relève sept morts, dont six ouvriers algériens et un ouvrier métropolitain de la CGT[6]. Le décompte des blessés, très probablement incomplet, se monte à 50 manifestants au moins, dont 44 Algériens et 40 par balles. Parmi les quinze policiers blessés, la majorité ont été touchés par des armes de fortune, et trois à cinq par arme blanche[2].

Personnes mortes

Les dépouilles des victimes algériennes sont transportés à la mosquée de Paris pour une cérémonie religieuse puis leurs corps sont exposés à la Maison des Métallos. Maurice Lurot est enterré au cimetière du Père-Lachaise et quatre victimes algériennes peuvent être immédiatement transférées vers l’Algérie. Abdallah Bacha sera inhumé à Bahalil, Abdelkader Draris à Nedroma et Tahar Madjène à Guergour. La dépouille d’Amar Tadjadit aurait été subtilisée à sa famille par des militaires français et enterrée « à l’esbroufe » selon l’Humanité du 26 juillet.

Pour des raisons administratives, les corps de Larbi Daoui et Mouhoub Illoul durent être enterrés dans le carré musulman du cimetière de Bobigny.

Le PCF organise un meeting d’hommage aux victimes le 21 juillet 1953 au Cirque d’Hiver réunissant plusieurs milliers de personnes.
Non-lieu en faveur des policiersModifier

Immédiatement, les autorités tentent de faire passer la manifestation pour une émeute déguisée, ce qu’Emmanuel Blanchard qualifie de « mensonge d’État ». Pour éviter le débat public, le gouvernement dépose dès le 15 juillet une plainte pour rébellion et violence envers une personne dépositaire de la force publique : dans ce cadre, aucune enquête n’est prévue sur les tirs policiers. La proposition de créer une commission d’enquête parlementaire est refusée par l’Assemblée nationale le 16 juillet, par 339 voix contre 252.

Néanmoins, en septembre, le mandat du juge est élargi par suite de la constitution de partie civile de familles de victimes. Cependant, peu de témoins algériens sont entendus. Le procès aboutit à un non-lieu le 22 octobre 1957, confirmé en appel le 23 janvier 1958.
Création d’une brigade des agressions et violences (BAV)Modifier

Le préfet de police Jean Baylot profite de l’événement pour recréer une brigade chargée de la « criminalité nord-africaine ». La brigade nord-africaine (BNA) de la préfecture de police de Paris ayant été dissoute en 1945 après l’ordonnance de 1944 reconnaissant aux Algériens l’égalité des droits en métropole. Moins d’une semaine après les événements meurtriers, la brigade des agressions et violences (BAV) est mise sur pied avec une vingtaine d’inspecteurs dont une bonne moitié de policiers parlant couramment l’arabe, le kabyle ou les dialectes marocains et tunisiens.
Dernier défilé populaireModifier

Pour certains, il s’agit des premiers coups de feu de la guerre d’Algérie[4]. François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, fit interdire le défilé du 14 juillet 1954. L’interdiction par les autorités des défilés du 1er mai et du 14 juillet dura quatorze ans, s’étalant de 1954 à 1968.

Selon Danielle Tartakowsky, la manifestation du 14 juillet 1953 est le dernier défilé populaire et non-militaire organisé à Paris le jour de la fête nationale.
Reconnaissance officielleModifier

La première reconnaissance officielle est faite par la Mairie de Paris qui adopte une délibération début 2017 pour l’apposition d’une plaque commémorant les évènements du 14 juillet 1953 place de la Nation. Inaugurée le 6 juillet 2017, la plaque commémorative, apposée sur la place de l’Île-de-la-Réunion, sur la façade ouest du pavillon Philippe Auguste, mentionne :

« À la mémoire des 7 manifestants tués et des nombreux blessés, victimes de la répression du 14 juillet 1953, place de la Nation. 6 militants indépendantistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques et un membre de la CGT ont été tués ce jour-là. »

HistoriographieModifier

Contrairement au massacre du 17 octobre 1961, la presse de l’époque évoqua amplement l’événement de 1953, mais dans des termes qui scandalisèrent Albert Camus qui fit parvenir une lettre au Monde :

« Quand on constate que la plupart des journaux (le vôtre est parmi les exceptions) couvrent du nom pudique de « bagarres » ou « d’incidents » une petite opération qui a coûté sept morts et plus d’une centaine de blessés, quand on voit enfin nos parlementaires, pressés de courir à leurs cures, liquider à la sauvette ces morts encombrants, on est fondé, il me semble, à se demander si la presse, le gouvernement, le Parlement, auraient montré tant de désinvolture dans le cas où les manifestants n’auraient pas été Nord-Africains, et si, dans ce même cas, la police aurait tiré avec tant de confiant abandon. Il est bien sûr que non et que les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n’ose pas dire son nom. »]

Puis la guerre d’Algérie et ses pertes humaines très élevées plongèrent dans l’oubli la manifestation de 1953.

En 1985, Anissa Bouayed évoque ces événements dans sa thèse consacrée à la CGT dans la guerre d’Algérie. Puis au début du 21e siècle, Danielle Tartakowsky, Alain Ruscio et Maurice Rajsfus (auteur du premier ouvrage consacré à cet événement) reviennent sur ce massacre.

Les travaux d’Emmanuel Blanchard publiés en 2011 permettront d’approfondir le sujet[20]. Et le documentaire de Daniel Kupferstein en 2014 permettra de toucher un public plus large, prolongé par un livre très riche publié en 2017.