L’aménagement du créole en Haïti et les droits linguistiques au regard du projet de « Constitution » néoduvaliériste du PHTK : les sables mouvants d’une dérive totalitaire

— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —

Mirlande X, enseignante dans un lycée de Port-au-Prince et lectrice assidue de nos chroniques linguistiques depuis plusieurs années, nous demande dans un récent courriel si les droits linguistiques figurent dans le projet de « Constitution » que l’ex-président Jovenel Moïse –dont le mandat a expiré le 7 février 2021 selon la Fédération des barreaux d’Haïti, mais qui s’accroche au pouvoir dans un climat politique marqué par la régression des droits citoyens et l’emprise grandissante des gangs armés sur le territoire national–, s’est mis en tête de faire adopter par référendum en juin prochain. Pertinente, la question de Mirlande X renvoie à la nécessité de garantir, notamment dans un texte constitutionnel, l’efficience des droits linguistiques inscrits dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Et comme nous l’avons auparavant explicitement formulé à travers la vision de l’aménagement linguistique en Haïti que nous offrons en partage dans nos articles et dans nos livres, les droits linguistiques sont un droit premier. À ce titre, ils doivent être situés dans le grand ensemble des droits citoyens attestés dans l’actuelle Constitution de 1987 (voir notre article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017 ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwoye pou dwa lengwistik ann Ayiti », Cidihca et Éditions Zémès, 2018). Il est dès lors nécessaire de déterminer si ces droits linguistiques sont consignés ou niés dans l’actuel projet de « Constitution » dont le PHTK (le Parti haïtien Tèt kale, formation politique néoduvaliériste d’extrême droite) se fait le propagandiste obstiné en dehors de toute véritable consultation citoyenne. Répondre à la question de Mirlande X revient donc à rappeler la centralité des droits linguistiques au mitan des droits citoyens fondamentaux et à s’interroger sur leur éventuelle présence dans le projet de « Constitution » du PHTK que l’actuel Exécutif, qui gouverne par décrets en dehors de tout contrôle parlementaire, entend faire avaliser en juin 2021 par un référendum illégal et anticonstitutionnel soutenu par l’OEA, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (le BINUH), le Département d’État américain et le Core Group. 

La pertinente question de Mirlande X interpelle à plusieurs titres. Avec la défaite de la dictature des Duvalier en 1986 et l’adoption de la Constitution de 1987, on croyait en avoir fini avec la réitération plus ou moins masquée du « fascisme tropical » (le mot est du romancier René Depestre) des années 1957 – 1986, « fascisme tropical » diversement ausculté par des analystes de premier plan (voir entre autres Gérard Pierre-Charles : « Radiographie d’une dictature – Haïti et Duvalier », Éditions Nouvelle optique 1973 [2013] ; Karl Levêque : « L’interpellation mystique dans le discours duvaliérien », revue Nouvelle optique 1971 ; Laennec Hurbon : « Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle », Paris, Les Éditions Karthala, 1979). C’était sans doute se méprendre sur la non déduvaliérisation de la société haïtienne et la persistance, sous ses différents avatars, des fractures sociales et de la criminalisation du pouvoir d’État instituée et léguée par Papa Doc et son régime principalement caractérisé par la violente répression des droits citoyens.

Nature du régime politique actuel au regard des droits citoyens

L’examen de la question des droits linguistiques au regard du projet de « Constitution » néomacoute du PHTK doit ainsi être mené en tenant compte du contexte sociopolitique actuel, de la nature du régime du PHTK et cibler les articles qui, dans ce texte, se rapporteraient de près ou de loin aux deux langues officielles du pays, le créole et le français. Cette mise en contexte est d’autant plus nécessaire que le Parti haïtien Tèt kale de Martelly/Lamothe/Moïse, promoteur du projet de nouvelle « Constitution », se réclame ouvertement du duvaliérisme et que l’idéologie duvaliériste a encore ses adeptes et ses défenseurs en Haïti, parmi lesquels le négationniste Rony Gilot, « écrivain » courtisé et toléré par une certaine presse port-au-princienne. Rony Gilot est l’auteur de plusieurs ouvrages révisionnistes destinés à réhabiliter le duvaliérisme et à donner une assise « historique » à la perpétuation des idées duvaliéristes. Actuellement inculpé devant la justice haïtienne, Rony Gilot n’est pas le premier venu sur la scène nationale. Tonton macoute « en service commandé » depuis les années 1960, ancien député et ancien ministre de l’Information sous le régime de Jean-Claude Duvalier, il traîne derrière lui un passé scabreux, a été mêlé à de violents actes de répression de la dictature duvaliériste durant la grève de 1960 – 1961 de l’Union nationale des étudiants haïtiens (voir le livre collectif publié en 2010 par l’économiste et historien Leslie Péan aux Éditions Mémoire d’encrier, « Entre savoir et démocratie. Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) sous le gouvernement de François Duvalier. ») Rony Gilot a été conseiller spécial de Michel Martelly au même titre que Nicolas Duvalier, fils de Jean-Claude Duvalier et « joker » en embuscade d’une éventuelle candidature présidentielle pour le compte du PHTK. Il a entrepris une « œuvre » révisionniste et apologétique de réhabilitation du duvaliérisme et de la dictature duvaliériste dans ses publications. Ancien responsable du journal de propagande jeanclaudiste « L’Assaut » dans les années 1980, membre fondateur et propagandiste du Conseil national d’action jeanclaudiste, le CONAJEC, au cours des années 1970 – 1980 et de la Fondation François Duvalier en 2006, Rony Gilot est l’auteur notamment de « Au gré de la mémoire. François Duvalier, le mal-aimé » (Le Béréen, 2007) et de « Au gré de la mémoire, Jean-Claude Duvalier ou l’ingénuité captive » (Le Béréen, 2010), ouvrages dans lesquels il s’emploie à travestir la nature essentiellement totalitaire et kleptocrate de la dictature duvaliériste. Rony Gilot a accédé au poste de secrétaire général du Sénat haïtien en 2008 et, en 2016, il a été nommé par Jocelerme Privert, président provisoire d’Haïti, au poste de secrétaire général adjoint du Palais national… Ainsi s’exemplifie l’enjeu encore actuel pour les duvaliéristes : en plus d’être l’éminence grise au cœur du pouvoir du Parti haïtien Tèt kale, il s’agit pour eux de perpétuer le règne de l’impunité en Haïti, règne vieux d’une trentaine d’années et au cours duquel ils n’ont pas eu à rendre compte de leurs crimes contre la nation haïtienne en dépit du procès intenté à Jean-Claude Duvalier et consorts par-devant la justice haïtienne. (Voir le livre fort bien documenté du juriste Jaccéus Joseph, « Le procès de Duvalier pour crimes contre l’humanité », Éditions du Cidihca, 2013 ; voir le texte « Procès Duvalier : une étape historique pour la lutte contre l’impunité, selon Avocats sans frontières Canada », Montréal, 20 février 2014 ; voir aussi l’article du 20 mars 2018 de la FIDH, la Fédération internationale pour les droits humains, « Les complices de Jean-Claude Duvalier doivent enfin répondre de leurs crimes devant une cour de justice haïtienne ».) Pareil enjeu éclaire la reproduction des mécanismes actuels de pérennisation du pouvoir politique haïtien, pouvoir qui se caractérise notamment par la captation de la « rente financière d’État », l’alliance avec certains groupes oligarchiques du secteur privé des affaires, les « compradores », la répression politique multiforme et les assauts constants de l’Exécutif Tèt kale contre les droits citoyens. Nous sommes donc par ces rapports de forces conjuguées en présence d’un « État failli » gouverné par le Parti haïtien Tèt kale –un conglomérat politico-mafieux–, qui a en commun avec le duvaliérisme « l’hyperprésidentialisme » autocratique, la domestication et l’annihilation du Parlement, le culte de l’impunité et la promotion du système généralisé de blanchiment d’argent et de corruption du « bandi legal » version Michel Martelly et consorts, la gouvernance par décrets, la politisation et l’instrumentalisation de la Police nationale assimilée à une milice privée, les massacres dans les quartiers populaires et la criminalisation du pouvoir d’État (lié aujourd’hui aux gangs armés) au profit des « rentiers » du régime et de ses alliés. (Sur les notions de « criminalisation de l’État » et d’« État failli », voir « La criminalisation de l’État en Afrique », par Jean-François Bayart (CNRS, CERI, Paris), Stephen Ellis (Centre d’études africaines, Université de Leyde) et Béatrice Hibou (CNRS, CEAN, Bordeaux), Éd. Complexe 1997 ; et « Haïti : État failli, État à (re)construire », par Jan Verlin, Cahiers des Amériques latines, 75 / 2014.) Cet « État failli », gouverné par le Parti haïtien Tèt kale, est un État prédateur, kleptocrate et anti-national dans lequel la détention du pouvoir politique assure aux grands commis de l’État, à ses zélateurs ou à ses mercenaires sous contrat une vaste gamme de prébendes et de rente, des contrats illicites et des montages financiers occultes, ainsi que des revenus divers sous couvert de postes de conseillers spéciaux ou de fauteuils ministériels et directoriaux, sans compter les juteuses sinécures que constituent les postes d’ambassadeurs et de consuls récemment nommés « pour services rendus » au PHTK à Montréal, Ottawa, Paris, Washington, etc., sans l’aval du Parlement haïtien. L’« État failli », gouverné par le Parti haïtien Tèt kale, a donc bien, on l’aura noté, ses ramifications en dehors d’Haïti. Ainsi, le système politico-mafieux de corruption et de blanchiment d’argent des « rentiers » du PHTK s’est récemment illustré au Canada où Marie-Louisa Célestin, consule en poste à Montréal et épouse du sénateur Rony Célestin, vient d’acquérir une somptueuse villa à Laval pour la coquette somme de 4,25 millions de dollars payée d’un seul coup et sans hypothèque. Selon le journal montréalais La Presse, édition du 16 février 2021, « La villa comprend quatre salles de bains, un espace pour dix voitures dans l’entrée, un terrain riverain de 66 000 pieds carrés avec fontaine et piscine. » Cette transaction immobilière occulte est sous le coup d’une enquête approfondie des autorités canadiennes.

Il faut donc prendre toute la mesure que le Parti haïtien Tèt kale n’a jamais eu le projet d’instituer en Haïti un État de droit et à aucun moment il n’a eu celui de gouverner selon la règle du Droit. En toute logique et l’observation des faits le confirme, en raison de sa nature profondément néoduvaliériste le pouvoir du Parti haïtien Tèt kale s’avère incapable de produire un texte constitutionnel qui fonde et garantit l’établissement d’un État de droit ainsi que la promotion et le respect des droits citoyens. Dans un tel contexte, les droits linguistiques ne figurent pas à l’agenda du Parti haïtien Tèt kale et cela s’éclaire à l’analyse du mode de production du projet de « Constitution » du PHTK. (Sur la gouvernance de l’État haïtien, la corruption endémique, la dilapidation des fonds PetroCaribe et les cycles de crise en Haïti, voir notamment l’excellente et très documentée étude « Haïti à un carrefour : une analyse des moteurs de la crise politique en Haïti », étude réalisée en 2019 par le Bureau des avocats internationaux et l’Institute for Justice and Democracy in Haïti.)

Mode de production du projet de « Constitution » du PHTK : levée de boucliers de la société civile

Avant d’examiner la question des droits linguistiques au regard du projet de « Constitution » du PHTK, il est utile d’en examiner le mode de production. Historiquement, l’avant-projet de « Constitution » du PHTK (version de janvier 2021) est apparu dans un contexte de grande instabilité politique, d’affaiblissement considérable des institutions de l’État, de montée en puissance des gangs armés avec son corollaire, l’insécurité généralisée, la recrudescence des crimes et des enlèvements contre rançon qui illustrent l’effritement continu du contrôle de l’État sur le territoire national. En termes systémiques, ce projet s’inscrit dans le cadre sociopolitique dont nous venons de décrire les lignes de force, à savoir un système anti-national couplé à un régime profondément néoduvaliériste et ouvertement corrompu, qui entend se perpétuer à l’encontre de la volonté populaire très largement et publiquement exprimée de différentes manières ces deux dernières années notamment : manifestations pacifiques (la plupart du temps violemment réprimées), demande de procès public des dilapidateurs des fonds publics (scandale PétroCaribe etc.), pétitions, émissions radio-télé et articles de presse, interventions sur les réseaux sociaux, prises de parole des institutions de la société civile, etc.

Les analystes les plus avisés ont unanimement mis en lumière le fait attesté que le projet de « Constitution » du PHTK a été introduit par un Exécutif aux abois dépourvu de toute légitimité constitutionnelle et politique, qu’il a été rédigé en petit comité (« an chat pent ») en dehors de toute consultation citoyenne publique avérée et qu’il est très largement contesté par de nombreuses institutions de la société civile, par des juristes, des constitutionnalistes, des associations d’avocats, les Églises protestantes et catholique, ainsi que par des membres de l’Assemblée constituante qui ont élaboré de manière tout à fait transparente la Constitution de 1987. Ces derniers mois, des centaines de milliers de personnes ont à maintes reprises manifesté à travers les principales villes du pays pour dire un consensuel « non » au projet de « Constitution » du PHTK et exiger le respect de la Constitution du 29 mars 1987. Une dépêche du site en ligne AlterPresse en témoigne : « Après les grandes mobilisations successives, les 14 et 28 février 2021, puis les 7 et 28 mars 2021, sur le territoire national, plusieurs milliers de manifestantes et manifestants se sont mobilisés à nouveau, le lundi 29 mars 2021, dans la capitale, Port-au-Prince, les villes de provinces ainsi qu’à l’étranger, en vue d’exiger le respect de la Constitution et de s’élever contre la dictature en Haïti. » (« La grande marche du lundi 29 mars 2021, un « témoignage éloquent » en faveur du respect de la Constitution, dixit le Collectif du 4 décembre 2013 », AlterPresse, 31 mars 2021.) La presse nationale et internationale fait état du rejet unanime, en Haïti, du projet de « Constitution » du PHTK. Ainsi, le journal suisse lematin.ch, dans un article daté du 28 mars 2021, « Manifestation contre le projet de référendum », rapporte que « Ce référendum est une plaisanterie, car le fond du problème haïtien n’est pas un problème de constitution : depuis que les gens ont une velléité totalitaire, ils font ce qu’ils veulent », a dénoncé Michel Péan (…) ancien secrétaire d’État aux personnes handicapées. Dans un pays sans pouvoir judiciaire, sans pouvoir législatif, ou tout est réduit à un président qui gouverne par décret : cela suffit pour dire que nous sommes en situation de dictature », a ajouté le septuagénaire aveugle (…) ». Pour sa part, Radio France internationale, dans un article daté du 29 mars 2021, « Haïti: des milliers de manifestants dans la rue contre le projet de référendum constitutionnel », relate que « La crise politique perdure en Haïti. Son mandat contesté depuis le 7 février, le président Jovenel Moïse fait également face à une contestation citoyenne contre son projet de référendum constitutionnel. Plusieurs milliers de personnes ont manifesté dans la capitale ce dimanche 28 mars pour exprimer leur opposition à ce qu’ils considèrent une volonté de réinstaurer la dictature. » Dans un article daté du 21 septembre 2020, « Référendum : Bernard Gousse juge l’arrêté illégal et inconstitutionnel », Le Nouvelliste rapporte en ces termes l’avis du juriste et ancien ministre de la Justice Bernard Gousse : « Qu’est-ce qui autorise le gouvernement à organiser un référendum ? Il ne dispose du mandat ni des partis politiques ni de la société », croit Bernard Gousse, qui fait savoir qu’il faudrait dans un premier temps des débats au sein de la société pour trouver un consensus sur cette question.  Selon lui, les conditions ne sont pas réunies pour changer la Constitution. » Pour sa part, « La Fédération des barreaux d’Haïti prend position pour le respect de la Constitution » (Le National, 2 février 2021). Cette Fédération, qui compte 21 membres institutionnels à l’échelle nationale, justifie aux plans juridique et constitutionnel, par un argumentaire rigoureux consigné dans sa récente déclaration, la fin du mandat de Jovenel Moïse le 7 février 2021. Dans une dépêche datée du 26 mars 2021, l’agence en ligne AlterPresse rapporte l’analyse sans équivoque du Dr Georges Michel, historien et ancien membre de l’Assemblée constituante ayant élaboré la Constitution de 1987. Sous le titre « L’historien Georges Michel dénonce l’élaboration clandestine du projet de nouvelle Constitution de Jovenel Moïse », l’article précise, selon les termes de l’ancien membre de l’Assemblée constituante, que « La Constitution de 1987 n’a pas été élaborée dans la clandestinité contrairement à ce qui se fait actuellement par le Comité consultatif indépendant pour l’élaboration du projet de la nouvelle Constitution du président de facto Jovenel Moïse ». Georges Michel a également précisé, au sujet de la Constitution de 1987, que « Le peuple exigeait principalement deux choses : garantir le respect de ses droits face aux pratiques dictatoriales et empêcher le retour au pouvoir personnel en Haïti, souligne l’historien, profitant pour alerter sur un possible retour à la dictature en Haïti, avec le pouvoir de facto en place. » Les secteurs religieux se sont également prononcés récemment sur les prescrits de la Constitution de 1987 interdisant tout référendum constitutionnel par la voix de la Conférence des églises protestantes d’Haïti, de la Conférence épiscopale d’Haïti (CEH), de la Communauté islamique, de la Conférence des pasteurs haïtiens (COPAH), du Conseil national spirituel d’Haïti (CONASPEH), de la Fédération des pasteurs haïtiens (FEPAH), et des ambassadeurs de la Fédération protestante d’Haïti. Et dans un article daté du 18 février 2021, Le Nouvelliste rapporte la création de la « Commission protestante contre la dictature en Haïti (CPCDH) » engagée elle aussi dans la mobilisation de la société civile contre le parachutage illégal et anticonstitutionnel de la « Constitution » du PHTK.

Selon l’information accessible sur son site officiel, le « Comité consultatif indépendant pour l’élaboration du projet de la nouvelle constitution d’Haïti », le CCI, a été créé le 28 octobre 2020 par un arrêté pris en Conseil des ministres. Il comprend cinq membres : Boniface Alexandre (président), Hérard Abraham, Mona Jean, Jean Emmanuel Éloi et Louis Naud Pierre. Le site du CCI ne précise pas les critères ayant justifié le choix de ces personnes dont on ne sait pas en quoi elles seraient représentatives de la société haïtienne, et le CCI n’a reçu aucune approbation du Parlement haïtien ou du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, le CSPJ. La caution intellectuelle et « plume » rédactionnelle choisie par le PHTK néoduvaliériste pour rédiger le texte de la nouvelle « Constitution » est Louis Naud Pierre, franc-tireur du régime et auteur d’une thèse de doctorat intitulée « La réforme du droit et de la justice en Haïti, 1994-2002 : les difficultés de la construction d’un État de droit démocratique » (Université Bordeaux 2, 2002). Par ailleurs, un article du Nouvelliste daté du 1er février 2008 –« CSCCA /MAE/Détournement des fonds – Le sort d’Abraham dépend du parlement »–, relate que le général Hérard Abraham, auparavant officier des Forces armées d’Haïti et ancien titulaire du ministère des Affaires étrangères (MAE), est indexé aux côtés de Harold Brunot, ex-administrateur de ce ministère mis en cause dans une sombre affaire de détournement de 76 millions de gourdes au MAE en 2006. Le Parquet et le Parlement n’ont pas donné de suite avérée au rapport de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif dans ce dossier. De manière générale, il est éclairant de noter que le mode de production ainsi que les objectifs de la « Constitution » du PHTK sont avalisés par les instances internationales qui supportent ouvertement la présidence de Jovenel Moïse, notamment le BINUH dirigé par Helen La Lime. Dans un article daté du 6 juillet 2020, « BINUH/Élections/Réformes constitutionnelles – « Une nouvelle Constitution n’aura de légitimité que si elle est acceptée par la société haïtienne dans son ensemble, selon Helen La Lime », le journal Le Nouvelliste rapporte que « La représentante spéciale du secrétaire général de l’ONU en Haïti [Helen La Lime] continue de croire que la réforme constitutionnelle demeure une priorité pour Haïti. » Réputée proche du conglomérat politico-mafieux du PHTK, Helen La Lime soutient, selon le même article du Nouvelliste, que « La Constitution haïtienne se doit d’être en premier lieu un document qui reflète les attentes et les besoins des Haïtiens, ainsi que la réalité haïtienne. Ce n’est donc pas au BINUH d’exprimer des préférences ou de prendre position » écrit-elle, alors même que le Bureau des Nations Unies en Haïti est fortement impliqué, par son expertise technique et politique, dans l’arnaque « constitutionnelle » du PHTK. Le soutien public de l’Organisation des États américains (OEA) à l’arnaque « constitutionnelle » du PHTK est tout aussi explicite. C’est ce que relate Le Nouvelliste du 7 janvier 2020 dans l’article titré « Haïti, l’OEA et les USA, une alliance solide pour diverses raisons », qui consigne le propos de Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA : « J’ai également assuré le président [Jovenel Moïse] de notre soutien à l’adoption d’une nouvelle Constitution qui reflète la culture politique et la volonté de tous les Haïtiens, ainsi que la poursuite des réformes électorales et économiques indispensables. » Ancien ministre des Affaires étrangères de l’Uruguay, réputé proche de Mike Pompeo, secrétaire d’État des États-Unis de 2018 à 2021 durant la présidence chaotique de Donald Trump, Luis Almagro s’est farouchement opposé à l’intégration du Venezuela au sein du Marché commun du Sud (Mercosur). Il est un allié sûr du conglomérat politico-mafieux du PHTK.

Droits linguistiques et aménagement du créole au regard du projet de « Constitution » du PHTK

Y a-t-il, dans le projet constitutionnel du PHTK, des articles en lien avec le créole et le français ou qui, éventuellement, auraient un rapport avec la question linguistique haïtienne sous l’angle particulier des droits linguistiques ? Rédigé en solo par le « Comité consultatif », dit « indépendant » mais en réalité au service des visées hégémoniques du Parti haïtien Tèt kale, l’« Avant-projet de Constitution », version de janvier 2021, comprend 282 articles répartis sur 51 pages et est disponible en créole et en français.

Sur le mode d’un copier-coller partiel de l’article 5 de la Constitution de 1987, l’« Avant-projet de Constitution » du PHTK confirme en ces termes le statut des deux langues officielles du pays : « Titre 1er / Dispositions générales / Chapitre 1er / « Les caractéristiques fondamentales de la République d’Haïti » : 

Article 6 : 

« Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République. » 

« Se lang kreyòl la ki simante tout Ayisyen ansanm. Kreyòl ak franse se lang ofisyèl Repiblik la. »

D’autres articles sont en lien avec les langues officielles du pays :

Chapitre VI. « Le droit à l’information » / Article 44 :

« Pour l’information des citoyens, l’État assure la publication, dans les langues officielles de la République, des lois, des traités, conventions et accords internationaux, des ordonnances, des décrets, des arrêtés et de tous autres textes officiels qui touchent à la vie de la Nation, exception faite des informations relevant de la sécurité nationale. » Cet article reprend pour l’essentiel l’article 40 de la Constitution de 1987 tout en soustrayant la dimension contraignante qu’il comportait pour lui préférer la mention plus vague et non contraignante « l’État assure la publication… ».

Chapitre IX. « L’éducation, l’enseignement, la recherche et la culture » / Article 55 :

« Une académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux. La loi fixe l’organisation et le fonctionnement de l’académie haïtienne. » Cet article est un copier-coller de l’article 213 de la Constitution de 1987, comme s’il fallait à l’avenir créer une autre Académie créole et prévoir son organisation et son fonctionnement dans un autre texte de loi.

Article 57 :

« L’État et les collectivités territoriales ont le devoir de prendre toutes les dispositions nécessaires à l’alphabétisation de la population ciblée. Ils encouragent toutes les initiatives privées tendant à cette fin. » Cet article est un copier-coller de l’article 32.9 de la Constitution de 1987. L’alphabétisation est donc simplement un « devoir », elle n’est pas consignée au titre d’une priorité que l’État a l’obligation de mettre en œuvre dans le cadre d’une politique linguistique nationale.

La première remarque d’ensemble que l’on peut faire à la lecture de cet « Avant-projet de Constitution » est qu’il institue, au plan linguistique, ce qu’il faut bien appeler un « statu quo régressif ». Il ne fait que confirmer le statut des deux langues de notre patrimoine linguistique en reconduisant la co-officialité du créole et du français. La reconnaissance de la co-officialité des deux langues n’est assortie d’aucune obligation d’aménagement linguistique que l’État doit mettre en œuvre comme on peut l’observer dans nombre de pays ayant adopté des dispositions linguistiques constitutionnelles.

À titre d’exemple, il est utile de rappeler la principale perspective adoptée par l’Afrique du Sud en matière d’aménagement linguistique, à savoir l’élaboration d’une politique linguistique axée sur le « multilinguisme de stratégie ». Cette politique linguistique est issue pour l’essentiel du « PanSALB », le « Pan South African Language Board » (en afrikaans : PanSuidAfrikaanse Taalraad ou PanSAT), soit le « Conseil linguistique pan-sud-africain » institué en 1995 par une loi du gouvernement central, la « Loi sur le Conseil linguistique pan-sud-africain ». Les provisions linguistiques de la Constitution du 4 décembre 1996 et de la « Loi sur le Conseil linguistique pan-sud-africain » ont été renforcées par la « Loi sur l’emploi des langues officielles de 2012 » (« Use of Official Languages Act, 2012 ») qui entend, en son article 2, (a) réglementer et surveiller l’emploi des langues officielles à des fins gouvernementales par le gouvernement national ; (b) promouvoir la parité de reconnaissance et un traitement équitable des langues officielles de la République ; (c) faciliter l’accès équitable aux services et aux informations du gouvernement national ; et (d) promouvoir la bonne gestion des langues par le gouvernement national pour assurer un service public efficace et pour répondre aux besoins du public. On retiendra de ces repères jurilinguistiques la claire volonté politique de l’État d’aménager les langues en présence sur le territoire national ainsi que la primauté du droit constitutionnel dans l’aménagement des onze langues officielles de l’Afrique du Sud en conformité avec la mise en œuvre des droits linguistiques des locuteurs.

En dépit des articles contenus dans le « Titre II – Droits, devoirs et libertés » et ceux, précédemment cités où il est question du créole et du français, ce qui caractérise pour l’essentiel l’« Avant-projet de Constitution » du PHTK au plan linguistique est l’absence totale de provisions relatives aux droits linguistiques en Haïti (sur la notion de droits linguistiques, voir notre article « L’aménagement du créole et du français en Haïti au regard du « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques », Le National, 2 février 2021 ; voir aussi « Le droit linguistique et les droits linguistiques », par Joseph-G. Turi, Les Cahiers de droit, Faculté de droit de l’Université Laval, volume 31, numéro 2, 1990). L’« Avant-projet de Constitution » du PHTK ne définit aucun droit linguistique et ne consigne aucune obligation constitutionnelle quant au respect et à la mise en œuvre institutionnelle des droits linguistiques des locuteurs haïtiens. La notion même de droits linguistiques est totalement absente de cet « Avant-projet de Constitution » en dépit du fait que la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 soit de notoriété publique, en dépit des études conduites et diffusées par des linguistes haïtiens sur cette dimension essentielle des droits humains fondamentaux, et en dépit également des apports des débats publics de nature linguistique qui traversent la société haïtienne depuis plusieurs années. Cet « Avant-projet de Constitution » ne fournit pas non plus un cadre juridique pour l’aménagement des deux langues officielles dans l’espace public des relations entre l’État et les citoyens, pas plus qu’il ne consigne la voie constitutionnelle de l’aménagement de la langue maternelle créole dans le système éducatif national. Cela est d’autant plus prégnant que ce texte pose l’éducation au titre d’un droit : « Chapitre IX. / « L’éducation, l’enseignement, la recherche et la culture » / Article 49 : « L’État garantit le droit à l’éducation. » Cette assertion au droit à l’éducation n’est en effet assortie d’aucune préconisation constitutionnelle relative aux langues d’enseignement et en particulier à la nécessité d’encadrer juridiquement l’aménagement du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée.

En définitive, cet « Avant-projet de Constitution » marque une évidente régression au plan juridico-linguistique, ne serait-ce qu’en le comparant, quant au contenu des articles en lien avec les langues, à la « Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement (1979) ». Cette loi, qui a été votée suite aux « recommandations » empressées des agences de coopération internationale, a institué la réforme Bernard de 1979, sorte de vaste aggiornamento du système éducatif haïtien. La réforme Bernard ayant été boycottée par les grands caïds de la dictature jeanclaudiste et un nombre indéterminé de directeurs d’écoles, elle a été mise en veilleuse en 1987. Or c’est bien cette loi de 1979 qui, pour la première fois dans l’histoire du pays, a donné une base juridique au dispositif faisant du créole langue d’enseignement et langue enseignée. Au terme d’une analyse objective, l’on retiendra encore que l’« Avant-projet de Constitution » du PHTK laisse dans un brouillard total la dimension politique de l’aménagement linguistique tout en faisant l’impasse sur le rôle moteur de l’État dans ce domaine. Également, l’on retiendra qu’il ne consigne aucune vision de la constitutionnalisation de l’aménagement de nos deux langues officielles, qu’il est lourdement lacunaire au plan des droits linguistiques, et qu’il ne renferme aucun cadre constitutionnel en vue de l’aménagement et de la didactisation du créole dans le système éducatif national.

 

Montréal, le 19 avril 2021