Cinquante ans après la mort de « Papa Doc », Haïti toujours dans l’impasse

Port-au-Prince – Cinq décennies se sont écoulées depuis la mort du dictateur François Duvalier, dit « Papa Doc », mais Haïti, minée par l’insécurité et l’instabilité politique, peine encore à effacer les cicatrices laissées par le régime et à sortir d’une interminable crise récemment illustrée par l’enlèvement de religieux.

Le kidnapping, le 11 avril dernier, de dix personnes, dont sept religieux, a mis en évidence la dérive de ce pays des Caraïbes et provoqué la colère de la population, forçant le président Jovenel Moïse à remanier le gouvernement la semaine dernière. 

L’Eglise catholique, qui occupe une place centrale dans ce pays très religieux, a dénoncé « l’inaction » du gouvernement face à la « violence des bandes armées« , et initié un mouvement d’arrêt de travail largement suivi. 

L’emprise des gangs sur les quartiers les plus pauvres, si elle s’est accrue ces derniers mois, n’est pas nouvelle. Ignorés par la classe politique, ils sont depuis des années laissés aux mains des bandes armées. 

Un stigmate parmi d’autres de la crise que traverse Haïti, nation la plus pauvre du continent américain, qui, cinquante ans après la mort du dictateur François Duvalier, le 21 avril 1971, n’a pas fini de panser ses plaies. 

– Trente ans de dictature – 

François Duvalier avait été une première fois élu en 1957, mais quand son fils Jean-Claude, « Bébé Doc« , alors seulement âgé de 19 ans, reçoit en 1971 la présidence à vie en héritage, les citoyens n’ont pas leur mot à dire. 

Cela se déroule avec l’assentiment de la communauté internationale, et notamment des Etats-Unis dont la « mainmise » s’est toujours fait sentir, selon le sociologue Laënnec Hurbon.  

« Je me souviens de l’ambassadeur américain (Clinton) Knox qui avait un tee-shirt à l’effigie de Jean-Claude Duvalier pour bien montrer à l’opposition, à l’extérieur comme à l’intérieur du pays, que c’était leur choix« , se remémore l’historien Pierre Buteau.  

Directe voisine de Cuba, le pouvoir duvaliériste a joué auprès des Américains la carte anticommuniste tout au long de la guerre froide pour se maintenir en place. 

Les contestations populaires ayant gagné les principales villes haïtiennes, les États-Unis se décident en 1986 à lâcher Jean-Claude Duvalier, accueilli en exil par la France. 

Mais « on ne sort pas du jour au lendemain d’une dictature qui a duré 30 ans » et s’est infiltrée dans toutes les institutions, analyse Laënnec Hurbon. 

– Crimes impunis – 

Si la constitution, adoptée en 1987, interdit aux redoutés tontons macoutes, le bras armé des Duvalier, et à tout collaborateur de la dictature, de participer à la vie politique pendant dix ans, aucun grand procès n’est organisé à la chute du régime. 

En l’absence de « justice conventionnelle« , c’est alors « la justice du peuple » qui s’exprime, dit Pierre Buteau, en évoquant les lynchages populaires lors desquels de présumés miliciens du régime étaient brûlés vif. 

Le silence sur les crimes de la dictature, que même la liberté d’expression autorisée par la démocratie n’a pas suffi à briser, a fait grandir l’ignorance des Haïtiens. 

Plus de la population actuelle est née après la chute de la dictature, en 1986. Et les manuels scolaires d’histoire du niveau secondaire s’arrêtent en 1957.  

« Il y a une faible mémoire de la dictature« , déplore Laënnec Hurbon, qui remarque que « beaucoup de gens continuent de dire que les choses étaient meilleures en 1986« . 

La victoire démocratique qu’a constituée la fin du parti unique, à la chute de Jean-Claude Duvalier, a eu comme effet pervers l’éclosion d’une myriade de petits partis politiques.  

« On peut monter un parti avec 20 personnes. Aujourd’hui il y a certainement plus de 250 partis politiques« , soupire Laënnec Hurbon.  

– Désintérêt politique – 

Ce morcellement de l’échiquier politique, qui a abouti à la participation de 54 candidats à la dernière élection présidentielle, est aggravé par l’absence de perspectives d’emploi dans le secteur privé.  

« Beaucoup de gens croient que c’est à travers l’État qu’ils peuvent trouver une situation économique meilleure » ce qui attise la corruption, explique M. Hurbon. 

N’offrant le plus souvent pas de programme concret, les politiciens haïtiens découragent les électeurs: aux derniers scrutins, en 2016, la participation n’a pas dépassé les 21%. 

Le lancement, à l’été 2018, du mouvement « Petrocaribe challenge » par des jeunes Haïtiens a constitué un timide réveil de citoyenneté et d’intérêt pour la chose politique. 

Nommée d’après le programme d’aide offert par le Venezuela à plusieurs pays, dont Haïti, entre 2008 et 2016, et dont la gestion des fonds a été très critiquée, le mouvement exigeait de savoir comment l’argent avait été dépensé. 

La Cour supérieure des comptes avait enquêté sur le sujet, avant de voir son pouvoir restreint en 2020 par le président Jovenel Moïse, cité dans un des rapports produits. 

Aujourd’hui, « il n’y a plus de larges manifestations car les gens ont faim et ils sont fatigués, laminés par la misère« , constate l’historien Pierre Buteau. « Et ils ont peur face à l’insécurité. »  

Source : AFP / Orange