« La technologie a trop d’impact sur la planète pour être la solution à la crise du climat »

— Par Nabil Wakim —

Entretien« Chaleur humaine ». L’idée que l’innovation nous sauvera de l’épuisement des ressources et des changements climatiques est une illusion dangereuse, prévient l’ingénieur Philippe Bihouix, qui appelle à multiplier les démarches « low-tech » et à privilégier la sobriété.

C’est la conviction de nombreux décideurs : dans le combat mondial contre le changement climatique, l’innovation technologique est une des clés de la réussite pour faire baisser nos émissions de gaz à effet de serre. Pour Philippe Bihouix, au contraire, cette fuite en avant technologique ne nous sauvera pas, et il est urgent d’imaginer un monde entretenant un autre rapport à l’innovation. Ingénieur, il a notamment écrit en 2014 L’Age des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable (Seuil) et vient de publier, avec Sophie Jeantet et Clémence de Selva, La Ville stationnaire (Actes Sud, 352 pages, 23 euros), un ouvrage consacré à la question de l’étalement urbain.

Ce diplômé de l’Ecole centrale de Paris est aujourd’hui directeur général d’AREP, la plus grande agence d’architecture de France, filiale de la SNCF Gares & Connexions, qui réalise des infrastructures et des projets urbains à l’échelle mondiale. Dans cet épisode du podcast « Chaleur humaine », diffusé sur le site du Monde le 8 novembre, il explique que davantage de technologie, cela signifie plus de matières premières, plus d’énergie, et donc plus d’impact, à différents niveaux, sur la planète.

Face à l’ampleur de la crise climatique, l’idée qu’« on trouvera bien une solution », sous-entendu une solution technologique, revient souvent. Qu’il s’agisse de l’hydrogène, de la fusion nucléaire ou de la numérisation… Pourquoi ne partagez-vous pas cet espoir ?

Parce que les technologies ont un impact : elles consomment des ressources non renouvelables, souvent des ressources métalliques, que l’on doit piocher dans la croûte terrestre. Et même si on a à notre disposition des milliers de fois l’énergie nécessaire à l’humanité qui nous tombe sous forme de soleil, on a besoin de convertisseurs, pour capter cette énergie, la transformer en électricité, ou la stocker. Et pour cela, on a besoin de beaucoup de métaux. C’était un impensé il y a une dizaine ou une quinzaine d’années. Aujourd’hui, l’Agence internationale de l’énergie, l’Organisation de coopération et de développement économiques, la Banque mondiale, la Commission européenne, tout le monde reconnaît qu’il va y avoir un incroyable besoin d’extraction de ressources pour nourrir une transition avec beaucoup d’énergies renouvelables, et avec le passage à l’électrique de la mobilité. Cela va créer une tension sur des métaux comme le cuivre, le zinc, le nickel, ou des métaux dits « plus rares », comme le lithium ou le cobalt, que l’on utilise dans les batteries lithium-ion pour les véhicules électriques.

La multiplication de ces besoins a évidemment des conséquences en termes énergétiques, climatiques et en termes de biodiversité. Ça ne se voit pas forcément parce que c’est loin de chez nous, mais il va y avoir un besoin de multiplication par deux, cinq, dix, cinquante, selon les scénarios et selon les métaux. Cela crée un défi de déploiement industriel et minier qui est absolument incroyable.

Est-ce que vous partagez l’analyse de l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, selon qui le clivage d’aujourd’hui n’est plus entre la gauche et la droite, mais entre les gens qui pensent qu’il y a un monde aux ressources infinies et ceux qui pensent qu’on touche les limites physiques de la croissance ?

Effectivement, la croissance à long terme est une absurdité en tant que telle. Imaginons que la consommation d’énergie croisse de 2 % par an – en réalité, on a fait un peu plus ces dernières décennies. A l’échelle de l’humanité, ça veut dire un doublement de la consommation tous les trente-sept ans. Cela s’appelle une exponentielle. Si on multiplie par deux tous les trente-sept ans, dans mille ans, il faudrait avoir multiplié la consommation par 400 millions – 390 millions exactement. Et dans mille cinq cents ans, il faudrait avoir la puissance de l’étoile solaire. Pas de ce que le Soleil envoie sur Terre : la puissance de l’étoile, intégralement. Donc les partisans de la fusion nucléaire peuvent nous dire qu’on va trouver un système formidable, mais on ne fera jamais des réacteurs nucléaires de la taille de l’étoile solaire. C’est de la science-fiction…

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