— Par Michel Pennetier —
Don Quichotte prenait les moulins à vent pour des chevaliers géants. Le héros de Cervantes, c’est nous-mêmes quand nous idéalisons le monde et le fantasmons. Mais son serviteur qui incarne le bon sens, un plat réalisme qui ne se pose guère de question, c’est tout autant notre attitude quotidienne. Dans notre vie ordinaire, nous ne sommes pas assez hardis pour nous interroger sur la réalité de la réalité. Nous ressentons cette question comme assez « unheimlich » , d’une inquiétante étrangeté, nous ne sommes plus chez nous. Ce sentiment nous gagne quand nous percevons quelque dérangement, quelque incongruité dans le quotidien. Faisons appel aux philosophes qui pour la plupart ont tenté d’asseoir le concept de réalité sur des bases solides. Ma méditation ne sera qu’une promenade à la Montaigne à travers les pensées. Promenade un peu éprouvante à cheval comme l’aimait mon auteur préféré au cours de laquelle nous espérons garder notre assiette, c’est-à-dire rester bien assis en selle et ne pas perdre la tête.
Celui qui nierait absolument l’existence de la réalité serait dans une position philosophique et existentielle quasi intenable. Le courageux Descartes en a fait l’expérience jusqu’à arriver à la fameuse conclusion : « Je pense, donc je suis «. Mais cette constatation première ne lui est pas suffisante car il se peut bien qu’un Dieu malin le trompe. Il ne peut s’échapper de ce doute que par la foi en un Dieu bon et véridique, une idée qui est inscrite en lui de manière absolue, dit-il, mais en fait par son éducation et sa culture. Ainsi Descartes s’accroche aux branches de l’arbre théologique pour échapper au doute systématique qui l’empêcherait de dire quoi que ce soit sur le monde et l’enfermerait dans un solipsisme absolu.
Spinoza, en un premier temps disciple de Descartes, s’y prend autrement. Il interroge : qu’est-ce que Dieu ? Un être absolu, tout-puissant, infini, omniprésent, éternel etc … Ce n’est rien d’autre que la Nature dans sa totalité infinie dont je suis une infime parcelle à la fois comme corps et esprit, les deux modalités sous lesquelles « Dieu », la « Nature » m’apparaît. Voici l’homme réconcilié avec le monde et Spinoza ose dire : « Par réalité et perfection, j’entends la même chose ». Cependant cette conviction rationnelle n’est pas une donnée première de la condition humaine qui est d’abord errance, erreur. C’est tout le propos de « L’Ethnique » de nous conduire progressivement du régime de la passivité des illusions et des passions vers l’activité de l’esprit qui découvre peu à peu sa place au sein de la réalité. Et c’est pourquoi chez Spinoza, la réalité n’est pas seulement une conviction (une donnée absolue) mais aussi une interrogation qui implique un cheminement difficile, une éducation, une discipline spirituelle.
En tant qu’être vivant, nous ne pouvons nous passer de la notion de réalité qui exprime notre rapport au monde. C’est d’abord un fait biologique qui assure notre survie. Chaque être vivant a son monde, sa réalité. Celui de la libellule ou de la chauve-souris est différent de celui du renard, du chat ou de l’être humain. Mais alors que chez les animaux il y a une adaptation programmée et naturelle au monde, encore que chez certains d’entre eux on perçoive de l’ apprentissage par tâtonnements ou par transmission parentale, chez l’être humain l’adaptation au monde passe par des représentations ( des idées et des raisonnements), encore que, en tant qu’être vivant, il soit lui aussi armé de processus spontanés d’adaptation à la réalité. Il y a donc une infinité de réalités parmi les animaux , chacun vivant selon sa constitution et son milieu, mais aussi parmi les hommes, selon leur milieu naturel, leur culture et leurs conditions de vie. Nous voici donc confrontés non pas à LA réalité, mais à une infinité de réalités vécues. De l’objectivité qu’implique la notion de réalité, nous tombons dans la subjectivité des réalités pour chacun.
Je me suis souvent demandé si la manière dont je perçois la réalité de mon appartement et de ma ville, la réalité de ma nourriture, la réalité des êtres humains que je fréquente, la réalité de la société dans laquelle je vis, bref la réalité du monde, ne m’était pas strictement personnelle et absolument intransmissible, les mots n’étant que des pièces de monnaie communes à tous qui donnent l’illusion que l’on parle de la même chose.
Voici une ville que je crois connaître. Je suis selon mes activités à peu près les mêmes parcours, je fréquente à peu près les mêmes lieux. Puis un jour je m’écarte de ces chemins, je me perds dans des quartiers inconnus, les ambiances sont différentes, je suis comme un étranger dans ma ville. Ce que je prenais pour la réalité de cette ville est remis en question. Il en est de même pour le reste des choses et des êtres. On n’a jamais fini de découvrir la réalité, et la plus familière des réalités, un être aimé par exemple peut devenir étrangère. Soudain le visage de l’être aimé perd son charme et je ne le reconnais plus. Où est la réalité de ce visage ? Qu’est-ce qui était illusion ? Celui d’avant ou celui de maintenant ? Combien la réalité d’un visage dépend de mon état affectif ! C’est-à-dire de ma capacité ou de mon incapacité à aimer.
Je fais une autre expérience lorsque je reviens sur des lieux de mon enfance. Je les vois différemment, plus petits, plus mesquins, sans la coloration de ce que je vivais à l’époque. Je suis déçu, un peu malheureux. La réalité de mon enfance s’effrite. Ainsi bien des réalités peuvent devenir obsolètes.
J’ai passé un été sur une petite île grecque. Le soleil, une mer calme où l’on nageait avec délice, un mini-café où je buvais de l’ouzo, un moulin à vent sur la colline, quelques rencontres sympathiques. Objectivement, un lieu paradisiaque. Mais je n’en ai pas un bon souvenir. Je tentais de guérir une séparation amoureuse. Il faudrait distinguer la réalité en soi et la réalité vécue. Cette dernière est pour nous la vraie réalité, la réalité en soi n’est perceptible qu’à travers la réalité vécue. C’est comme l’histoire des phénomènes et des « noumen » chez Kant. L’esprit perçoit le monde à travers ses catégories a priori ( l’espace , le temps, la loi de cause à effet …) mais il ne peut percevoir le monde en soi. La connaissance scientifique elle-même ne serait donc qu’une manière de voir la réalité et non la réalité elle-même. Voici donc que la réalité devient une « fata morgana », une chose jamais atteinte, mais seulement perçue indirectement.
L’histoire des sciences et spécialement ici la cosmologie, nous montre bien que ce qui apparaissait parfaitement assuré à une époque fut battu en brèche plus tard et remplacé par une autre conception du cosmos. Le 20e siècle a vécu à travers la théorie de la relativité généralisée d’Einstein l’effondrement de la vision mécaniste du monde de Newton qui n’est valable qu’au niveau terrestre et à l’échelle du système solaire. Le temps n’est plus celui immuable de nos horloges, mais l’une des quatre dimensions extensibles ou rétractives de l’univers depuis son origine. Au niveau de l’infiniment petit des particules, la notion de matière s’efface et est remplacée par celle d’énergie, un vide qui est plein du monde en gestation. Il est frappant comme la vision actuelle de l’origine du cosmos se rapproche des intuitions des philosophes chinois du Dao ( 6e siècle avant notre ère) qui est conçu comme un vide, créateur du monde en se divisant en deux énergies complémentaires qui assurent l’infinie diversité de la nature. Le Dao n’est qu’un mot, dit Laozi, dont le sens courant est « chemin », c’est le chemin de l’homme qui médite pour remonter à la source, et c’est le chemin qui descend de la source pour créer, détruire et recréer toute chose. La réalité est non pas une chose stable comme semble l’indiquer le latin « res », la chose , mais un mouvement universel dans lequel nous sommes impliqués. Curieusement l’allemand « wirklich » ( réel) de la famille de « wirken » ( agir) correspond à cette vision orientale d’un univers dynamique, en mouvement.
Mais c’est peut-être le Bouddhisme qui apporte l’une des solutions les plus radicales et des plus profondes à la question de la réalité. Nous souffrons, dit Bouddha, parce que nous n’acceptons pas le changement perpétuel de la vie, le fait que nous sommes emportés par le flux de la vie qui conduit nécessairement à la mort. La souffrance naît donc de l’illusion qu’il y aurait une réalité stable. Toute chose est composée d’une infinité de choses ( le corps humain par exemple) et se décompose pour se recomposer autrement. Notre esprit aussi, s’il se solidifie en un « Moi » est une illusion. Mais s’il dilue le Moi ( par la méditation) s’il prend conscience de sa propre nature qui est pur espace et pure luminosité ( un espace infini lumineux), il révèle la seule réalité qui est lui-même et qui illumine le monde par la compassion pour tout être, il porte en lui la joie ( Avez-vous remarqué comme les moines bouddhistes sont rigolards?)
Je ne suis pas bouddhiste parce que je n’ai pas pratiqué la méditation. Il y a dans cette sagesse une partie totalement démonstrative et rationnelle, c’est l’entrée du temple mais ce n’est pas le temple. Dans le temple, il faut se dépouiller de tout et ne faire confiance qu’à l’intuition induite par l’expérience spirituelle. Aurais-je peur de lâcher prise, d’aller au-delà de ce que peut la pensée discursive ? Peut-être. Pourtant, avec Spinoza, comme je le montre ci-dessous, il y a aussi une adhésion intuitive, un saut de la pensée, un amour qui dépasse le raisonnement.
Si je me réfère moins au Bouddhisme qu’à Spinoza, que l’on connaît ou (méconnaît) comme le philosophe de l’absolue rationalité, c’est sans aucun doute pour des raisons culturelles, je suis un Occidental, ma pensée est conceptuelle. Mais je perçois aussi des liens secrets entre Spinoza et le Bouddhisme. D’abord parce que les deux doctrines sont des sotériologies, des doctrines du salut. Il s’agit dans les deux cas de sortir de l’ignorance et de l’illusion et d’atteindre une compréhension de la réalité qui sauve l’homme. Spinoza comme Bouddha ouvre sa démonstration par un portrait de l’homme livré à ses illusions et ses passions (le premier genre de connaissance par idées inadéquates et vagues). Ensuite il indique le chemin pour sortir de cet état, en exerçant la pensée rationnelle, plus précisément la réflexion par laquelle les affects confus sont analysés ( second genre de connaissance par idées adéquates) et dissous. Cela présuppose que la réalité est rationnelle comme cela a été démontré au début de l’Éthique. La pensée rationnelle est celle qui met le sujet en harmonie avec la réalité du monde. Le second genre de connaissance correspond à la méditation dans le Bouddhisme, c’est une purification de l’esprit, mais il faut aussi souligner l’énorme différence méthodologique : dans la méditation, il s’agit d’effacer les traces de la vie illusoire, dans la réflexion spinoziste il s’agit d’analyser ses affects en comprenant l’ordre des choses, c’est-à-dire de se comprendre en relation avec le monde ( le réel) et de s’en imprégner. Pour Bouddha la réalité est vacuité, pour Spinoza, elle est plénitude. Cependant un rapprochement est possible : l’esprit pour Bouddha est vacuité en ce sens qu’il est ouvert à tous les êtres ( la compassion) qu’il est souple – dénué de préjugés, totalement ouvert sur l’infinie diversité des êtres. Le Bouddhisme ne prône pas a priori un retrait du monde. Le bouddhiste s’engage dans le monde par la compassion et veut libérer tous les êtres de la souffrance et de l’illusion.
Peut-on comparer le « nirvana » ( la conscience libérée de l’illusion) et le troisième genre de connaissance ( la connaissance intuitive de Dieu =la Nature) dans l’Éthique ? Il y a sans aucun doute des points communs notamment par le fait que c’est, d’un côté comme de l’autre, un hymne à la joie par une adhésion profonde à la Réalité ( avec un grand R pour ne pas la confondre avec les réalités partielles ou illusoires).
On aurait tort de réduire la philosophie de Spinoza à un froid rationalisme. L’essence de l’homme n’est pas la raison qui est seulement instrument de connaissance mais le désir d’agir, de vivre, de persévérer dans son être et de se réaliser, donc d’être heureux en se trouvant en harmonie avec ce qui EST, la suprême réalité. Au fondement du spinozisme, il y a une intuition métaphysique que le philosophe appelle un postulat : le monde ( la Nature =Dieu) est une unique substance dont les attributs connus sont l’étendue ( les choses dans l’espace) et la pensée ( ce qui agit dans le monde et qui apparaît nécessairement à l’esprit pensant). C’est la même chose sous deux attributs différents. C’est pourquoi Spinoza peut affirmer : « L’homme n’est pas un empire dans un empire », il est immergé totalement dans la réalité du monde. Ce qui est la source de l’erreur, c’est de se croire indépendant de la nature ( de la réalité totale et infinie de la Nature), illusion qui le rend impuissant et malheureux ( les passions tristes). L’activité réflexive, la raison, prend sa source dans le désir de s’accomplir, elle s’accompagne d’un affect de joie. Mais il y a dans le troisième genre de connaissance, la connaissance intuitive de la Réalité, un dépassement des « notions communes »de la raison ordinaire, une sorte d’extase métaphysique qui est contemplation de la Réalité et joie suprême, une extase, un élan d’amour qui est fondé sur la connaissance intellectuelle du monde et que Spinoza appelle « Amour intellectuel de Dieu »
Vérité métaphysique : cela veut dire une vérité seulement pour celui qui la pense à partir de son intuition, c’est d’une certaine manière une foi en sa propre pensée contrairement aux vérités scientifiques valables pour tous au niveau d’un certain stade de l’évolution de la science. C’est pourquoi la différence est mince entre une religion qui repose sur un socle philosophique comme le Bouddhisme et une philosophie rigoureusement élaborée en concepts comme celle de Spinoza. L’adhésion à l’une ou l’autre dépend d’un élan intuitif, d’une foi, d’un amour qui saisit l’être entier du disciple. La réalité de la Réalité n’est accessible qu’à ce prix ! Pour celles et ceux qui trouveraient ce prix trop élevé et inacceptable, il reste l’attitude sceptique, le doute permanent comme l’a si bien présenté Montaigne dans notre littérature, une attitude infiniment honnête, respectable et courageuse. Mais les deux attitudes sont peut-être complémentaires, celle du doute et celle de l’affirmation. Il faut effet beaucoup douter pour arriver à une vérité (c’est le geste cartésien).
Il faut aimer plus que tout la vérité (l’adéquation au réel) pour dépasser nos illusions, nos passions qui nous aveuglent et nous empêchent de percevoir la Réalité.
Le lecteur / la lectrice peut me demander – ironiquement peut-être : A quoi te servent ces doctrines dans ta vie quotidienne et ta vie de citoyen ? Je réponds : énormément car elles me rendent plus sensible à la vanité et pour parler comme Bouddha, la « vacuité » des discours politiques et des bavardages incessants et inconsistants de la vie quotidienne. Cela n’implique pas un retrait par rapport aux événements du monde, au contraire et là, c’est Spinoza qui m’aide : « Par perfection et réalité, j’entends la même chose ». Ce n’est pas ici un jugement cynique qui serait de s’incliner devant les injustices, les massacres etc …qui sont l’image quotidienne de la réalité du monde, mais l’expression d’une nécessité de réalisme et de maîtrise dans la compréhension des événements. S’apitoyer ou se révolter est sans aucun doute naturel, mais ce sont là des « passions tristes » dirait Spinoza, mieux vaut comprendre l’enchaînement inéluctable des faits et voir chaque événement comme le résultat de situations infiniment complexes. Je me souviens ici du penseur de la complexité, Edgar Morin, qui dit qu’il faut faire jouer tous les savoirs, relier tous les fils du réel pour espérer aboutir à une compréhension des événements. C’est en comprenant, en trouvant la pensée adéquate au réel que l’on pourra trouver des moyens de changer le cours des choses, de trouver des solutions plus rationnelles et plus humaines. Dans chaque situation du monde, il faut avoir en même temps la tête froide et le cœur ouvert, accepter le réel sans broncher et agir à la fois rationnellement et avec amour pour le transformer dans le sens de la vie. Bref, notre conception de la réalité a des conséquences sur notre éthique. Ce n’est donc pas un vain sujet ou simplement un jeu de l’esprit !
En compagnie de Bouddha et de Spinoza, j’espère ne pas être tombé de mon cheval et je souhaite à la lectrice et au lecteur de garder eux aussi leur assiette dans cette chevauchée fantastique !
Michel Pennetier , août 2019