La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre XIII

— Par Robert Lodimus —

Chapitre XIII

LES ÉCHANGES

« La joie et la tristesse sont inséparables. Ensemble elles viennent. Et quand l’une s’assoit seule avec vous, rappelez-vous que l’autre est endormie sur votre lit. »

(Khalil Gibran)

Les Rochois avaient atteint visiblement les parapets de l’épuisement. Le cœur gros, découragés, ils exhalaient à grand-peine les vapeurs nuisantes de la frayeur et du désagrément. Sur la toile de sombreur où était peinte cette bergerie d’incertitude, se mouvait un demain glacial, algide, marmoréen : une sorte de représentation picturale de pâleur cadavérique. Mais ce demain, en toute franchise, n’avait-il pas toujours été pour les indigents un réservoir de malaise, un canari de contrariété, un ballast de misère et un abreuvoir du scepticisme de Pyrrhon? Les paysans avaient finalement pris la décision de ne pas s’aventurer plus loin. Ils avaient saccagé les tripes de la forêt, bouleversé les entrailles des eaux stagnantes, creusé sous les rochers sans découvrir le moindre indice qui aurait fait croire à tout le moins que le petit Sauveur serait encore vivant ou déjà mort. Après mûre réflexion, ils avaient convenu d’abandonner les recherches, et de s’en remettre complètement à la volonté du Créateur. « Quand la vie commande, il faut lui obéir », écrivit le célèbre romancier, Jacques Roumain, dans « Gouverneurs de la rosée. » Le vent soulève la poussière et l’entraine où il veut, dirions-nous, pour se rapprocher des réflexions philosophico-religieuses de Khalil Gibran. Les Rochois, à l’instar des autres mortels de l’univers, n’avaient aucun pouvoir de détourner de leur chemin les tragédies qui déferlaient comme les grêlons de l’automne sur les pauvres.

À mesure que les journées s’évaporaient, les espoirs de retrouver le garçonnet se ratatinait comme un vieillard. Lebon et Francesca croulèrent sous la douleur. Longtemps encore, des montagnards continuaient de raconter que le gamin avait été enlevé par des esprits méchants qui avaient probablement bu son sang et mangé sa chair. C’était Pauline qui avait conseillé sagement à ses congénères l’arrêt des opérations de fouilles.

Compatriotes, disait-elle ce jour-là, le garçon de Francesca et de Lebon ne pouvait pas aller loin. Nous avons passé sept longues semaines à passer au crible chaque coin de la région, et nous n’avons relevé aucune trace du petit disparu. Si des bêtes sauvages l’avaient dévoré, nous aurions découvert des ossements, remarqué des traces de sang. Rien de tout cela! Hier soir, une pensée bizarre m’a tourmenté l’esprit : comme quoi, Sauveur n’était pas mort, et qu’il vivait quelque part dans un monde mystique dont l’emplacement serait ignoré des humains. Je ne sais pas si tout cela a une part de vérité, mais ce sont des idées qui sont venues loger dans ma tête bouleversée. Et puis, j’ai comme le pressentiment que le gamin reviendra un jour pour accomplir une mission importante sur la terre, lorsque les « Forces Invisibles » l’auront libéré, car tous les chrétiens vivants sont nés pour une raison particulière.

Espérandieu, une espèce de « colosse de Rhodes » en miniature, un bonhomme grand, fort, sûr de lui, surtout épris de ses idées libertaires, et qui, en plus, portait mal son nom, fit planer sa voix au-dessus de la petite foule champêtre.

Notre grand problème à nous de la classe majoritaire des pauvres, nous n’avons pas encore compris qu’il n’y a aucun Dieu du ciel et de la terre, aucun loa de Dahomée, de Bénin, de Guinée, de Souvenance, de Souscris… qui viendra nous apporter la délivrance miraculeuse. Nous devons apprendre à nous aimer, à nous supporter, à nous tolérer d’abord, ensuite à nous organiser, à accepter de mourir, s’il le faut, pour que les habitants, qui vivotent comme nous, puissent retrouver une existence normale… Viendra le temps où il faudra arrêter de fuir devant les bourreaux de la terre qui nous persécutent, qui nous maintiennent dans la maltraitance, qui nous causent la vie dure, il nous faut arrêter de fuir pour affronter tous nos ennemis en face, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, nous défendre, les vaincre ou mourir…! Avoir donc le courage de frapper ceux qui nous frappent…! De nous unir à ceux qui nous ressemblent…! De nous allier à ceux qui veulent nous aider…! Si nous sommes capables de faire tout cela, je vous le dis en vérité trois fois, nous serons sauvés et affranchis à jamais…

Moi, je n’aime pas les personnes qui réfléchissent comme vous, Espérandieu. Je dirai plutôt : « Bien parlé commère Pauline », renchérit Clémentine, la concubine de Belfort… Il faut laisser aux « Esprits » la liberté d’exercer leur pouvoir selon la volonté du  Grand et Seul Maître du ciel et de la terre.

Belfort reprit sa femme…

Clémentine, Espérandieu est allé à l’école du soir, lorsqu’il était gamin. Il est une victime de la domesticité. Heureusement qu’il a vécu chez des « bourgeois progressistes » qui ne l’ont pas humilié, qui l’ont traité avec humanité et qui lui ont permis de fréquenter une petite école qui fonctionnait non loin du quartier de ses « maîtres » à la tombée de l’Angélus pour les enfants domestiques. Lorsqu’il est retourné à La Roche, c’est lui qui m’a appris à lire et à écrire en cachette. Mon père n’était pas d’accord, il disait que les autorités pouvaient venir me chercher pour me mettre en prison ou me faire fusiller, si elles avaient appris que j’étais arrivé à comprendre les messages véhiculés dans certains livres, si également elles avaient soupçonné que j’étais parvenu à déchiffrer ce qui était écrit dans les titres de propriété foncière.

Espérandieu revint à la charge. Il savait bien ce qu’il disait, il fallait qu’il parlât davantage à ses consœurs et confrères, qu’il leur expliquât clairement le sens exact de ses propos… Il n’avait rien, absolument rien contre le « Créateur », mais le Dieu qu’il voulait, c’était celui qui accompagna Josué à Jéricho, celui qui fit la guerre aux côtés de David, de Salomon, pour faire régner la justice et la paix en Israël, et encore, celui qui guida les mains de Samson, le Naziréen, fils de Manoach, pour qu’il se vengeât des Philistins qui l’avaient humilié. Et puis, pourquoi pas les « esprits » de François Mackandal et de Dutty Boukman, de tous ceux-là qui s’étaient manifestés dans la nuit du 13 au 14 août 1791 dans le but de permettre aux esclaves d’accomplir l’épopée mémorable du 18ème siècle dans les Antilles. Ou encore, le Dieu de Jean le Baptiste, la voix qui cria dans le désert de la servitude et de la perversion, qui mit courageusement le roi Hérode face à ses crimes et à ses victimes, au grand risque de subir lui-même le « châtiment irréparable » de la décapitation. Et le prophète le subit. Pour Espérandieu, sans qu’il eût la capacité de l’exprimer avec une affinité d’esprit, le grand handicap de l’individu était l’incapacité pour lui de transcender sa peur de la mort, une peur qui allait de crescendo et qui le marinait honteusement dans la sauce indigeste d’une résignation déplorable. L’ignorance et la peur sont les véritables ennemis des misérables.

Je comprends les inquiétudes et les craintes exprimées par certains d’entre vous, enchaîna Espérandieu. C’est la religion qui ramollit votre détermination et qui vous dévie des convictions à la base de la fondation de notre patrie. Je ne suis pas un savant, mais mon séjour dans la maison des riches m’a permis de découvrir beaucoup de choses. Lorsque M. et Mme Anatole Lévrier étaient partis en voyage, je ratissais leur bibliothèque à la recherche de vieux bouquins qui me paraissaient intéressants. Et même j’ai entendu un après-midi M. Lévrier déclarer à l’un de ses hôtes : « Je regrette de vous le dire, cher cousin, on ne peut pas écarter la violence dans la lutte pour reconquérir les libertés naturelles, les droits individuels et collectifs. Et, avec votre permission, j’irai encore plus loin : la violence est un droit et même un devoir, lorsqu’il s’agit de reconquérir des libertés usurpées et aliénées, car elle devient légitime. Le Mahatma Gandhi a dit lui-même : « Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violenceje conseillerai la violence. » Qu’est ce que le monde a réalisé de façon émerveillée et grandiose avec l’usage de la violence? Tout. Absolument tout. Elle est associée à la défense de l’honneur, rattachée à la reconquête de la dignité humaine… Souvenez-vous, pour évoquer la grande littérature, de Don Rodrigue et de Chimène, du jeune et fougueux Horace! Et pensez, pour revenir dans un monde réel, à Alexandre Legrand, à la prise de la Bastille, à Bonaparte, à Saint-Domingue, à la chute du tsarisme en Russie et à tous les autres. Naturellement, je parle de la violence positive, celle que l’on se garderait bien d’associer aux crimes sordides qui visent la destruction méchante et gratuite de l’être humain…» J’ai retrouvé le bout de papier sur lequel M. Lévrier avait griffonné les mêmes mots. Peut-être, devrait-il s’en servir plus tard pour compléter l’un de ses livres. M. Lévrier était professeur des universités, journaliste et écrivain. Je ne savais pas ce que cela signifiait. C’est l’instituteur de la classe où j’allais qui m’a fourni toutes les explications. Un soir, les gendarmes sont arrivés et ils ont emmené Maître Cassien avec eux. Ils avaient barricadé les portes et les barrières et chassé les élèves à coups de pieds. Maître Cassien n’avait jamais réapparu… M. Lévrier disait encore à ses distingués convives : « Prenez garde, Mesdames et Messieurs, prenez garde, car le couvercle finira bien par sauter…!» Il répétait souvent cela…

Lhérisson, le bouffon de La Roche, celui qui, dans les bons comme dans les mauvais jours, avait toujours une anecdote à rapporter, une histoire drôle, comique, burlesque à raconter, interrompit Espérandieu. Il se racla la gorge, puis ajouta :

L’Éternel a ordonné d’aimer son prochain comme soi-même, d’accord; cependant, il faut admettre que cela pose un sérieux problème : celui pour moi de savoir qui est mon prochain? Dieu ne me l’a pas indiqué clairement… Mon ennemi, serait-il également mon prochain, je parle de l’individu ignoble qui m’exploite, qui refuse de me laisser progresser, qui accapare tout ce que je possède, qui vole ma force de travail pour s’enrichir à mes dépens, qui est allé à l’école et qui refuse de m’y envoyer, qui va se faire soigner à l’étranger lorsqu’il est malade, alors qu’il fait tout pour empêcher que l’on construise un petit dispensaire à la campagne, qui remplit les poubelles avec des restes de nourriture que son ventre rassasié vomisse pendant que mes gosses, ma femme qui est enceinte se couchent avec des bulles d’air dans l’estomac, oui, serait-il aussi mon prochain, le cinglé qui me fait mettre en prison, lorsque je revendique mes droits, lorsque je dis ouvertement ce que je pense, le grossier personnage cravaté qui dort au chaud, à l’abri des cyclones, des ouragans, des inondations… dans son palais doré, pendant que je grêle de froid dans un taudis qui n’arrive même pas à tromper le soleil, le type hautain, gras, ventru, touffu qui se déplace dans sa limousine, alors que moi, je me tape des centaines de kilomètres à pied ou à dos d’âne, qui est selon vous mon prochain, le grand don malhonnête qui me condamne à la corvée en me forçant de travailler sur des terres qui devraient également m’appartenir, puisque dans les faits, lui et moi sommes censés détenir les mêmes droits et les mêmes privilèges à la naissance, dites-le moi, Ô Éternel, qui est mon prochain, qui est celui que je dois aimer comme moi-même et qui mériterait que ses crimes lui soient remis soixante-dix-sept fois sept fois, ou plutôt, mon prochain est-il celui qui vit, souffre, mange, boit, habite, vagabonde, pleure, dort, se réveille, trime, bourrique, s’habille, parle, pense, rêve, se déplace… comme moi, et encore, le paradis serait-il le lieu de récompense réservé aux âmes qui pêchent et qui ne vont pas à l’église pour se repentir, tandis que l’enfer, l’endroit prédestiné aux victimes de la méchanceté humaine pour le prolongement éternel de leurs douleurs muettes?

Silas, l’homme qui venait d’ailleurs, l’étranger de nulle part, le fils adoptif de La Roche, debout entre Pauline et Espérandieu, coupa la parole à Lhérisson. Il semblait édifié… On ne reconnaissait à Silas aucun parent dans le village. Il n’en avait pas. Il était arrivé à La Roche une nuit du mois de décembre glacial, avec pour tout trésor un baluchon qui contenait un vieux gobelet qui avait dû lui servir en chemin pour se désaltérer, une chemise et un pantalon très usés. Ses regards étaient perçants de crainte et d’angoisse, on aurait dit les yeux d’un chat effrayé, poursuivi par une meute de chiens méchants. Il titubait dans l’obscurité et ce fut Espérandieu qui avança à sa rencontre. Silas, après avoir repris son souffle, raconta sa mésaventure au Conseil des sages de La Roche. Il ne pouvait pas supporter cela, que le gendarme traitât cette pauvre dame comme il le fit, lui assénât des coups de matraques sur tout le corps jusqu’à ce que couverte de sang, elle perdît connaissance et expirât sans que personne l’eût secouru. Silas bondit sur le militaire assassin et l’étrangla. Il eut toute la caserne de la métropole à ses trousses. La Roche l’avait accueilli en héros après avoir écouté son courageux récit que les habitants enterrèrent dans le plus grand secret. Les Rochois l’avaient donc adopté et depuis cette fameuse nuit, il était devenu à part entière l’un des leurs. Il changea son nom de Richard pour celui de Silas. Il avait toujours caché à ses compatriotes qu’il venait d’une famille aisée, qu’il était allé à l’école secondaire et qu’il se prédestinait à la médecine dans le but de soigner les gens des mornes et des campagnes qui n’avaient pas accès au service d’un médecin de famille. Ce que les Rochois ignoraient encore de lui, c’était qu’il avait même réussi les examens d’entrée de la faculté et s’apprêtait à déménager avec une domestique à la capitale, lorsque la tragédie se fut produite. Mais Silas qui n’avait plus grand-chose à voir avec Richard ne regrettait rien, car c’était pour lui comme prendre la défense de la veuve et de l’orphelin. Il avait appris à bêcher, à piocher, à labourer la terre, à jeter les nasses et les filets à la mer comme tous les autres… Hélas, le cataclysme qui causa la destruction complète du village des pêcheurs n’avait pas épargné sa petite famille. Sa jeune épouse et son bébé de quatre mois périrent sous ses yeux. Il avait tout tenté pour les sauver, mais le sort en voulut autrement. Dire que ce fléau s’était abattu sur lui une année après qu’il avait obtenu la main de Mélanie! Depuis cette nuit pompéienne, Silas s’était renfermé dans un silence accablant. Il avait sérieusement maigri. Il se cloîtrait entre les quatre panneaux de sa solitude effrénée… Tout d’un coup, il éprouva le besoin de se défouler, d’émettre des opinions, les siennes.

Nous les paysans, nous ne possédons pas grand-chose, nous ne savons ni lire dans les livres ni écrire dans les cahiers, mais nous sommes capables de comprendre, puisque nous sommes nés avec une intelligence qui nous permet de fonctionner, de nous occuper de nos femmes et de nos enfants, de labourer la terre pour faire pousser les semences, donc nous ne sommes pas des animaux « sans esprit ». Et c’est ici que je rejoins Lhérisson : ce sont les personnes malades qui vont à l’hôpital, pas celles qui sont en bonne santé! Si l’église est considérée comme un lieu de prière, de contrition et de repentance, pourquoi les faiseurs potentiels du mal, les rois, les reines, les princes, les princesses, les comtes, les comtesses, les ducs, les duchesses, les présidents, les ministres, les sénateurs, les députés, les généraux…, pourquoi n’y vont-ils que deux fois dans une année, pour participer uniquement aux Te Deum consacrés à la célébration des fêtes officielles, alors que nous les pauvres, qui péchons quand même, mais beaucoup moins que ceux-là, l’Évêque, le prêtre, le pasteur, l’imam, le rabbin, ils nous exigent d’aller tous les jours à la cathédrale, au temple, à la mosquée, à la synagogue, à la pagode pour nous confesser, pour demander à Dieu de bénir le pain qu’il a donné aux autres, afin qu’ils puissent toujours en avoir, et pour lui dire merci pour le pain que nous, nous n’avons pas reçu…! Cela, il faudrait que quelqu’un me l’explique…

Espérandieu revint à son discours :

Silas, c’est exactement ce que je veux faire comprendre à nos camarades. Je réfute le « Pardonne-leur père, ils ne savent pas ce qu’ils font.» Comme les religions nous l’imposent. Ils savent bien ce qu’ils font! Ils nous appauvrissent pour qu’ils s’enrichissent… Ils le savent… Ils nous font souffrir pour qu’ils s’égayent dans l’opulence… Ils nous privent pour qu’ils possèdent… Dites toujours qu’« ils ne savent pas ce qu’ils font…! » Ils nous affaiblissent pour qu’ils se fortifient… Ils nous tuent pour qu’ils vivent… Regardez-vous, et dites-moi que je blasphème…!

Silas réfléchit un moment, plaça sa main droite en cornet devant ses lèvres minces largement écartées, et il se mit à bailler de fatigue. Depuis la disparition de Mélanie et du bébé, on le sentait vraiment déconnecté du village. A dire franchement, il ne faisait aucun effort pour surmonter les chagrins et apaiser les douleurs que lui causait son cancer moral, en phase avancée. Les deux êtres les plus chers pour lui au monde se reposaient à présent dans le ventre de la terre qui l’avait accueilli, qui lui avait appris à devenir un homme, à lutter pour ne pas mourir de froid et de faim, à partager les détresses, les joies, les privations, le bonheur instantané des autres. Il roulait sa bosse tous les jours sous le soleil et la pluie, il était devenu pareil à cette bande de gueux : désespérants, ignorants, analphabètes, certes, mais braves, combatifs, toujours en train de déminer les épreuves herculéennes d’une vie quotidienne harassante et incertaine, des héros anonymes, déterminés à ne pas baisser les bras devant les hautes montagnes de l’adversité dressées le plus souvent de manière inattendue devant les malchanceux de l’univers, pour cligner de l’œil à Frantz Fanon qui aurait dit lui-même « les damnés de la terre ».… Pourtant, Richard, avant de se faire appeler Silas, venait d’un cercle social hermétique où scintillait la mondanité dans sa splendeur spectaculaire et dans sa rutilance aveuglante. Il était conscient de ses origines bourgeoises. Il appartenait à une oligarchie mulâtre compradore qui avait choisi d’ignorer qu’à quelques centimètres de leurs demeures richement meublées et soigneusement entretenues, il y avait des gamins qui couchaient tous les soirs avec l’estomac vide sur un paillasson dur, et qui étaient continuellement terrassés par les panthères d’une misère féroce, qu’il y avait des jeunes femmes qui se prostituaient avec des touristes occidentaux en échange de quelques piastres honteusement gagnées pour casser la croûte et se payer une chambrette qui les abritait de la nuit et des loups-garous, qu’il y avait ces marchandes ambulantes qui tenaient en équilibre sur leur tête un chaudron rempli d’épis de maïs cuits, bouillis, trempés dans l’eau chaude, salée, avoisinant une température de 212 degrés Fahrenheit, qu’elles criaient aux passants, et qui risquaient à tout moment de trébucher sur une motte de terre et de s’échauder tout le corps… Ces gens-là, comme les aurait appelés le chanteur engagé Jacques Brel, avaient pris la fâcheuse habitude de détourner leurs regards des mendiants qu’ils croisaient aux intersections, de repousser la main galleuse qu’ils leur tendaient, ou la corbeille de pénitence qu’ils leur présentaient… Richard, devenu Silas, n’avait absolument rien à voir avec le mode d’existence cultivé dans cette espèce de fourrière où s’entassaient comme de la ferraille inutile, les marginaux oubliés de la décrépitude intercurrente. Jamais une journée sans tracas…! Tantôt, les inondations… Tantôt, la sécheresse. Pas une seule période de vaches grasses. Avec le temps, par la force des circonstances, Richard s’était métamorphosé en Silas, le prototype même de Jean-Jacques Acaau, l’homme de Torbeck, région du Sud d’Haïti, qui a dirigé entre 1843 et 1848 le mouvement insurrectionnel pour la défense des droits des paysans. L’écrivain français Gustave d’Alaux, qui a publié une série de 7 articles sous le titre « L’Empereur Faustin Soulouque et son empire (1850-1851)», nous apprend que Louis-Jean-Jacques Acaau était pauvrement vêtu, comme les individus qu’il protégeait, et avait fait la promesse de garder cette image jusqu’à la matérialisation des revendications des masses populaires paysannes. Le séjour prolongé de Richard parmi les paysans rochois avait refaçonné, reconditionné, reformaté sa conscience citoyenne avec le matériau d’une idéologie progressiste, révolutionnaire, fondée purement sur les principes du « sodaliciocratisme ». Pour lui, l’État aurait dû être un vecteur de changement sociétal, de sécurité publique et d’émancipation économique sur la plateforme de l’universalité. Il aurait fallu bâtir un monde qui eût été capable de répondre aux aspirations de bonheur, de bien-être des individus… Richard était mieux placé pour reconnaître et comprendre que les sociétés de la périphérie, et même celles du centre, avaient vécu longtemps avec une gangrène d’inéquité qui les minait, qui les dépérissait, et qu’il fallait enrayer de manière efficace. Le traitement de l’infection sociale exigeait encore plus que la prise d’antibiotiques ou la méthode de l’oxygénothérapie hyperbare. Et pourquoi pas l’amputation des membres affectés? Richard paraissait décidé à trouver lui aussi un remède, ne fût-ce qu’une thalidomide, pour mettre un terme aux souffrances physiques et morales de ses compatriotes. Les enfants du Créateur ne pouvaient pas continuer à vivre avec cette plaie sociale, politique et économique toujours ouverte, sans espoir qu’elle soit un jour refermée! Un scénariste faisait dire à l’un de ses personnages : « S’il y a une blessure, il faut essayer de la guérir » Le poète et philosophe allemand, Dietrich Hölderlin, émet à peu près la même réflexion : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Pour Silas, Les soi-disant civilisations occidentales s’apparentaient aux maladies hystériques et contagieuses. Elles détruisaient l’humanité. Elles bouleversaient tout dans la nature au nom de l’égocentrisme hégémonique… Auparavant, les déshérités des richesses naturelles de la planète, il les voyait passer devant la grande maison de ses parents, et cela ne le dérangeait pas trop. Il allait à l’école, se prélassait dans le grand lit de sa chambre remplie de jouets et de souvenirs d’enfance, il fréquentait l’école des missionnaires congréganistes, se goinfrait de repas frais et nourrissants, allait à la messe dominicale chaque semaine pour se donner « bonne conscience » comme les gens hypocrites de son entourage, avec les membres de sa famille installés autour de la grande table, récitait le bénédicité aux heures du déjeuner, du dîner et du souper, une façon pour eux de remercier « leur Christ » d’avoir fait délivrer à leur adresse somptueuse des « boîtes de pain quotidien » qu’ils n’arrivaient pas à consommer, et dont la moitié était destinée à la poubelle, alors qu’ailleurs, la livraison ne se faisait qu’au compte-gouttes, ou n’était pas arrivée tout bonnement à destination. « Faute d’adresse connue », auraient répondu éventuellement les fonctionnaires de la « Providence », chargés des opérations de distribution. Et ils eussent dit vrai; car il eût été tout à fait inconcevable de penser à inscrire des numéros civiques sur les tentes dressées dans le Sahel ou le Sahara, sur les cases en terre battue plantées çà et là sur la poitrine des campagnes sauvages, pauvres et dénudées. Et que dire des bicoques en équilibre sur des pilotis enfoncés dans les mares d’eau puante et dans les marécages infestés de crocodiles au cœur des forêts de l’Amazonie! Ou encore des cahutes de glace construites sur des espaces enneigés par les esquimaux des zones arctiques et subarctiques!

Robert Lodimus

La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre

(Prochain extrait : Les échanges, deuxième partie)