La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre XI

— Par Robert Lodimus —

Chapitre XI

LES DÉCÈS

Pauline et Francesca avaient repris leur périple en sens inverse pour retourner à La Roche. À pas mesurés, avec la lenteur d’une tortue ou d’un escargot – on aurait dit des chevaux qui avaient perdu leurs fers dans la montagne – elles foulaient le sentier sinueux et étroit, qui, vu d’en haut, s’apparentait à une corde de sisal déployée dans la forêt clairsemée, partiellement dégarnie de sa faune et de sa flore. Malgré tout, on pouvait entendre les bruits des battements d’ailes d’une petite colonie d’oiseaux effrayés par le rapprochement des voyageuses. Le handicap de Pauline ralentissait l’allure de la marche. Un soleil presque éteint, recouvert d’un voile transparent de pâleur, fouettait avec ses rayons tièdes la terre farineuse, étampée par les traces de pas presque effacées des caravanes rurales qui se déplaçaient quotidiennement de la paysannerie à la ville, de la ville à la paysannerie. Les aiguilles de l’horloge de la nature indiquaient les morceaux de temps qui s’évanouissaient les uns après les autres comme les vagues de la mer. Le message amphigourique du « bokor » troublait leurs mémoires comme les eaux d’une rivière agitées par un troupeau d’éléphants. Elles ruminaient, chacune de son bord, les paroles hermétiques qu’elles avaient retenues des flux d’élucubrations cabalistiques qui coulaient de la bouche épaisse de Ti Jésus, le chaman de Phaéton, le Merlin l’Enchanteur de la Caraïbe, l’haruspice qui se prenait pour l’épigone fidèle du dieu Loko, et qui se déclarait le Mbamawu [21] des sorciers guérisseurs. En trente trois années que Pauline fréquentait le hounfor [22] du prêtre vaudou, ce fut la première fois qu’elle l’avait entendu prophétiser dans un pareil jargon. Et encore, ce qui lui avait paru surprenant, Ti Jésus n’avait même pas gardé l’argent de la consultation. Au fur et à mesure que les deux commères se rapprochèrent de l’endroit indiqué par le houngan pour l’allumage de la chandelle noire, elles devenaient fébriles, de plus en plus nerveuses, très excitées. Elles eurent du mal à retenir leur souffle. Onze fois qu’elles essayèrent d’enflammer la maudite bougie, onze fois qu’elles échouèrent dans leurs manœuvres. L’inquiétude et la peur s’engouffrèrent dans leurs esprits tendus comme un fil de fer.

*

* *

La fin tragique et subite de Lebon entraina Francesca au bord de la catatonie. Les villageois avaient observé en elle des troubles de comportement qui commençaient à altérer sa perception de la réalité. Francesca traversait des nuages de délires et d’hallucinations. Son âme errait dans un monde imaginaire, un paysage de rêve et de fantasmagorie qui rappelait celui de Brigadoon, la comédie musicale d’Alain Jay Lemer, adaptée au cinéma par Vicente Minnelli, en 1954. Elle entendait les voix de Lebon et de Pauline qui lui parlaient sans trêve ni repos. Et elle leur répondait en versant des larmes de chagrins. Francesca n’arrêtait pas non plus de citer le nom de Sauveur, son dernier né qui s’était évaporé dans la nature comme une fumée de paille sèche. Le pasteur et le prêtre vaudou de Laroche, assistés des autres camarades de la communauté, ne marchandèrent pas leur soutien à la mère éplorée. Ils firent de leur mieux pour l’encadrer et la réconforter. La Roche manifesta envers Francesca des élans profonds de solidarité et d’empathie, jusque-là même insoupçonnables, car les habitants ne voulaient pas la laisser sombrer comme une frêle embarcation en détresse, la jeter sur le sol sableux comme un sac de paille, l’abandonner comme une chienne galeuse à la furie de ses malheurs en déclivité. L’épreuve à laquelle était soumise la vieille dame était vraiment dure à supporter. Toutes les bougies de résilience paraissaient éteintes dans son cerveau. La formule pour les rallumer, comme les falotiers le faisaient pour les réverbères afin de ramener tous les soirs l’éclairage dans les rues de la ville, étaient difficiles à trouver. Ses souffrances avaient outrepassé son endurance, c’est-à-dire sa capacité à supporter son mal. D’autant plus qu’il y eut ce jour-là à La Roche une double tragédie. Tout d’abord, la maisonnette, où elle et Lebon avaient vécu toute leur jeunesse et une bonne partie de leur vie d’adulte, avait complètement disparu du décor. On observait seulement à sa place des amas de cendres chaudes et fumantes. Et tout juste à l’endroit où il y eut la pièce qui leur servait de chambre à s’allonger, rien qu’une masse d’os calcinés. À première vue, c’était tout ce qu’il restait de Lebon, l’homme malchanceux, sombré dans un état de paralysie partielle, le mari humble, fidèle et laborieux qu’elle avait appris à aimer avant même qu’elle fût expulsée de son corps d’adolescente pour devenir une femme. Ils avaient tout appris ensemble. Avec bravoure et détermination, ils avaient été capables, à eux deux, d’affronter et de résister contre les Andras de l’insécurité qui suçaient dès l’Angélus du soir le sang des indigents. Devant l’ampleur du drame, le cœur de la vieille Pauline flancha. Les habitants du village inhumèrent les deux corps au même endroit et le même jour. Ce fut un méchant coup du sort pour Francesca qui avait perdu en Lebon, un compagnon fidèle, quoique celui-ci fût à moitié moribond, et en Pauline, une bonne conseillère et une confidente irréprochable, qui était devenue sa troisième mère, depuis la nuit où le premier village avait coulé sous les vagues assassines…

Malgré le temps qui défilait comme au cinéma de Sergueï Eisenstein, au théâtre de Nikolaï Gogol, ou dans les ouvrages de Maxime Gorki et de Boris Pasternak, La Roche n’avait pas quitté son baldaquin de léproserie. Le ciel malveillant lanternait les saisons d’allègement de ses calamités. Le paysage refusait toujours de se désassombrir. Les paysans grelottaient dans les vestibules de la malchance : malmenés, harcelés par Likho, le démon de la débine et de la poisse. L’embarcation des Rochois avait fait naufrage, comme l’Argo de Jason, dans les eaux glacées de l’existence humaine. Cependant, contrairement au récit épopéen d’Apollonios de Rhodes, Les cris de terreur et d’angoisse des habitants de La Roche n’étaient pas parvenus à « l’île d’Arès ».

Rendue à cette hauteur sur l’échafaudage de la déprime, Francesca, prise de vertige, chuta dans le creux abyssal de la psychose. Depuis trois jours et trois nuits, elle trainait sur ce chemin qui paraissait interminable, et qui devait la conduire au chef-lieu du département duquel elle s’originait. Lorsqu’elle avait atteint sa destination finale, les rues dormaient déjà dans leur lit de nébulosité opaque. Toute la ville était plongée dans son sommeil léthargique, comme si elle voulait oublier, ne serait-ce que pour quelques misérables moments, le tohu-bohu dont elle était quotidiennement la proie. Les pieds pesants de Francesca, couverts d’ampoules, supportés par ses jambes faibles et endolories qui résonnaient comme des claquettes sur une scène dénudée, parvinrent à troubler l’endormissement des quartiers harassés qui se reposaient dans les bras frileux de l’automne pluvieux… Les jappements des chiens insomniaques signalèrent sa présence inopportune dans la rue principale de la municipalité momentanément taiseuse, à tout le moins jusqu’au réveil du soleil. Car, à cette heure-là, la ville de Saint-Charles-Borromée aurait déjà repris ses éclats routiniers et sa bruyance coutumière. Francesca, robotisée par sa désespérance, engloutie par les flammes dévorantes de son alanguissement, n’arrêta point sa ballade au goût funeste, qui rappela étonnamment celle des pendus de François Villon. N’était-elle pas, à sa façon, une sentenciée de la cruauté et de l’indifférence? La pauvre hère semblait reprendre de la force et du courage. L’« errante » de La Roche, hagardisée, bannie de son « bled », fut incapable de se libérer de l’emprise de la nuit sombre et fatidique. D’une allure crâne et décidée, Francesca passa devant les bureaux de la migration, avant de longer d’une manière héroïque le wharf qui porta le nom de Martin James Hammerton Killick, le vaillant amiral qui préféra faire sauter son navire de guerre et se donner la mort, plutôt que de se rendre aux Allemands, ennemis de sa patrie. Le dimanche après-midi, cet endroit serein, qui offrait une vue enchanteresse sur les villages côtiers dressés devant les montagnes pittoresques, servait de lieu de rencontre et de promenade aux habitants de la cité. Les cris de joie et d’allégresse des enfants turbulents, qui bagotaient comme des chevaux sauvages, ravivaient et assourdissaient l’atmosphère. Mais à l’heure où Francesca avait choisi d’effectuer sa « ballade de Narayama [23] », il n’y avait pas âme qui vive sur le tarmac de la tragédie qui allait se dérouler. Son cœur battait très fort. Sa poitrine montait et descendait, comme si l’air n’arrivait plus dans ses poumons. Tout d’un coup, ses jambes flageolaient… La valeureuse Rochoise – celle que la femme de Zeus, Héra, voulait transformer en Iphigénie de l’Amérique – parvint tant bien que mal à éviter la chute. À présent, quelques mètres la séparaient de l’extrémité du tablier supporté par l’armature de béton armé élevée au-dessus de la mer devenue rougeâtre à différents endroits, compte tenu des reflets doux et poétiques de l’astre de la nuit. La distance se mesurait dangereusement. Mais Francesca ne céda pas à la thanatophobie. Elle continua d’avancer, jusqu’à ce que ses pieds esquintés fracassassent le vide délétère. Le poids de son corps désensommeilla l’océan épuisé. Francesca n’avait même pas hésité un seul instant avant de s’abandonner aux étreintes de son destin atroce, arbitraire, horrible et injuste.

Robert Lodimus

La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre, roman

(Prochain extrait : La disparition)