La longue route des terminologies scientifiques et techniques en créole haïtien

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

L’un des premiers professeurs de sociolinguistique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), friand amateur de poésie et mathématicien de formation avant d’être linguiste, disait souvent, en salle de cours, que dans la langue usuelle comme dans la fiction poétique et romanesque, les mots ont une saveur, une tonalité, une résonance, une histoire, un sens premier ou différencié selon le contexte d’énonciation, selon le registre de langue et selon l’époque. Les dictionnaires de la langue usuelle et les terminologies spécialisées témoignent à des degrés divers de la pertinence des remarques du sociolinguiste de l’UQAM, et l’histoire de la migration des mots en témoigne lorsqu’ils se déplacent d’une époque à l’autre, d’un domaine à l’autre, d’un registre de langue à un autre. Les linguistes et sémioticiens qui suivent depuis plusieurs années les travaux de la psychanalyste et linguiste Julia Kristeva sont familiers de cette problématique repérable notamment dans son roman « Les Samouraïs » (Éditions Fayard, 1990) où la « parole est liée à un plaisir essentiel », à la « saveur des mots » (Kristeva, 1990 : 35), « à la musique des lettres » (ibidem : 38). Dans un texte d’une grande amplitude analytique publié aux Éditions Fayard en 1999, « Le génie féminin / Tome premier : Hannah Arendt », Julia Kristeva revient sur le sujet : « La saveur des mots, rendue aux individus robotisés que nous sommes, est peut-être le plus beau cadeau qu’une écriture féminine puisse offrir à la langue maternelle ».

L’un des enseignements de Julia Kristeva est que la saveur, la tonalité et la résonance des mots ont une histoire, un « sédimentaire mémoriel », une inscription historique datée et repérable dans le corps social. L’inscription historique datée et repérable d’un terme dans le corps social est étudiée par la lexicologie depuis ses racines étymologiques jusqu’à son traitement lexicographique. Sur le plan lexicographique par exemple, l’excellent dictionnaire « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007) définit comme suit le terme « kamoken » : « kamoken »1 – n. « quinine » ; « kamoken2 »– n. dissident [rebel against Duvalier regime] Kamoken yo deside pou yo desann gouvènman an. The dissidents decided to topple the government. » Les deux acceptions du terme sont donc consignées : (1) il s’agit d’abord d’un médicament, la quinine (un alcaloïde naturel antipyrétique, analgésique et surtout, antipaludique) employé en Haïti pour lutter contre le paludisme. (2) Le terme « kamoken »1 / « quinine » a ensuite migré vers le créole depuis son sens originel du domaine de la pharmacologie vers celui du champ politique durant la dictature de François Duvalier, « kamoken2 » désignant des « rebelles » en lutte contre le régime duvalierien. L’histoire de la migration historique et sémantique du terme médical « kamoken »1 ne semble pas avoir été étudiée jusqu’ici et nous n’en avons pas trouvé d’occurrence suivie d’une définition dans le lacunaire « Diksyonè kreyòl Vilsen » ni dans le tout aussi lacunaire « Diksyonè kreyòl karayib » d’Evelyne Trouillot. Le terme « kamoken »1 / « quinine » ne figure pas non plus dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », le plus médiocre lexique de toute la lexicographie créole haïtienne.

Les mots savants et ceux de la langue de tous les jours sont souvent des « mots voyageurs », ils ont une histoire, un « sédimentaire mémoriel », y compris lorsqu’ils émergent de ce qu’on appelle couramment un « jargon de métier ». Ainsi, à l’aube de l’informatique, l’on a assisté en 1945 à l’apparition du premier calculateur numérique électronique programmable connu sous le nom de E.N.I.A.C. (Electronic Numerical Integrator and Computer). La généralisation de ce type d’appareil a conduit à celle du terme « computer » en anglais et il a fallu, pour les aires francophones, lui trouver un équivalent français.

« Le mot « ordinateur » date de 1955. Il fut inventé par Jacques Perret à la demande du responsable publicité d’IBM qui voulait un nom pour communiquer sur le « calculateur », traduction littérale du mot « computer ». En effet, IBM souhaitait commercialiser une machine destinée au traitement de l’information. Or l’appellation « calculatrice électronique type 650 » ne lui paraissait pas très [éclairant] au sein d’un message publicitaire. Il eut l’idée de faire appel à son professeur de philologie latine à la Sorbonne auquel il confia une description de la nouvelle machine. Après avoir exploré plusieurs pistes, Jacques Perret remet sa copie le 16 avril 1955, proposant le mot « ordinateur ». Un mot « correctement formé » dit-il, mot ancien issu du vocabulaire théologique et tombé en désuétude, désignant selon le Littré « Dieu qui met de l’ordre dans le monde »… Le Dictionnaire des sciences, dirigé par Michel Serres et Nayla Farouki, évoque quant à lui « un vieux mot de latin d’église qui désignait, dans le rituel chrétien, celui qui procède à des ordinations et règle le cérémonial ». Le professeur retient cette notion de « mise en ordre » pour définir la machine. Il explique également les pistes qu’il a écartées, comme « systémateur » ou encore « combinateur », mais aussi « digesteur » (…) Ayant remarqué que le vocabulaire désignant d’autres machines, comme tabulatrice ou trieuse, étaient du genre féminin, il suggéra aussi le mot « ordinatrice », qui aurait le double avantage de s’éloigner de l’origine théologique de la terminologie proposée. Ce fut le mot « ordinateur » qui fut retenu par IBM pour sortir son « ordinateur IBM 650 ». Le nom fut déposé par la marque, mais passa très vite dans le langage courant. De fait, IBM abandonna alors les droits sur l’appellation. L’histoire du mot « ordinateur » éclaire si besoin la dimension culturelle de la sémantique (…) — (« Histoire du mot « ordinateur », texte non daté ; source : virtu-desk.fr, site Internet d’information sur les technologies de virtualisation).Haut du formulaire

Qu’il s’agisse des sciences informatiques ou des sciences de la gestion ou de la finance, le « jargon de métier » atteste lui aussi de la vitalité des langues naturelles qui, selon les besoins de la communication, accordent un sens nouveau à des mots déjà employés dans la langue ou qui créent des mots nouveaux pour désigner des réalités nouvelles –c’est le domaine propre de la néologie scientifique et technique au sein de la terminologie. La terminologie est la « Discipline qui a pour objet l’étude théorique des dénominations des objets ou des concepts utilisés par tel ou tel domaine du savoir, le fonctionnement dans la langue des unités terminologiques, ainsi que les problèmes de traduction, de classement et de documentation qui se posent à leur sujet. » (Dictionnaire Larousse) Également, sur le plan de la taxonomie, la terminologie est l’« Ensemble des termes, rigoureusement définis, qui sont spécifiques d’une science, d’une technique, d’un domaine particulier de l’activité humaine. » (Dictionnaire Larousse)

À l’échelle internationale, dans différents domaines d’activités institutionnelles (relations internationales, gestion administrative et financière des institutions internationales, etc.), il existe des terminologies établies, mises à jour périodiquement comme c’est le cas dans UNTERM, la base de données terminologique multilingue des Nations Unies (il en sera question plus loin dans cet article). Aux côtés des terminologies établies, le « jargon de métier » est employé « sur le tas » et de manière indifférenciée, et il arrive également que ce jargon donne lieu à des unités lexicalisées qui « se déplacent » d’un niveau de langue plus ou moins familier vers des terminologies spécialisées. C’est le cas notamment de « basket fund » apparu ces dernières années dans des documents administratifs du système des Nations Unies et repris dans la presse écrite haïtienne.

Les agences spécialisées de l’ONU (UNICEF, PNUD, etc.) emploient en français le terme anglais « basket fund » dans différents contextes, en particulier dans des documents de gestion administrative et financière relatifs aux mécanismes dits d’aide aux pays du Sud. Aux yeux de plusieurs traducteurs et terminologues, la traduction littérale « panier de fonds », en français, pour traduire le terme anglais « basket fund » parait obscure et peu « motivée » sur le plan de la conformité notionnelle. Exemple : « Le panier de fonds affectés, qui est géré par le PNUD, couvre en outre 85% des frais de fonctionnement de la Commission électorale indépendante » (source : « Budget-programme de l’exercice biennal 2012-2013 », ONU, 11 octobre 2012).

Dans les domaines génériques de la finance et de la gestion financière, la documentation accessible suggère plusieurs équivalents français pour exprimer la notion de « basket fund » (voir plus bas le tableau 1). La documentation consultée atteste également l’emploi de « basket funding ».

Au début de la recherche documentaire préalable à l’étude terminologique du terme « basket fund », nous avons constaté que les ressources terminologiques institutionnelles suivantes ne fournissent aucune donnée sur cette notion :

GDT, le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française ;

TERMIUM PLUS, la banque de terminologie du Bureau fédéral canadien de traduction ; 

–IATE, la base de données terminologique interinstitutionnelle de l’Union européenne ;

EuroVoc, le thésaurus multilingue et multidisciplinaire couvrant la terminologie des domaines d’activité de l’Union européenne ;

FRANCETERME, le dispositif terminologique de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) ;

–ISO OBP, la plateforme de consultation en ligne de l’Organisation internationale de normalisation ;

TERMDAT, la banque de données terminologique de l’administration fédérale suisse ;

–TermOTAN, la base de données terminologiques officielle de l’OTAN.

Pour sa part, UNTERM, la base de données terminologique multilingue des Nations Unies, ne propose aucun équivalent français pour le terme « basket fund » ; cette base de données terminologiques consigne le terme « basket fund » aussi bien en anglais qu’en français, sans fournir un équivalent français spécifique.

Le terme « basket fund » est attesté dans la presse écrite en Haïti (dans Le Nouvelliste et Le National » notamment), mais aucune institution haïtienne n’a jusqu’à présent élaboré un vocabulaire français-créole de référence dans les domaines génériques de la finance et de la gestion financière auquel il aurait été possible de recourir. Dans un article de Robenson Geffrard publié le 18 juin 2021 par Le Nouvelliste, « Claude Joseph à la recherche de 17 millions de dollars pour compléter le budget des élections », il est mentionné que « Depuis le 21 janvier 2021, le gouvernement haïtien a signé avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) un accord sur la réactivation du Fonds fiduciaire (Basket Fund) qui a été alimenté à plusieurs reprises à partir des ressources du Trésor public. » 

La poursuite de la constitution d’un dossier terminologique sur la notion de « basket fund » nous a valu d’effectuer une seconde recherche documentaire. Il s’agissait d’une part de repérer des occurrences du terme « basket fund » dans des contextes anglais où il est défini, puis de circonscrire l’unité terminologique correspondant, en français, à la notion de « basket fund ». Et à partir de ces ressources, l’objectif est (1) de trouver des attestations de l’existence éventuelle d’un équivalent créole et (2) d’explorer l’hypothèse de la conformité notionnelle de cet éventuel équivalent créole pour désigner la notion de « basket fund ». Le repérage d’un éventuel équivalent créole pour rendre la notion de « basket fund » renvoie à la problématique, plus essentielle et plus large, de l’état actuel du champ terminologique créole haïtien qui a jusqu’à aujourd’hui fait l’objet de très peu de travaux de recherche universitaires. Le champ terminologique créole haïtien mériterait à lui tout seul un article spécifique et amplement documenté : quel est le profil académique des terminologues haïtiens ? Sont-ils en majorité des traducteurs professionnels ou des lexicographes ayant occasionnellement recours à la démarche terminologique ? Comment et où ont-ils été formés ? Quelle méthodologie emploient-ils dans leur démarche terminologique ? La terminologie est-elle enseignée aujourd’hui en Haïti en tant que discipline autonome et dans ses rapports avec la traduction ? La réponse à ces questions pourrait faire l’objet d’un mémoire de licence, par exemple à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti… D’ici là, l’examen de la notion de « basket fund » s’avère déjà fort instructif. 

Tableau 1 – Occurrences de « basket fund » dans la base de données Linguee.fr et repérage des unités terminologiques françaises ou anglaises employées en français

Terme et contexte définitoire anglais

Terme et contexte définitoire français

Unités terminologiques consignées en français

The election  basket fund was used to support the by-elections.

Le panier de fonds pour les élections a été utilisé à cette occasion.

panier de fonds 

Anti-Corruption oversee the provision of technical assistance in the area of governance and anti-corruption funded from the basket fund.

(…) surveillent l’assistance technique financée par le fonds commun dans les domaines de la gouvernance et de la lutte contre la corruption.

fonds commun 

The Facility is funded through a multi-donor basket fund, with an initial support of $4 million.

Le dispositif est alimenté par un panier bailleurs de fonds, initialement à hauteur de 4 millions de dollars.

panier de bailleurs de fonds

So far, UNFPA funds have not been pooled into a commonbasket fund.

Jusqu’à présent, les fonds du FNUAP ne sont pas versés dans un « panier commun ». 

panier commun

The basket fund modality has been an important vehicle for donor harmonisation.

La modalité du fonds panier est un véhicule important 

pour l’harmonisation des interventions des donateurs

fonds panier

Germany, the United States of America and Belgium, often

 Through prefinancing under the emergency basket fund managed by UNDP.

(…) africaine et la Belgique, souvent par un financement antérieur à travers le Fonds fiduciaire du programme d’urgence géré par le PNUD.

fonds fiduciaire 

with a number of donors

 and MONUC, through management of the Basket Fund and the implementation of several projects in support of […]

Il a également soutenu le processus électoral, avec plusieurs bailleurs et la MONUC, à travers la gestion du Basket Fund et l’exécution de plusieurs projets 

[…] 

Basket Fund

region and Bureau for Crisis Prevention and Recovery),

 financed under a basket fund established with 

voluntary contributions.

Bureau de la prévention des crises et du relèvement, financé grâce à un fonds global créé par des contributions volontaires.

fonds global 

Sur le plan méthodologique, la démarche usuelle et normée en terminologie ponctuelle comme en terminologie thématique consiste à trouver des sources écrites attestant des occurrences du terme de départ –ici « basket fund »–, suivi d’une définition ou d’un contexte définitoire dans la langue de départ et portant sur cette notion. En seconde étape il s’agit de trouver des sources documentaires écrites attestant des occurrences de l’équivalent français du terme anglais de départ –ici « basket fund »–, suivi d’une définition ou d’un contexte définitoire en langue française portant sur cette notion. En terminologie ponctuelle comme en terminologie thématique, l’équivalence notionnelle doit être établie entre la langue de départ (ici l’anglais) et la langue d’arrivée (ici le français), et cette équivalence notionnelle est établie à l’aide de sèmes définitoires communs à la même notion dans les deux langues. À bien prendre toute la mesure que l‘approche notionnelle constitue l’un des fondements de la terminologie, les terminologues oeuvrant dans le champ terminologique créole haïtien devront, sur le plan méthodologique, ancrer et modéliser rigoureusement leur démarche sur le socle de l’unicité de l’équivalence notionnelle (sur la notion centrale d’« équivalence notionnelle » en terminologie bilingue, voir entre autres Maarten Janssen et Marc Van Campenhoudt, « Terminologie traductive et représentation des connaissances : l’usage des relations hyponymiques » paru dans la revue Langages no 157, 2005/1 ; sur celle d’« équivalence fonctionnelle », voir Zuzana Honová, «  L’équivalence fonctionnelle – une stratégie pour la traduction juridique ? » paru dans Études romanes de Brno 37 / 2016 / 2 ; voir aussi l’étude de premier plan datée de 1995, « Le réseau notionnel interlinguistique / Réseau notionnel, intelligence artificielle et équivalenceen terminologie multilingue : essai de modélisation », par Marc Van Campenhoudt (Centre de recherche TERMISTI
Institut supérieur de traducteurs et interprètes,
Bruxelles). Voici un exemple éclairant l’obligation d’établir, dans l’élaboration d’un dossier terminologique,
l’équivalence notionnelle entre le terme de la langue de départ et celui de la langue d’arrivée : il provient des données terminologiques consignées dans TERMIUM PLUS, la banque de terminologie du Bureau fédéral canadien de traduction et traitant de la notion d’« intelligence artificielle ».

Tableau 2 – Fiche terminologique portant sur la notion d’« intelligence artificielle » dans TERMIUM PLUS

Terme anglais

Définition anglaise ou contexte définitoire

Note(s) anglaise(s)

artificial intelligence

/correct, normalisé/

The capability of a [software entity or a hardware entity equipped with software components] to perform functions that are generally associated with human intelligence …

Functions of interest with regard to artificial intelligence include perception, learning and reasoning.

Artificial intelligence ; AI : designations standardized by ISO in collaboration with the International Electrotechnical Commission and by the Canadian Standards Association (CSA).

Synonyme anglais : machine intelligence

Abréviation anglaise : AI

Domaine générique de classement du terme : intelligence artificielle

Terme français

Définition française ou contexte définitoire

Note(s) française(s)

intelligence artificielle 

/correct, nom féminin, normalisé/

Capacité d’une [entité logicielle ou d’une entité matérielle équipée d’éléments logiciels] à exécuter des fonctions généralement associées à l’intelligence humaine […] 

Parmi les fonctions qui présentent un intérêt sur le plan de l’intelligence artificielle, on compte notamment la perception, l’apprentissage et le raisonnement.

intelligence artificielle ; IA : désignations normalisées par l’ISO en collaboration avec la Commission électrotechnique internationale et par l’Association canadienne de normalisation (CSA).

Domaine générique de classement du terme : intelligence artificielle

Sur le registre de l’analyse terminologique, l’on retient la similitude, la conformité notionnelle entre les sèmes définitoires (1) du terme anglais de départ, « artificial intelligence », et (2) ceux de l’équivalent français « intelligence artificielle » : « The capability of a software entity » / « functions that are generally associated with human intelligence » et « Capacité d’une entité logicielle » / « fonctions généralement associées à l’intelligence humaine ». Les équivalents français du terme anglais « basket fund », tels que listés au tableau 1, sont-ils conformes à cette règle de base en terminologie, à savoir la similitude, la conformité notionnelle entre les sèmes définitoires du terme anglais de départ et ceux de l’équivalent français ?

En terminologie ponctuelle comme en terminologie thématique, les équivalents français listés au tableau 1 présentent-ils les mêmes traits définitoires (unicité de la définition) qui en feraient des synonymes pareillement définis ?

Tableau 3 – Traits définitoires communs aux équivalents français du terme anglais « basket fund »

Équivalents français du terme anglais « basket fund » (cf. tableau 1)

Trait(s) définitoire(s) commun(s) aux équivalents français

Unité terminologique comprenant ou excluant le trait « fonds »

panier de fonds 

+ fonds + panier

+ fonds

fonds commun 

+ fonds

+ fonds

panier de bailleurs de fonds

+ fonds + panier

+ fonds

panier commun

aucun + panier

  • fonds

fonds panier

+ fonds + panier

+ fonds

fonds fiduciaire 

+ fonds + fiduciaire

+ fonds

Basket Fund

fund

+ fonds, mais reprise du terme anglais en français

fonds global 

+ fonds

+ fonds

Sur les 8 équivalents français du terme anglais « basket fund » répertoriés au tableau 1, six comprennent le terme « fonds ». Ce nombre élevé d’occurrences indique que le terme « fonds » devrait être constitutif de chaque équivalent français de « basket fund ». À l’analyse, les équivalents « panier de fonds » et « fonds panier » doivent être écartés puisque d’une part il s’agit d’un calque de l’anglais. D’autre part, d’après Le Petit Robert en ligne, le mot « panier » désigne en finance une « unité de compte de référence dont la valeur est établie à partir de la moyenne pondérée de la valeur de plusieurs monnaies nationales ». Or, le contexte d’utilisation de « basket fund » (cf. tableau 1) indique qu’il est bien question de « fonds », de « fonds » regroupés, en gestion financière, mais le segment « basket » / « panier » n’apporte aucun trait définitoire explicite à la notion. Il faut dès lors écarter les équivalents français comportant le terme « panier ». L’équivalent « fonds fiduciaire », dans le contexte juridique haïtien et dans le domaine de la gestion financière au pays, devra également être étudié avec attention puisqu’en droit haïtien la notion de « fiducie » figure dans la Loi bancaire de 2012 et dans quelques textes administratifs, sans oublier le terme « fidéicommis » en usage en Haïti depuis de nombreuses années.

Au plan de la méthodologie de la terminologie, le relevé des occurrences dans des documents écrits est un critère essentiel aussi bien en terminologie ponctuelle qu’en terminologie thématique. Ainsi, le terme « fonds commun » apparaît dans plusieurs sources documentaires, comme l’attestent les documents suivants :

–« L’objectif du projet est de contribuer à une gestion durable des ressources forestières et fauniques au Cameroun, de manière à ce que ce secteur économique d’importance vitale puisse générer des revenus à long terme pour le bénéfice de l’ensemble du pays. Le projet offre une contribution financière à un Fonds commun afin que le ministère des Forêts et de la faune soit en mesure d’accomplir ses missions de service public de manière efficiente. » (Source : Gouvernement du Canada, « Profil de projet — Appui au Programme sectoriel forêt-environnement (PSFE) ».

–[Le Canada] « A fourni une contribution de 42,8 millions de dollars à la programmation du Fonds pour la paix et la sécurité mondiales (FPSM) dans les Amériques, dont 14,9 millions de dollars à Haïti; 5 millions de dollars à la Colombie (p. ex. aide juridique à 500 victimes de conflits, y compris de violence sexuelle) et 1 million de dollars au Guatemala, dont un fonds commun destiné à inciter les organismes de sécurité et de justice à collaborer. » (Source : « Le programme international du Canada – Résultat stratégique no 1 », ministère des Affaires étrangères et du commerce international – Rapport 2009 – 2010.)

–Dans le cadre de l’appui à la transition, un fonds commun (basket fund) a été mis en place comme mécanisme de financement des priorités de la feuille de route élaborée par le pays [le Chad], aligné sur la position de l’Union africaine. » (Source : « Le PNUD et ses partenaires remettent des équipements de retransmission publique du Dialogue national inclusif au ministère d’État en charge de la réconciliation nationale et du dialogue » (UNDP CHAD 2022.)

–Plus de 95 % des fonds de l’UE seront versés sur un fonds commun (basket fund) institué par le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en vue d’aider aux préparatifs des élections (…) » (Source : « La Commission européenne alloue 9,5 millions € au soutien du processus électoral en République centrafricaine », 25 octobre 2012.)

Le nombre d’occurrences du terme « fonds commun », au même titre que la fiabilité des sources consultées, plaide en faveur de son maintien dans toute proposition d’équivalent français du terme « basket fund ». Il ressort de notre analyse qu’il convient de privilégier le terme « fonds commun » comme équivalent de « basket fund ».

Le terme « basket fund » est présent dans la presse écrite en Haïti et également dans un nombre indéterminé de documents administratifs de l’État haïtien. Rédigés en français uniquement, plusieurs de ces documents abordent le sujet de l’« aide » internationale. Ce sujet a été abordé entre autres par le site Haïti libre qui expose dans un article daté du 11 décembre 2010 que « Le budget 2010-2011 dépend à 66% de l’aide internationale ». Publiée le 17 février 2022, une dépêche de Radio-Canada, « Haïti : 600 millions de dollars d’aide internationale, dont 19,5 millions du Canada », précise que « (…) la communauté internationale s’est engagée, lors de la même réunion à donner 600 millions de dollars pour financer la reconstruction du sud d’Haïti, ravagée il y a six mois par un séisme qui a tué plus de 2200 personnes. » La dépêche de Radio-Canada ne le précise pas mais il semble logique que cette « aide » emprunte le circuit du « basket fund » / « fonds commun », d’autant plus que les bailleurs, lesdits « pays amis » d’Haïti regroupés dans le Core Group et familiers du double langage politique et diplomatique avec Haïti, continuent d’apporter un imposant support financier au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste… même lorsqu’ils « sanctionnent » quelques têtes d’affiche des secteurs économique et politique en Haïti.

Au terme de notre recherche documentaire, nous n’avons trouvé aucun équivalent créole pour désigner la notion de « basket fund » / « fonds commun ». Ce constat illustre le fait qu’il existe très peu de documents de nature terminologique en langue créole et que la terminologie scientifique et technique, en tant que discipline de la linguistique, est encore à l’étape de ses premiers balbutiements en Haïti. Pareil constat interpelle toute la problématique de l’élaboration en créole de vocabulaires spécialisés dans des domaines tels que le droit, l’informatique, la médecine vétérinaire, la mécanique automobile, etc. De manière plus large, ce constat en commande d’autres : comment élaborer en créole des terminologies scientifiques et techniques conformes à la méthodologie de la terminologie ? De tels chantiers terminologiques sont-ils nécessaires au progrès du pays, à la didactisation du créole et à l’enseignement en langue maternelle créole ? Quelles doivent être les compétences académiques et professionnelles du traducteur-terminologue haïtien en 2023 ? Quels sont les rapports entre la lexicographie créole et la terminologie scientifique et technique créole ? Les dictionnaires unilingues créoles mis en circulation ces dernières années étant lourdement lacunaires, à quels outils les terminologues peuvent-ils faire appel pour mener à bien des travaux terminologiques créoles ?

Il sera nécessaire de consacrer ultérieurement une ample étude à cet ensemble de questions. Elles sont incontournables et la créolistique haïtienne devra contribuer à une réflexion de fond là-dessus. Pour notre part, la première réponse que nous apportons aujourd’hui est d’exposer le socle méthodologique de toute la terminologie scientifique et technique créole. En lexicographie créole comme en terminologie scientifique et technique créole, l’axe central demeure la méthodologie en dehors de laquelle l’on se confinera au « voye monte » et au cul-de-sac idéologique qui consistent à forclore la rigueur scientifique au profit de l’amateurisme bavard comme c’est habituellement le cas chez les Ayatollahs du créole. Le rachitisme de leur « pensée » lexicographique et terminologique, par-delà la virulence de leurs sermons catéchétiques, ne doit en aucun cas s’ériger en « doxa » lexicographique et terminologique, et la vigilance critique demeure indispensable à l’émergence de chantiers terminologiques de haute qualité scientifique en langue maternelle créole (voir notre article « Lexicographie créole, traduction et terminologies spécialisées : l’amateurisme n’est pas une option… » (Le National, 7 février 2023).

Le tableau 4, ci-après, présente la modélisation de la méthodologie de tout chantier terminologique créole.

Tableau 4 – Modélisation de la méthodologie de tout chantier terminologique créole (recherche ponctuelle, RP, et recherche thématique, RT)

Étape 1

Étape 2

Étape 3

Étape 4

Détermination des objectifs du chantier terminologique créole et des cibles lectorales

Dépouillement des sources documentaires écrites (corpus de dépouillement)

Constitution de la nomenclature des termes sélectionnés (pour les chantiers terminologiques thématiques)

Traitement des données terminologiques (catégorisation des unités terminologiques, établissement des définitions, contextes et notes). Indication des renvois notionnels s’il y a lieu.

Terminologie ponctuelle ou thématique

Mêmes exigences méthodologiques en RP et RT (recours aux sources écrites, fiabilité et datation des documents)

Mêmes exigences méthodologiques en RP et RT (recours aux sources écrites, fiabilité et datation des documents)

Mêmes exigences méthodologiques en RP et RT (uniformité des critères de traitement, recours aux sèmes définitoires exacts, conformité notionnelle entre le terme de départ et son équivalent terminologique dans la langue d’arrivée

La mise en œuvre des futurs chantiers terminologiques créoles sera une longue route, elle devra impérativement s’appuyer sur des outils traductionnels et lexicographiques de qualité. Il en existe très peu actuellement en Haïti, comme nous l’avons montré dans plusieurs de nos articles parus en Haïti dans Le National (voir notamment l’« Essai de typologie de la lexicographie crole de 1958 2022 » (Le National, 21 juillet 2022), « Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti » (Le National, 2 août 2022), ainsi que « Lexicographie créole, traduction et terminologies spécialisées : l’amateurisme n’est pas une option… » (Le National, 7 février 2023). En lexicographie créole comme en terminologie scientifique et technique créole, la formation universitaire et professionnelle demeure une priorité, au même titre que l’institutionnalisation de ces disciplines au sein de l’Université haïtienne. Le recours aux fondements méthodologiques de la terminologie est un passage obligé devant garantir la crédibilité scientifique de l’ensemble des futurs chantiers terminologiques qui devront être modélisés en Haïti. Parmi les ressources disponibles, l’enseignement de la terminologie au titre d’une discipline autonome pourra prendre appui sur le cadre méthodologique consigné dans le réputé « Manuel pratique de terminologie » de Robert Dubuc (Éditions Linguatech, 2002). Robert Dubuc, professeur émérite de traduction et de terminologie à l’Université de Montréal, est membre d’honneur de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec. Ce cadre méthodologique est également exposé dans un ouvrage de premier plan de Monique C. Cormier et John Humbley, « La terminologie, théorie, méthode et applications » (Éditions Armand Colin et Presses de l’Université d’Ottawa, 1998).

Sur le registre particulier de la formation universitaire et professionnelle en terminologie, il est urgent et indispensable que la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti élargisse le « Programme de formation en techniques de traduction » (PFTT) mis en route en 2017 en collaboration avec l’Association LEVE. Ce cadre de formation spécifique deviendrait alors le « Programme de certification en traduction et terminologie » où l’enseignement serait dispensé à part égale dans les deux domaines liés, la traduction et la terminologie. À titre exploratoire, la Faculté de linguistique appliquée pourrait envisager de conceptualiser ce nouveau « Programme de certification en traduction et terminologie » en partenariat avec la Faculté de droit et le Barreau de Port-au-Prince afin de mettre sur pied un chantier de terminologie juridique français-créole, tout en privilégiant le volet rédaction juridique en langue créole. L’apport expert du CTTJ, le Centre de traduction et de terminologie juridique (Faculté de droit, Université de Moncton, et de l’Association canadienne des juristes-traducteurs (ACJT) serait d’une grande utilité et permettrait de contribuer à former les premiers jurilinguistes haïtiens.

La terminologie scientifique et technique créole renvoie également, au niveau spécifique de la néologie, à la problématique de la didactisation du créole et aussi à la nécessité de définir une politique de l’emprunt linguistique en créole haïtien (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021 ; sur la néologie scientifique et technique en contexte haïtien voir notre article « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien » paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021. À propos de la néologie comme discipline, voir Jean-Claude Boulanger : « Sur l’existence des concepts de néologie et de néologisme : propos sur un paradoxe lexical et historique », Actes del I Congrés internacional de neologia de les llengües romàniques, paru dans Documenta Universitaria, 2010 ; du même auteur voir « Compte rendu de [Neologica. Revue internationale de néologie », no 1, Paris, Éditions Garnier, 2007] paru dans Meta, 54 (2), 2009 et « La néologie et l’aménagement linguistique du Québec », paru dans Language Problems and Language Planning, vol. 10, no 1, 1986).

Le contact des langues en présence dans l’aire caraïbe est propice aux emprunts et en matière d’aménagement linguistique l’expérience de nombreux pays a démontré la nécessité d’élaborer une politique d’État relative aux emprunts linguistiques (sur la politique de l’emprunt linguistique, voir entre autres le document « Politique de l’emprunt linguistique », gouvernement du Québec, Office québécois de la langue française, 31 janvier 2017 ; voir aussi le texte « Les emprunts et la langue française / Le phénomène des échanges linguistiques », CEFAN, Université Laval, document non daté) ; voir également « Problématiques de l’emprunt et problèmes de traduction : études de cas entre langues arabe et française », thèse de doctorat en sciences du langage de Nisrine Rustom-Ozone, Université de Montpellier, 2010 ; à propos du contact des langues en Haïti, voir l’étude « Quand deux langues sont en contact… », par Dominique Fattier, paru dans « Haïti / Enjeux d’écriture », sous la direction de Sylvie Brodziak, Presses universitaires de Vincennes, 2013).

L’État haïtien, à l’avenir, aura à définir sa politique relative aux emprunts puisque, pour des raisons historiques et géographiques, le créole est une « langue emprunteuse ». Les emprunts dus au contact des langues en Haïti ont fait l’objet d’un ample travail de recherche du linguiste Renauld Govain publié en 2014 aux Éditions L’Harmattan, « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol ». Le lecteur curieux pourra aussi consulter l’article de Nathalie Michalson et Max Belaise, « Didactique des sciences : apprentissage des sciences et langue créole sont-ils compatibles » paru en mars 2022, aux Éditions Scitep, dans l’excellente revue Kreolistika consacrée au thème « Rationalités et imaginaires créoles / Pratique, expression et usage » coordonné par Renauld Govain. La revue Kreolistika est publiée sous les auspices du CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, arts et sciences humaines, Université des Antilles en Martinique). Enfin, sur le plan méthodologique et sur celui de la créativité lexicale en néologie créole, les traducteurs et terminologues haïtiens seront bien avisés d’étudier de près les propositions contenues dans le remarquable « Dictionnaire des néologismes créoles » du romancier et lexicographe martiniquais Raphaël Confiant (vol.1, Éditions Ibis rouge, 2000).

Montréal, le 13 février 2023