La Gentillesse

— Par Michèle Bigot —
La Gentillesse est un texte dramatique inspiré des personnages de L’Idiot de Fiodor Dostoïevski et de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole: des êtres hors du commun, dont la douceur confine à la naïveté, et qu’on pourrait dire frappés d’innocence. Dans l’univers feutré d’une famille bourgeoise, deux héros improbables et maladroits font exploser les cadres, les règles de la bienséance et des relations sociales. Leur irruption est une déflagration, qui vient détruire, bouleverser la vie, libérer les pulsions dissimulées.
Sur le plateau, quatre personnages, deux femmes figées dans des attitudes prostrées ou mutiques, la mère et la fille ; Dans un coin un homme et une femme (la seconde fille). Lui s’ingénie à démêler une sculpture de filaments colorés. Autoritaire et sûr de lui, il intime sèchement des ordres absurdes. La jeune femme fait de son mieux, elle est docile. C’est une « gentille ». Elle a une voix et une attitude de « ravie de la crèche », mais au fond, ce qu’elle suggère à son partenaire est frappé du sceau du bon sens. Elle l’encourage à sortir de son isolement et de son aboulie. Elle veut lui présenter sa mère, parce qu’elle est susceptible de lui offrir un emploi. Présentation à la mère. Celle-ci est figée, raide, inhumaine. Et commence alors un drame bourgeois incongru, avec des personnages idiots et/ou cruels. Le jeune homme est engagé comme portier. S’installe progressivement un univers absurde, avec l’arrivée d’un hôte qui ne sait répondre à aucune question. Il ne sait même pas qui il est. Dès qu’on lui pose une question un peu directe, il perd pied. Il est reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Les cinq personnages se mettent à susurrer des propos fiévreux, insensés ou incongrus. Tout un monde se met en place, qui hésite entre Dostoïevski et Beckett.
Le loufoque le dispute au saugrenu. L’effet est renforcé par la scénographie, les lumières et le jeu des comédiens. Au centre du plateau une carcasse de divan, plus ou moins recouverte d’étoffes à l’abandon. Le tout est surmonté d’un dispositif de sacs plastiques éventrés qui distribue des gravats sur le plateau, arrosant les acteurs et les objets de sable et autres détritus. Une ambiance de « chute de la maison Usher » rajoute au désarroi des personnages, déchirés entre une gentillesse paralysante et une violence délirante. Le père est mort, la mère est profondément égarée, ses deux filles sont paralysées de timidité et de haine rentrée envers leur mère ! Les comédiens soulignent la violence sous-jacente ou manifeste du texte par un jeu grotesque et outré : tout le monde s’embrasse sur la bouche, se murmure à l’oreille des confidences qui n’en sont pas. Les dictions sont caricaturales, le texte est souvent onirique ou ubuesque. Certains spectateurs n’y résistent pas ! Il y a des défections dans les rangs.
On affaire à une écriture de plateau, collective, dans laquelle les jeux d’expression, les volumes sonores, la diction, les gestes ont autant d’importance que le pur matériau verbal. Un exemple : pour l’anniversaire de la fille aînée, la famille prépare un spectacle. Une grosse bête avance sur scène : ce sont les membres de la famille qui avancent à la queue leu-leu, recouverts d’un tissu, dans un style « nouvel an chinois ». La mère est en tête. Puis chacun sort du ventre de la bête. La mère explique à sa fille qu’ils ont voulu lui offrir comme cadeau un tableau. Mais comme ils sont désargentés, ils vont se contenter de lui décrire le tableau ; ça hésite entre le loufoque et le dramatique. La pauvre fille en a pour son argent ; mais elle est « gentille », elle fait bonne figure, elle participe activement à la recréation du tableau collectif. Sa bonne volonté cache des dessins criminels. Elle opine, mais elle rêve de les tuer tous.
Tout est à l’avenant. Dénonciation des conventions sociales, déclaration de guerre à la famille, assomption du rêve, libération des désirs refoulés, tout y passe.
Le spectateur a parfois un peu de mal à retrouver ses billes, et à participer à la cérémonie. Il reste toutefois un spectacle d’une rare énergie, avec des tableaux parfois très réussis, un travail collectif admirable et une direction d’acteurs stupéfiante.
Michèle Bigot

Théâtre national de La Criée, Marseille , 6>15/12/2016
Dramaturgie & mise en scène Christelle Harbonn
Ecriture Cie Demesten Titip