Danse : « Poil de carottes » et autres pièces

— Par Selim Lander —

Les ballets classiques racontent des histoires que les amateurs d’antan connaissaient généralement par cœur. Si le public des ballets a passablement changé depuis la IIIe République, si l’opéra n’est plus cet endroit mondain où se rencontraient des habitués sélectionnés par l’argent, les arguments des ballets classiques sont suffisamment clairs pour être facilement compris par des spectateurs moins « imprégnés » que jadis.

La danse contemporaine, c’est une autre histoire. Quand on regarde une sculpture de Rodin (par exemple), on voit tout de suite de quoi il s’agit. On n’en dira pas autant d’une sculpture contemporaine faite de trois bouts de ferrailles (ou de ficelles !) : il est préférable que l’artiste nous explique ce qu’il a voulu dire ! Il en va souvent – mais pas toujours – de même avec la danse contemporaine, à ceci près, bien sûr, qu’il n’y a aucune tricherie possible : on ne s’improvise pas danseur comme on peut le faire dans les arts plastiques.

Le chorégraphe d’origine portugaise Fabio Lopez a présenté au public martiniquais trois pièces, Molto Sostenuoto sur un concerto pour violoncelle de Dmitiri Kabalevsky, Pink Duet sur des musiques de Nion Rota et de Bach, enfin Poil de carotte sur un montage de plusieurs musiques. Si les diverses péripéties de ce dernier ballet (qui mobilise cinq danseurs) s’interprètent aisément, y compris par qui n’a pas en mémoire le roman de Jules Renard, on n’en dira pas autant des deux pièces précédentes censées exprimer, pour l’une, l’esprit du poème de Nabokov, Le Pèlerin, et pour l’autre, les ambiguïtés felliniennes.

Mais est-ce important ? Faut-il vraiment interpréter un tableau abstrait ? N’y a-t-il pas un moment, en art, où la sensation prime tout ? Un ballet réussi n’a pas besoin d’être expliqué. On s’immerge dans les sensations qu’il nous procure, qui n’ont pas besoin d’être traduites par des mots. Un penseur du XIXe siècle, Pierre Leroux – auquel, soit dit en passant, on attribue l’invention du mot « socialisme » – a développé une grille de lecture des phénomènes psychiques ou sociaux fondée sur la triade « sensation-sentiment-connaissance ». Tous les arts ne se ressemblent pas à cet égard : un roman peut jouer sur les trois dimensions (Balzac, …), un morceau de musique peut combiner sensation et sentiment (la Marseillaise, …), mais la musique est quand même plutôt du côté des sensations et il en va de même de la danse contemporaine qui n’existe pas sans la musique (malgré quelques tentatives de ballets silencieux tournant rapidement court).

Tout cela pour dire que nous n’avons pas eu besoin des interprétations fournies par Fabio Lopez pour apprécier – ô combien ! – ses créations. Par contre nous avons découvert avec intérêt qu’il se « revendique d’une esthétique académico-contemporaine », car c’est exactement de cela qu’il s’agit dans ses chorégraphies. Autant avouer tout de suite que ce retour vers un certain académisme – dans le contexte actuel où les chorégraphies contemporaines apparaissent trop souvent (mais pas toujours) limitées et répétitives – nous a paru rafraîchissant. Mettre les danseuses sur les pointes, montrer des battements et des arabesques, cela suffit pour atteindre immédiatement une élégance et une grâce que l’on ne rencontre jamais à un tel degré dans les pièces purement contemporaines. Certes beaucoup de chorégraphes d’aujourd’hui répudient la grâce, de même que beaucoup de plasticiens répudient la beauté dans leurs œuvres. C’est leur droit. Mais les spectateurs n’ont pas moins le droit d’être « sensibles » au spectacle gracieux d’un pas de deux « sur les pointes » aux accents d’un violoncelle (mobilisé ici également dans la deuxième pièce où se fait entendre une sublime suite de Bach). La troisième pièce, Poil de carotte, plus narrative, nous a séduit aussi, pour d’autres raisons. Le chorégraphe y fait preuve d’une belle inventivité, utilise des accessoires, des costumes et enchaîne des tableaux rapides qui sont autant d’instantanés aisément lisibles, comme noté plus haut, de l’histoire du personnage de J. Renard.

Tropiques-Atrium, 10 décembre 2016