La Chine, une société harmonieuse?

par Michel Pennetier.

 

—Une année en Chine. Il est temps de faire le bilan. Je suis venu sans idées préconçues. Bien sûr, j’avais des images dans ma tête. Les foules brandissant le petit livre rouge, je savais que c’était du passé. La Chine, atelier du monde, l’urbanisme délirant de Shanghai, un pays en plein développement, je savais que c’était le présent. Une économie libérale avec un régime politique communiste, c‘était ce qui excitait ma curiosité. J’avais aussi dans ma tête les questions qui fâchent : le Tibet, la liberté d’expression, les condamnations d’intellectuels et d’artistes, Tian An Men ( si bien nommée : la Porte du Ciel !). Enfin j’avais ma prédilection pour la Chine du passé : la culture la plus ancienne du monde, la plus longue histoire, le confucianisme qui a imprimé pendant plus de deux mille ans sa marque à la vie sociale, la pensée taoïste au fondement de pratiques qui gagnent l’Occident : le Tai Ji Chuan, le Qi Kong, l’acupuncture, la médecine.

Ce que j’ai pu apprendre de la Chine, vient peu de conversations, mais essentiellement de mon vécu avec les Chinois et d’observations quotidiennes. La raison est en partie linguistique, je suis un débutant en chinois, cependant j’étais suffisamment entouré de gens parlant un peu des langues que je connais, l’anglais et l’allemand. La raison essentielle réside dans l’attitude  de mes hôtes : les Chinois (ceux que j’ai pu rencontrer, méfions-nous des généralités)  sont d’esprit positif, ils n’aiment pas aborder les « problèmes », si l’on est ensemble, c’est pour bien manger, rire, s’amuser, complimenter l’invité …  Poser une question sur le passé – Mao, la révolution culturelle – ou sur l’actualité – Bo Xilai, le maire de Chongqing, l’enrichissement des gens au pouvoir, les inégalités sociales– c’est un peu mettre les pieds dans le plat, l’interlocuteur répond évasivement et détourne habilement la conversation. J’ai pensé au début que c’était une forme d’auto-censure typique d’un pays à régime autoritaire. Mais en ayant des relations personnelles très amicales, j’ai souvent eu l’impression ce n’était pas le cas. Ou bien l’auto-censure est si bien intériorisée qu’elle n’est pas consciente. Ou bien, c’est une attitude réaliste : comme le pouvoir ne demande pas son avis au citoyen, comme il n’y a pas de lieux de débats ( sauf en partie sur Internet), à quoi bon se poser des questions et réfléchir en vain ? Par ailleurs, j’ai rencontré des exceptions qui confirment la règle, une jeune journaliste qui a vivement critiqué la politique du gouvernement au Tibet sans que je lui tende la moindre perche, mon ami Alex qui veut émigrer au Canada parce qu’il ne se sent pas à l’aise dans son pays, Lisha, une femme qui me fit visiter sa ville natale où son père, membre du parti, maire de la ville fut torturé  pendant des années par les gardes rouges et en mourut. Elle me raconta cela sans apitoiement, d’un trait. Puis son rire revint. On aime la vie, on ne s’appesantit pas sur les souffrances, on se plie au destin ( taoïsme latent ?).

L’université

Mon premier champ d’observations fut l’établissement universitaire, Yi Tong Daxue  où j’ai enseigné l’allemand, situé dans une petite ville (juste un million d’habitants !) dans la province de Chongqing. Un campus de 15000 étudiants, une multitude de bâtiments pour les logements et les salles de cours qui entourent des allées arborées, des bosquets, des terrains de sports où les étudiants pratiquent beaucoup le basket, le tennis ou le badminton. Une ambiance tranquille et détendue. Sur la grande esplanade après l’entrée du campus, on voit souvent des stands de différents clubs animés par des étudiants, des expositions de photos, de dessins ou de calligraphies, des jeux, des loteries, rien de politique ou contestataire, si ce n’est un club pour la protection de l’environnement.  La direction de l’établissement transmet des infos sur un écran géant ou vante ses réalisations sur des panneaux d’affichage. L’esplanade et les allées adjacentes, le grand stade sont aussi de temps en temps le lieu de manifestations collectives organisées par l’administration lors de la fête nationale ou en début de semestre. Des milliers d’étudiants défilent alors au pas, on brandit les drapeaux rouges, des évolutions de danses rythmiques ont lieu sur le stade. En cours d’année, il y a aussi des séances d’instruction paramilitaire où les jeunes en rang doivent hurler après l’instructeur quelque chose comme : «  Tous ensemble, nous serons les plus forts ».  Ces manifestations sont comme une relique de l’époque Mao, elles se juxtaposent à l’ambiance individualiste qui gagne du terrain dans la nouvelle société dominée par l’argent et la concurrence. Cette université elle-même est le produit de cette société, établissement privé financé par un seul homme qui a fait fortune en exploitant des mines d’or au Xi Jiang – que trouver de mieux ?-  puis en se lançant dans l’immobilier qui est  aussi une mine d’or en Chine. C’est un potentat local qui dicte ses désirs dans son établissement. Ainsi il a voulu  qu’une masse d’étudiants (1000)  soit formée en allemand, considérant que les Chinois ont beaucoup à apprendre de la technologie et de l’économie allemande.  Chaque année, des jeunes que je suis chargé de former, sont envoyés  en Allemagne pour étudier l’électronique ou l’économie d’entreprise.

L’administration cultive la convivialité. A mon arrivée, le directeur de mon département m’invite à un somptueux diner de bienvenue avec ses collaborateurs. A chaque début et fin de semestre, tout le personnel est convié à un grand repas où on ne manque pas de prononcer un toast à chaque fois qu’on lève son verre à l’assemblée ou à une personne en particulier. A Noël, le chef de l’établissement offre aux cinq enseignants étrangers, un séjour d’une semaine sur l’île tropicale de Hainan, logés dans une villa en bord de mer, disposant d’un chauffeur et d’un cuisinier.

Ces largesses ne m’ont pas empêché de poser quelques questions dérangeantes au directeur du département (pourquoi  une moitié des étudiants ne participent pas aux cours ? pourquoi avons-nous de ce fait des classes très hétérogènes ?) et de faire des propositions d’amélioration ( classes de niveau homogène, petits effectifs, pédagogie centrée sur la pratique orale). Le directeur me sourit et me dit qu’il est tout à fait d’accord avec moi. On en restera là. Les collègues d’allemand non plus n’ont guère envie de bouger.

Les étudiants

Une partie de mes étudiants n’est pas très motivée car l’allemand leur a été imposé. Ils n’ont pu aller dans une prestigieuse université d’état car ils ont passé le bac de justesse. Les parents doivent payer environ 20 000 yuan par année (ce qui correspond au salaire moyen annuel en Chine), donc ce sont presque tous des enfants de familles aisées. Souvent une place leur est  déjà réservée dans l’entreprise de papa. Pour les séjours en Allemagne, il n’y a pas vraiment de sélection mais juste une interview sur les motivations. En conséquence, il n’y a pas  d’émulation et beaucoup d’étudiants préfèrent jouer aux jeux vidéo ou au tennis plutôt que de venir en cours. Parfois j’ai pensé que j’étais davantage dans une colonie de vacances, plutôt que dans une fac.

Cependant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vivre  au milieu de cette jeunesse chinoise, courtoise et chaleureuse, équilibrée semble-t-il, curieuse de l’étranger mais fière de son pays. Des relations personnelles se sont nouées, des diners et des promenades ensemble, des invitations dans les familles. Ils savent peu de choses du passé de la Chine – «  la révolution culturelle, c’est quoi ? », peu de choses de la culture chinoise, mais on peut citer quelques sentences de Confucius et ils sont sensibles à la poésie – beaucoup d’attention quand je comparais un poème de Goethe et un autre de Dufu, le grand poète de l’époque Tang. Devant les problématiques, ils restent cois  comme si en Chine, il n’y avait pas de culture de la discussion, comme si l’enseignement était fondé sur l’apprentissage par cœur et la répétition. Mais leur culture, c’est autre chose, un art de vivre, non pas la contestation mais l’harmonie.

La librairie de Shang

Une petite librairie à deux pas de l’université. Je la découvre dès le lendemain de mon arrivée. Juste une petite pièce dont les couleurs rayonne la fraicheur, du blanc, du bleu, un peu de rouge et de vert. Sur les étagères les meilleurs ouvrages de la littérature mondiale que la libraire, fin visage, un corps juvénile, commente avec vivacité, mais je ne comprends pas et elle passe joyeusement à un anglais un peu approximatif. Elle semble avoir tout lu. Là on peut boire un thé ou un café, bavarder avec les étudiants qui viennent lire ici mais n’achètent guère de livres. Peu importe, pour Shang, c’est un lieu de vie qu’elle offre à chacun de passage. La librairie est devenue mon salon quotidien, la libraire mon amie. On échange des cours de langue français-chinois car nous voudrions nous passer de l’intermédiaire anglais. Mais c’est un rêve. Et avec Shang tout est un rêve. Elle a crée une  association pour la culture traditionnelle chinoise. De temps en temps, il y a un petit concert de « gu sheng » ( la cithare chinoise) et Shang maquille et habille pour l’occasion quelques jeunes filles en costume de la cour impériale. Quelquefois vient un écrivain local qui lit ses textes. Une autre fois, c’est moi qui fais un exposé sur «  culture chinoise-culture occidentale ».

Un jour, Shang me dit : » Peux-tu me rendre un service ? Demain la police va me venir. Ce serait un problème s’ils voient tes photos sur mon ordi ». Le lendemain, une vingtaine de personnes arrivent, pas des flics à mine patibulaire, mais plutôt des responsables administratifs, bien habillés, courtois mais froids. Shang fait un topo de son débit rapide mais cette fois un peu crispé et sans son sourire habituel. Après leur départ, elle me dit : « Je n’aime pas ces gens là ».

Les villes

Chongqing est sans doute l’une des villes les plus anciennes du monde, c’est là que s’établit le mystérieux peuple Bâ sur les bords du Yangze, créateur d’une des plus anciennes civilisations hydrauliques. Aujourd’hui, c’est l’une des villes les plus modernes du monde. Les collines autour du fleuve sont hérissées de buildings de cinquante étages, des autoroutes urbaines se superposent et sillonnent la ville, le métro aérien tout neuf, construit sur de gigantesques pylônes longe les falaises, franchit le fleuve sur des ponts élégants, si bien que voyageant, on a l’impression de survoler la ville en avion. La nuit, c’est une féerie de lumières multicolores, de lignes orange, bleues, rouges, vertes qui dessinent les pourtours des buildings. Je n’aime pas cette modernité arrogante, mais je ne peux m’empêcher de trouver cela beau. Cependant, je me demande : comment vivent les gens dans ces tours, où est le lien social ? L’habitat traditionnel chinois était constitué de petites maisons construites autour d’une cour commune ( les hutong à Beijing et Shanghai). A Chongqing les maisons de briques et de bois s’imbriquaient les unes dans les autres, se superposaient. Mais la ville a été bombardée pendant deux ans par l’aviation japonaise, un déluge de feu. Ce qui restait a été détruit pour reconstruire la ville. Aujourd’hui encore, on voit les pelleteuses manger les derniers pâtés de maisons à l’ancienne. Seul subsiste un village sur une colline, plein de douceur et de charme comme un village provençal. Mais les Chinois adorent ces vestiges du passé et s’y presse par milliers – millions.

Chongqing n’est pas un cas particulier. J’ai vu le même urbanisme délirant à Chengdu, Wuhan ou Shenzhen effaçant presque toute trace du passé. Le peuple chinois n’a certainement pas voulu une telle destruction de son patrimoine architectural. C’est une décision des planificateurs de l’état, mise en œuvre par les spéculateurs immobiliers. Ici ou là, il y a eu des résistances, des habitants qui refusent d’être spoliés de leur maison familiale, des communautés villageoises qui refusent d’être chassés de leur terre par les spéculateurs, à Beijing, les derniers « hutong », ces merveilleux quartiers à l’ancienne où il y a de belles demeures, sont en train d’être détruits. Ce ne sont pas seulement des maisons que l’on détruit, mais aussi une histoire familiale et des êtres humains car certains habitants chassés de leur domicile se suicident. Cependant dans mon entourage, je n’ai pas entendu de plainte nostalgique à ce sujet. Le peuple chinois s’est adapté et recompose sa vie au pied des immeubles : la foule dense et compacte, pas forcément disciplinée mais vivante, coule comme l’eau, les corps ne se heurtent pas dans cette presse comme s’il y avait  une conscience profonde que l’on fait partie d’un tout. Foisonnement du petit commerce le long des rues, une ambiance  bruyante et joyeuse où domine le rouge des lampions et des guirlandes. Les différences sociales sautent aux yeux, ici les grosses voitures devant les hôtels où les magasins de luxe, là les ruelles où vivent les petites gens où chacun se débrouille avec un petit commerce, et puis les laissés pour compte du développement économique qui font les poubelles, quelques scènes atroces d’handicapés à qui on donne volontiers un yuan. Le soir on danse sur les places et on voit des centaines de personnes pratiquer chaque matin et chaque soir le Tai Ji Quan, jouer de la musique et chanter. Les membres d’une même famille s’arrangent pour avoir des logements proches les uns des autres, on se réunit autour des grandes tables rondes des restaurants et l’on parle fort. L’urbanisme n’a  tué, ni la solidarité familiale qui est un grand héritage de la culture chinoise, ni la sociabilité. Des îlots de nature ou d’histoire subsistent ici et là dans la ville, les merveilleux jardins chinois qui recomposent la nature, les temples bouddhistes ou taoïstes entourés de végétation. Là, soudain, sans transition on passe à la Chine éternelle, méditative, amoureuse de la nature, poétique.

Taoïsme, s’harmoniser avec le cours du monde et perfectionner sa propre nature

On dit souvent  que le confucianisme a profondément marqué pendant 2000 ans le système politique chinois et la morale individuelle. C’est vrai, et chaque Chinois connaît encore aujourd’hui quelques préceptes du vieux sage. Le respect de l’autorité et des anciens, la courtoisie, les rituels sociaux, me semblent encore imprégner les comportements. Cependant, et cela est complémentaire, car les deux philosophies puisent aux mêmes sources, je dirais que les Chinois sont plus encore taoïstes … sans le savoir, car bien peu ont ouvert le Dao De Jing ou lu Chuang ze, pas plus que chez nous il y a beaucoup de  lecteurs assidus de la Bible. Non, ils sont taoïstes dans leur corps et leur sensibilité, comme nous sommes chrétiens dans le nôtre avec l’idée de l’âme qui s’y adjoint. La pensée taoïste est immanentiste et moniste. Chaque être fait partie d’un tout  universel ( Ciel-Terre) traversé par une énergie créatrice ( le qi) dont l’origine est un mystère ( Dao), un « vide qui est plein du monde ». Peu de Chinois sauront vous expliquer cela – et cela a-t-il besoin d’explication ? Le taoïsme rejette la pensée discursive et ne parle qu’en paradoxes – mais ils le vivent chaque jour à travers les exercices corporels  et la médecine préventive, quand ils peignent et font de la calligraphie, quand ils dansent ou mangent (la cuisine chinoise est une philosophie, un art du yin et du yang). Le rapport à la mort, et donc à la vie en est marqué : pas de Dieu transcendant qui punit ou récompense, mais la nécessité de s’harmoniser avec le tout et de perfectionner sa propre nature. Il est remarquable que le caractère « xin » qui désigne le cœur, signifie aussi la pensée.

Il y a des lieux en Chine où l’on peut méditer loin des foules, au sommet d’une montagne, par exemple à Qi Yun Shan, dans la province du Anhui. C’est une montagne sacrée, taoïste depuis l’époque Tang (7e siècle). Un chemin initiatique conduit à travers la montagne couverte d’une épaisse végétation vers différents temples qui se réfugient souvent dans une caverne de la falaise. Au bout du chemin, il y a un village où les portes grandes ouvertes laissent voir l’autel des ancêtres. Les paysans de la région viennent y faire des pèlerinages. Le taoïsme religieux (à distinguer du taoïsme philosophique, mais puisant à cette racine) est une religion populaire à laquelle les gens des campagnes sont attachés, tandis que le bouddhisme, plus intellectuel semble attirer plutôt les citadins. Mais dans l’ensemble, la croyance et la pratique religieuse sont minoritaires. La seule croyance, plus ou moins vague, me semble être celle de la réincarnation, le cycle éternel de la naissance et de la mort.

A Qi yun shan, j’avais un maitre de calligraphie et un maitre de Qi Gong, tous deux  « hommes de qualité » qui m’ont fait ressentir le geste vital  du taoïsme.

La Chine d’aujourdhui, c’est quoi ?

Je n’ai pas de réponse simple. La réalité est mouvante. Plus on connaît quelqu’un et moins il est facile de s’en faire une image. Et ne pas se faire d’image définitive, c’est respecter l’autre.

Shanghai, Shenzhen, la côte est, et maintenant avec la politique « go West » et le développement de l’intérieur, Chongqing, Chengdu, Wuhan, c’est la Chine mondialisée du 21e siècle, un pays neuf, mais pas comme les Etats-Unis, une modernité qui se superpose à une civilisation vieille de 5000 ans, une fièvre de production et de consommation qui semble vouloir dépasser l’hybris de l’Occident et s’engouffrer dans la même impasse de destruction de l’environnement.  Est-ce à dire que la Chine a définitivement dit adieu à son être propre et a pris la voie d’une culture mondiale uniforme ? J’ai le sentiment qu’il n’en est rien. Elle se distingue d’abord négativement par l’absence de démocratie, et dans sa culture et dans ses institutions. Qui a le pouvoir en Chine ? Un parti qui se dit toujours marxiste-léniniste mais qui depuis 30 ans a abandonné l’utopie égalitariste et s’est largement ouvert à l’économie de marché  et a fait alliance avec les nouveaux entrepreneurs. Le pouvoir est entre les mains de ces deux groupes qui sont intimement mêlés ( le parti recrute parmi les entrepreneurs et des membres du parti sont devenus des entrepreneurs), une élite technocratique, ou autrement dit une oligarchie qui s’est formidablement enrichie. Selon le discours officiel, l’état représente le garant de l’ordre, de la paix et du développement, il   promeut une « société harmonieuse » où il n’y a plus de conflits de classes, en quelque sorte l’état chinois est de type hégélien ( l ‘état c’est la Raison), mais on peut plus justement penser qu’il est le continuateur de l’empire millénaire chinois ( le Parti serait alors  le nouveau Fils du Ciel, il est dépositaire du vrai et de l’action juste). Le mot « harmonie » fait immédiatement penser à l’idéologie confucéenne – l’individu doit se perfectionner en vue de s’harmoniser à la société et réciproquement l’équilibre social permet l’épanouissement de l’individu. Au contact de la Chine, le concept de « démocratie » se révèle  purement occidental. Chez Confucius, certes l’inférieur a un droit et un devoir de « remontrance » vis-à-vis du supérieur, mais dans le respect de la hiérarchie. Il y a eu beaucoup de révoltes en Chine par le passé, mais toujours pour établir une nouvelle dynastie qui recevra par son succès le « Mandat du Ciel ». Pourtant, ce Parti dirigeant, est constitué de citoyens ( 90 millions d’adhérents), ceux-là ont-ils accès à des débats de société ? Ont-ils droit à la parole ? J’ai interrogé  quelques adhérents. Non, on ne discute pas, on entre là pour faire plus facilement carrière, jamais par idéalisme. Le parti demande « d’être loyal » et de participer parfois à des actions caritatives. Le parti est donc dirigé par une couche très mince au sommet de l’appareil.

Donc sur le plan politique, la Chine ne s’occidentalise pas. L’avenir dira si les quelques intellectuels dissidents qui s’inspirent de l’idéologie des Droits de l’homme, sauront faire évoluer les choses. Il me semble pour l’instant qu’ils manquent totalement de bases sociales. Cependant, un pouvoir sans contre-pouvoir, c’est dangereux. Si le mot « harmonie » signifie un va et vient entre des forces opposées mais complémentaires (c’est le point de vue taoïste et confucéen), on peut espérer une évolution « démocratique » de la société chinoise. Mais quel pouvoir absolu a jamais accepté de partager ?

La Chine, ce ne sont pas seulement les villes. 500 millions de personnes vivent dans les campagnes, sinon pauvrement, du moins humblement. La disparition de la classe des grands propriétaires terriens par la politique  maoïste a été un progrès indéniable, mais les communes populaires ont été un échec – il en reste très peu -, le retour à l’exploitation familiale depuis 1980  a ressuscité l’agriculture chinoise. Cependant l’exploitant d’aujourd’hui est quelque peu piégé, il ne peut ni acheter, ni vendre la terre qui appartient à l’état. Les jeunes des campagnes vont grossir le prolétariat urbain mais ne peuvent s’installer définitivement dans les villes. Contrairement aux villes qui vivent à l’heure de la compétition libérale, les campagnes vivent dans une sorte de socialisme égalitariste qui peut rendre heureux … si l’on n’a pas de désir ( idéal de la sagesse ! Mais ce n’est pas pour tout le monde)

La Chine ne s’occidentalise pas, mais elle absorbe la techno-science occidentale, comme elle a absorbé ( sinisé) le bouddhisme et tous ceux qui ont voulu la conquérir comme les Mongols ou les Mandchous. Le secret de cette capacité, c’est la langue. Cette écriture qui transporte une vision du monde très ancienne, qui reflète les choses plus qu’elle ne s’élève dans l’abstrait, peut absorber tout ce qui vient de l’extérieur et le siniser, jusqu’au mot Coca-Cola qui se dit Ke-Kou-Ke-Le formé de quatre caractères qui ont chacun leur signification. Si les Chinois ont une religion, c’est la calligraphie et la poésie. Qu’importe que les pagodes et les toits recourbés vers le ciel disparaissent, l’histoire, la mémoire, les racines sont là, dans l’écriture.  Aujourd’hui, les Chinois écrivent sur l’ordinateur en caractères chinois . Ils tapent d’abord sur le clavier en pinyin puis l’ordinateur fait des propositions de caractères chinois ( car souvent un mot en pinyin correspond à plusieurs caractères différents selon le sens) et le rédacteur choisit celui qui convient. Cela paraît compliqué, mais tous mes amis me disent que cela va aussi vite que d’écrire en anglais. J’ai découvert dans ma ville une sculpture en bronze qui symbolise parfaitement cette pérennité de l’écriture et donc de la culture chinoise : une jeune femme est assise sur un banc et tape sur son ordinateur, tandis qu’un homme de l’ancien temps, peut-être le grand poète Du Fu ( 7e siècle) un pinceau et un rouleau de papier à la main regarde avec curiosité ce que fait la jeune femme. Il n’y a pas opposition mais complémentarité et continuité entre les deux personnages.

Depuis la fin du 19e siècle, la Chine a subi les pires bouleversements de son histoire : les tentatives de colonisation de l’Occident, la fin de l’empire, les échecs de la première république, la rivalité entre le parti communiste et le Guomindang, l’agression japonaise, la dictature maoïste et ses échecs (le « grand bond en avant » a suscité une famine qui aurait coûté la mort d’environ 30 millions de personnes), la révolution culturelle aurait fait 4 millions de victimes, un adulte sur deux aurait  durant cette période subi de graves sévices. L’histoire chinoise depuis 2500 ans est une succession de périodes d’unification et de paix et de périodes de dispersion et de guerres. On peut donc imaginer aujourd’hui la satisfaction des Chinois de vivre dans un état stabilisé  qui leur donne la possibilité chaque année de vivre mieux : « Enrichissez-vous » fut le slogan de Deng Xiao Ping  en 1980. Les Chinois ne se le  sont pas fait dire deux fois ! On pourrait définir le régime d’aujourd’hui comme « post-totalitaire » : il garde les structures l’ère totalitaire et peut toujours intervenir pour briser brutalement des tentatives critiques, mais il laisse aujourd’hui aux citoyens un espace de liberté, non-soumis à l’arbitraire. Ce qui est totalitaire dans ce régime est devenu opaque, invisible et n’est pas ressenti dans la vie quotidienne. La figure de Mao – on oublie ses échecs – est quasiment déifiée et prend place dans le panthéon chinois à côté du premier empereur mythique Huang di, l’empereur jaune. Le slogan officiel de «  l’harmonie sociale » correspond a une valeur  profonde inscrite dans la culture chinoise ( taoïsme et confucianisme).  En tant qu’empire la Chine regroupe des minorités nationales (8% de la population) dont les coutumes sont respectées. Quant au Tibet, il est impossible aujourd’hui de trouver un pont entre les points de vue occidentaux et chinois. Pour ce dernier, « la Chine aide le Tibet qui était un pays arriéré et esclavagiste à se moderniser ». A propos des îlots en mer de Chine, que la Chine revendique contre le Japon et d’autres pays, j’ai dû assister dans mon entourage à un accès de fièvre nationaliste et de haine des Japonais. On aime la paix mais en est prêt à se défendre ! Difficile de discuter sur ces thèmes !

La Chine, on peut s’y sentir bien dès le premier jour grâce à la gentillesse chinoise, on n’est pas dépaysé dans les relations. L’étrangeté, c’est la langue et l’écriture et plus on avance, plus l’on sent qu’on est dans un autre monde, avec d’autres coordonnées culturelles. L’étrangeté opaque, c’est aussi cette société où il n’y a pas de débat apparent et qui semble avoir accepté l’hégémonie d’un parti qui constitue désormais son histoire. Que les citoyens y croient ou non, qu’ils y adhèrent ou qu’ils gardent leur ressentiment dans leur for intérieur, ils font comme s’ils vivaient dans une société harmonieuse.  Comment savoir ?

Des choses m’ont manqué, l’entrechoquement des opinions, le théâtre contemporain  comme lieu de débat, comme jeu de l’imaginaire … Mais j’aime la calligraphie, les shan shui ( peinture traditionnelle représentant un paysage d’eau et de montagne) … j’aime l’esprit taoïste qui parcourt la vie quotidienne et les relations. J’aime la Chine profonde  et m’y dépayser.