Hessel, la légende d’un siècle

PORTRAIT – Stéphane Hessel est mort dans la nuit de mardi à mercredi, à l’âge de 95 ans. Relisez son portrait paru dans le JDD fin 2008 à l’occasion du 60e anniversaire de la déclaration des droits de l’Homme, avant le succès planétaire d’Indignez-vous!.

A 91 ans, il récite, ému et impatient, son agenda de mercredi prochain. Midi, remise du prix pour la paix de l’Unesco; 18h30, conférence au musée du Quai-Branly; clôture de la journée sur l’esplanade du palais de Chaillot avec déclamation, par coeur s’il vous plaît, du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Selon le voeu de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, Stéphane Hessel sera le grand témoin des commémorations du 60e anniversaire de ce texte fondateur. En 1948, alors jeune diplomate en poste à l’ONU, cet ancien résistant en avait été l’un des 18 rédacteurs. « Aujourd’hui, on m’invite partout parce que la plupart des autres ont disparu », sourit-il, pudique.

Ce long visage qui s’illumine est bien l’une des grandes figures du 20e siècle. Ce matin-là, sanglé dans un costume trois pièces qui lui donne des allures de danseur de tango, il ouvre la porte de son modeste appartement du 14e arrondissement de Paris. Sa seconde épouse, Christiane, s’en échappe. Devant les yeux pétillants de cet homme âgé, une saison du monde a défilé. Il a appris la philosophie avec Maurice Merleau-Ponty, les échecs avec Marcel Duchamp, il a côtoyé Breton, Picasso, Sartre et De Gaulle. A la manière de Logan Monststuart, le héros du best-seller de William Boyd, A livre ouvert, Stéphane Hessel s’est accordé une « Danse avec le siècle« . Ainsi a-t-il voulu titrer son autobiographie, parue l’an dernier au Seuil. Ce diplomate aura vécu chacun des grands soubresauts de l’Histoire.

Né allemand à Berlin en 1917 d’un père juif, l’écrivain Franz Hessel, et d’Helen Gründ, il s’installe à Paris en 1924. Mais ne sera naturalisé français qu’en 1937. Jusqu’ici son destin n’a rien de singulier. Il va prendre une tournure romanesque. Son père est Jules dans le livre Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché, alias Jim. Sa mère inspire Catherine, personnage inoubliable sous la casquette que Truffaut fit porter à Jeanne Moreau. Un triangle amoureux sur lequel Stéphane ne s’attarde pas: « Même si j’étais un petit garçon de 3 ans, j’ai vécu un moment intéressant de la libération de la femme? »

Déporté à Buchenwald

Dans l’appartement, toujours dans le 14e arrondissement, de cette famille étrangement composée, Hessel croise les surréalistes. Il apprend de Marcel Duchamp des coups d’échecs qu’il lui arrive encore d’utiliser. En 1941, il entre dans la Résistance. S’engage en Angleterre auprès de De Gaulle. Arrêté en 1944, lors d’une mission sur le sol français, il sera capturé, déporté à Buchenwald. Le destin porte un nom, Michel Boitel. C’est en usurpant l’identité de cet homme mort du typhus que Stéphane Hessel échappe à la pendaison. De cet épisode, le rescapé des camps tirera cette conclusion paradoxale: il est un chanceux. « Je me dis que j’ai un ange gardien qui m’a permis de traverser ces périodes difficiles », confie-t-il.

Après-guerre, il passe le concours du Quai d’Orsay. A 30 ans, la chance, donc, et certainement son talent le propulsent à l’ONU. Là, il participe à la rédaction des trente articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme. « L’un des moments les plus enthousiasmants de ma carrière, énonce-t-il dans un phrasé précis. C’était un succès pour ma génération. La génération de la guerre. Relisez ce texte. Toutes les valeurs et tous les droits qui y sont affirmés sont parfaitement valables aujourd’hui. Et toujours nécessaires d’ailleurs. »

Il pourrait le déplorer, battre sa coulpe. Ce n’est pas le genre de cet homme qui a gardé chevillée en lui la requête maternelle: « Tu dois me promettre d’être heureux, c’est le plus grand service que l’on puisse rendre aux autres. » « J’ai constaté de décennie en décennie que les problèmes qui nous inquiétaient le plus s’étaient résolus. Le fascisme n’a duré que douze ans alors qu’on l’annonçait pour mille. Le stalinisme a disparu au bout de cinquante ans, l’apartheid s’est résolu de manière pacifique. Et regardez l’Europe! C’était notre tâche au sortir de la Seconde Guerre mondiale de se retrouver entre Européens. Nous avons maintenant une unité pacifique, les progrès sont considérables en cinquante ans! »

Un « mec bien »

Exquis privilège de l’âge que ce vol au-dessus de la barbarie. Stéphane Hessel a trop vécu pour avoir peur de l’avenir. Jamais depuis cette déclaration de 1948, qu’il s’apprête à déclamer publiquement, ce militant PS n’a délaissé son combat pour les droits des hommes. Et ce dans tous les cabinets ministériels qu’il a fréquentés. Celui de Pierre Mendès France en 1954, celui de Pierre Abelin à la Coopération, vingt ans plus tard. En 1975, c’est lui qui négociera au nom du gouvernement français, la rançon de l’archéologue Françoise Claustre, prisonnière des rebelles tchadiens d’Hissène Habré. Echec. Pas mat: « Il n’y a pas de médiation réussie. Mais chacune, par son insuccès même, ouvre la voie à une médiation plus large, qui va échouer. C’est par leur enchaînement inlassable qui s’écrit l’histoire courageuse de notre espèce », expliquait-il à l’époque.

En 1988, feu L’Evénement du jeudi le classe dans la catégorie « mec bien » et titre son portait d’un: « Personne ne sait que c’est un héros. » Hessel vient alors de livrer un épais rapport commandé par Laurent Fabius sur l’immigration en France. Il s’apprête à tenir l’un de ses plus beaux rôles: en 1996, lui, le serviteur de l’Etat, devient ambassadeur des Africains sans-papiers réfugiés en l’église Saint-Bernard à Paris. Un médiateur pas comme les autres. Une lutte sans fin pour le nonagénaire. Le 21 février dernier, Stéphane Hessel lançait un appel, place de la République à Paris, pour que tous les sans-logis puissent obtenir un toit. C’était une semaine avant qu’il ne dénonce avec virulence, dans les colonnes du Nouvel Observateur, la politique de l’immigration de Brice Hortefeux, le ministre de l’Identité nationale.

« Les lois successives vont toujours dans le même sens: rendre la vie des immigrés qui sont ici plus difficile. Nous sommes beaucoup à être scandalisés! » s’insurge cet homme dont chacun des trois enfants a choisi d’exercer la médecine. Malgré ce grand écart assumé avec le pouvoir en place, Stéphane Hessel a accepté de se rendre à Chaillot. « Parce que la France est une vérité à défendre » et que « les gouvernements ne sont qu’une phase transitoire de la réalité de ce pays ». Il dira donc le préambule de son texte, celui de 1948, « car si le combat pour la justice n’est jamais gagné, le découragement serait le résultat d’une impatience à laquelle il faut savoir renoncer »…

Soazig Quéméner – Le Journal du Dimanche