« J’ai rencontré Dieu sur Facebook » : un théâtre social, pédagogique et nécessaire.

— par Janine Bailly —

« J’ai rencontré Dieu sur Facebook », de Ahmed Madani, sur la scène Frantz Fanon de Tropiques-Atrium… Pourquoi me direz-vous revenir aujourd’hui sur le spectacle, qui fut donné le 19 janvier devant un public scolaire, le 20 janvier en une unique séance publique, et dont le souvenir déjà s’éloigne ? À tort, je m’étais dit que la pièce, imaginée d’ailleurs dès 2014, venait un peu tard, pour les élèves, puisque dans les médias on ne parlait plus guère d’État islamique, ni de ces jeunes gens « recrutés » pour aller grossir les rangs des combattants en Syrie, ni du djihadisme, « défait sur terrain militaire mais qui a construit une base de repli jusqu’ici imprenable sur la toile, un entrelacs de sites internet et de forums et d’administrateurs dissimulés… Ils préservent et magnifient Daesh, au-delà de la réalité matérielle, ils la rendent omniprésente, ils suscitent des vocations macabres… » (Claude Askolovitch).

Il fut un temps pas si reculé où cette tragédie occupait la une des journaux, qu’ils soient de papier ou télévisés. Où des films, lanceurs d’alerte, étaient portés à l’écran. Où Donia Bouzar, fondatrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam, contactée par de nombreuses familles dont les enfants étaient embrigadés pour partir en Syrie, intervenait dans des émissions destinées à alerter l’opinion.

Il se trouve que, passant inaperçu, noyé dans le flot des informations sanitaires, le procès d’Abel Khalik Khamallah eut lieu, en octobre dernier, que justement ce faux père tranquille était un rouage essentiel de l’État islamique en France, un « community manager » de Daesh, et qu’une émission de France Inter aurait suffi, par la voix de Claude Askolovitch, à me prouver mon erreur – il est des journalistes qui veillent toujours –. Abel Khalik Khamallah, affirme ce dernier, était « un terroriste en chambre, il n’a jamais tué personne directement, il n’a jamais porté une arme, il n’a jamais fait mine de se rendre en Irak ou en Syrie, il n’a jamais bougé de chez lui, à Wattrelos, près de Roubaix, où il passait le plus clair de son temps sur ses téléphones ses ordinateurs ses tablettes. » Et ce pourrait être là, si l’on considère la fin de la pièce de Madani, le portrait de Jordan / Amar. Le personnage, recruteur sur Facebook de jeunes filles en partance pour la Syrie, et qui lui-même n’a au grand jamais quitté Sevran, sort une fois son identité véritable dévoilée, de l’écran géant d’ordinateur tendu en fond de scène. Il déclare alors, paumes levées tournées vers le public qu’il semble prendre à témoin : « Je n’ai tué personne, mais j’ai du sang sur les mains, j’ai envoyé là-bas… ».

Si d’emblée les protagonistes du récit déclarent ensemble, en ouverture de la pièce, qu’elles sont dans leur appartement, à Sevran, que c’est « ici la scène du drame, ici que le drame a eu lieu », Madani par ce préambule et par le rire, par la caricature de son personnage Jordan / Amar l’anti-héros, dédramatise l’histoire et lui enlève de son tragique. Et le spectateur, puisque toutes deux mère et fille sont bien là présentes et complices, comprend qu’il y aura « happy end ». Le propos serait-il finalement ailleurs que dans la volonté d’alerter sur la « radicalisation » des jeunes filles ? Le bord de scène, où les questions des collégiens et lycéens portèrent davantage sur les liens entre parents et enfants que sur l’histoire actuelle et ses errements, tendrait à le prouver. Une discussion s’est ouverte, d’aucuns estimant que la mère excédée eut raison de gifler l’insolence de sa fille, d’autres se réjouissant qu’enfin on puisse dire à ses parents ce que l’on a sur le cœur… C’est que les intentions de l’auteur-metteur en scène semblent multiples : prévenir contre le djihadisme, plus généralement alerter contre la force de nuisance des réseaux sociaux et les manipulations diverses dont peuvent être victimes les adolescents qui souffrent de véritable addictions à Facebook, Instagram, Twitter, Telegram, Tik Tok, etc. ; suggérer la recherche d’identité propre à cet âge dit ingrat et la fascination amoureuse prompte à naître ; entrer au cœur des relations familiales, évoquer d’une Algérie perdue les traditions, ou encore montrer l’innocence de parents qui ne voient rien venir, qui « ne savent pas ce que font leurs enfants dans leurs chambres la nuit », et pour qui il n’y aurait « aucun lieu où mettre les enfants en sécurité. »

La filiation par les femmes est bien présente, avec ses forces et ses contradictions. Si émigrée en France Salima pense s’être libérée du poids des traditions et de la religion, si elle déclare, après le voyage en Algérie pour enterrer sa mère, – épisode au cours duquel elle a d’ailleurs bravé, dit-elle, la coutume –, ne plus avoir rien à faire avec ce pays, elle a emporté dans sa valise un peu de la terre de la sépulture et s’y baignera le visage, souffrant par ailleurs de cauchemars récurrents où apparaîtra la défunte lourde de reproches, couchée dans la tombe de sa propre mère et non dans celle de son époux. Passé le moment d’égarement de la jeune Nina, la cellule fusionnelle qui les protège l’une et l’autre du reste du monde se reconstituera, différente sans doute – Nina aujourd’hui ferait-elle encore disparaître la fatigue et les tensions de Salima en lui massant tendrement le corps ? – mais existante toujours puisque c’est de concert que mère et fille refont pour nous l’histoire et nous content, dans une alternance entre hier et aujourd’hui, les tribulations de Nina. Souvent l’épreuve dépassée recoud des liens mis à mal… Il est aussi des instants où le rapport s’inverse, où sur l’épaule de Nina, Salima trouve sa consolation, sa force et son équilibre… Histoire de femmes ? Le père est présent dans l’absence, c’est son nom de famille si français, « Breton », que Nina renie en un nouveau baptême, imposé par Amar, son chevalier sur la toile, le seul homme encore de sa courte vie, qui lui promet monts et merveilles :  « un palais empli de serviteurs », une existence au service de ces enfants victimes que lui ont montrés de pernicieuses vidéos, faites pour indigner celle qui les regarde, une amitié enfin retrouvée auprès des autres « sœurs » là-bas, en Syrie. Car c’est en faisant appel aux bons sentiments, à la générosité de l’adolescence, que le « diable sur Facebook » s’insinue dans les nuits de Nina, par ailleurs mettant à profit ce moment de grande vulnérabilité, quand vient de mourir, outre la grand-mère, Kim l’amie de cœur de la jeune fille !

Certes, il est dans les  récits de la sorte des éléments récurrents, absence de père, parents démissionnaires ou aveugles, croyance en un paradis que par son engagement l’on ouvrirait à sa famille ! Je garde en mémoire quelques films sur le sujet, Hadewijch, de Bruno Dumont, Le Jeune Ahmed, des frères Dardenne, et surtout Le ciel attendra, de Marie-Castille Mention-Schaar, où Donia Bouzar joue son propre rôle auprès de parents désemparés. Trois œuvres assez glaçantes. Avec Hadewijch / Céline, entraînée par Khaled et Nassir sur la voie de l’Islam, jusqu’à commettre un acte terroriste dans le métro… Ahmed, qui assimile le discours de haine d’un imam extrémiste de son quartier, jusqu’à passer seul à l’action. Quant à Mélanie, elle qui trouve son amie musulmane Jamila trop peu investie dans la religion, qui refuse de continuer à jouer du violoncelle comme Nina abandonne son violon, et qui comme elle se vêt de la jilbab, elle aura failli aller jusqu’à l’irréparable, pour avoir discuté sur Internet avec un « prince », prince pervers qui sous prétexte de consolation n’hésitait pas à lui parler de sa grand-mère défunte, ni à « évoquer la mort de son petit frère afin de compatir avec elle. » Mélanie aussi bien que Nina, dans leur naïveté adolescente, et parce qu’elles pensent être amoureuses, qu’elles se bercent de mots similaires, « tu es ma gazelle ailée » pour l’une, « tu es mon diamant brut » pour l’autre, imaginent partir en Syrie afin d’y changer le monde.

Si j’ai été moins convaincue au théâtre qu’au cinéma, c’est qu’il est plus difficile de parler de ces choses-là sans la distanciation permise par l’écran. Ahmed Madani a osé le faire, lui qui toujours cherche à comprendre, à expliquer sans stigmatiser, lui qui met dans la bouche de son personnage Amar, malmené par l’existence, le déroulé des circonstances qui, si l’on y regarde bien, ont fait de lui la première victime des « Véridiques », cette branche extrémiste présentée par le jeune homme comme la seule digne d’être rejointe. Me vient le désir de vous transmettre pour conclure les mots de l’auteur-metteur en scène parlant de son travail : «  La sobriété du décor, un sol blanc, trois panneaux, une chaise nous ramène à l’essentiel du théâtre : des interprètes qui n’ont pour armes que leur corps, la justesse de leur jeu et la force de leurs émotions. »

Fort-de-France, le 25 janvier 2021

Lire aussi

« J’ai rencontré Dieu sur Facebook », une déception amoureuse. Le patriarcat vs la fonction paternelle — Par Roland Sabra —

« J’ai rencontré Dieu sur Facebook… », texte et m.e.s. d’Ahmed Madani —- Par Scralett Jesus —