« Il faut multiplier les chiffres officiels au moins par 7, 8 ou 10 pour avoir une idée du nombre de gens positifs » prévient l’immunologue Jean-Daniel Lelièvre

— Par Alexandre Fache —
Entretien. Chef du service d’immunologie et des maladies infectieuses de l’hôpital Henri-Mondor (Créteil), le Pr Lelièvre évoque la nature du Covid-19, la mobilisation des personnels et la nécessité de changer notre vision du monde.

Comment expliquer l’ampleur de cette épidémie ?

Jean-Daniel Lelièvre D’abord par le fait qu’il s’agit d’un virus nouveau. La population n’a donc pas d’immunité préexistante, comme avec la grippe saisonnière. Pas d’anticorps, donc pas de protection. C’est comme pour les populations indigènes d’Amérique centrale qui, au XVIe siècle, ont été décimées à cause des virus importés par l’arrivée des conquistadors. Deuxième élément : le taux de contagion assez élevé (R 2,5 à 3) du Covid-19. Une personne infectée va contaminer en moyenne 2,5 à 3 personnes. Troisième facteur : beaucoup de gens restent asymptomatiques ou pauci-symptomatiques. Donc, le virus se diffuse en toute discrétion. Comme il n’est pas aussi mortel qu’Ebola (60 à 80 % de décès), on ne peut repérer très vite les foyers et les confiner. Surtout en l’absence de dépistage massif.

Précisément, aurait-on dû dépister plus largement ?

Jean-Daniel Lelièvre Oui, même si tous les pays n’ont pas mis en œuvre ce dépistage massif. Ceux qui l’ont fait (Corée du Sud, Singapour, Allemagne) en avaient les moyens technologiques. Ce n’était pas le cas de la France au début, faute de réactifs. Il paraît clair néanmoins qu’on n’a pas assez dépisté au départ.

Sait-on combien de personnes sont touchées en France ? Des dizaines de milliers ou des millions ?

Jean-Daniel Lelièvre En fait, on ne le saura qu’après, une fois les tests de sérologie effectués. Des tests où on cherche non pas le virus, mais les anticorps, ce qui est plus simple. Aujourd’hui, il faut multiplier les chiffres officiels au moins par 7, 8 ou 10 pour avoir une idée du nombre de gens positifs en France.

La vague arrive en Île-de-France. L’hôpital public va-t-il pouvoir faire face ?

Jean-Daniel Lelièvre On fait tout pour. On a beaucoup augmenté nos capacités d’accueil, mais s’il y a trop de malades graves, on ne pourra pas tous les absorber. Dans mon hôpital, à Henri-Mondor, on a commencé par mettre 5 lits de réanimation pour le Covid-19. Il y en aura bientôt 45, sans doute plus encore demain. Hors réanimation, il y a aussi tous les patients pris en charge à un stade moins critique. Mon service (immunologie et maladies infectieuses) compte 20 lits. Il y a quinze jours, 5 personnes y étaient hospitalisées pour le Covid-19. Aujourd’hui, c’est tout le service. On a aussi débordé sur celui de néphrologie, sur une partie de la gériatrie et mis en place une structure de post-urgences, avec 15 lits. Tous les jours, on cherche de nouveaux lits pour accueillir des patients Covid.

La mobilisation des personnels semble totale…

Jean-Daniel Lelièvre Elle est énorme et concerne toutes les strates de l’hôpital. Les chirurgiens, dont le service est fermé, participent par exemple au dépistage. Les néphrologues s’occupent avec nous des patients Covid. D’anciens internes, des élèves infirmières sont venus en renfort. Secrétaires, brancardiers, aides-soignants, médecins, tout le monde se mobilise.

L’hôpital public est très fragilisé par les coupes budgétaires. Cela pèse-t-il sur sa capacité à répondre à la crise ?

Jean-Daniel Lelièvre Forcément. Même si le dévouement des personnels compense en partie cette fragilité. Le problème, c’est le fait de ne pas avoir su endiguer l’épidémie assez tôt. D’où cet afflux massif en réanimation. Or, en réa, il faut du matériel lourd, de la place… C’est le but du confinement actuel : stopper au maximum la propagation du virus, pour éviter que tous les malades n’arrivent au même moment à l’hôpital.

Que constatez-vous sur le profil des malades accueillis dans votre hôpital ?

Jean-Daniel Lelièvre Le virus frappe plus durement les plus âgés, c’est évident. Il y a des moins de 20 ans touchés, mais seulement avec des pathologies préexistantes. On voit aussi des patients autour de 40 ans, sans facteurs de risque particulier, être atteints assez lourdement. Dans la plupart des cas, on arrive à les sauver, mais cela implique des séjours longs en réanimation. Donc un risque d’embolie des services, comme on l’a vu en Italie.

Allez-vous devoir mettre en place un tri des malades ?

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