« Histoire du soldat », de Charles Ferdinand Ramuz traduit en créole par Rodolf Étienne

Préface de Jean-Louis Pierre
L’Histoire du Soldat est un conte de Charles Ferdinand Ramuz sur une musique d’Igor Stravinsky.

Un soldat pauvre vend son âme (représentée par son violon) au Diable contre un livre qui prédit l’avenir. Après un séjour offert par le Diable, il revient dans son village. Mais au lieu de durer trois jours, le séjour a duré trois ans. Lorsqu’il revient dans son village, personne ne le reconnaît. Le soldat utilise alors le livre pour devenir riche. Mais incapable d’être heureux avec sa fortune, il joue aux cartes contre le Diable, son argent contre son violon. Le Diable se laisse voler le violon et le soldat peut s’enfuir. Il arrive dans un royaume où une princesse malade est promise par son père le Roi à qui la guérira. Il réussit cette épreuve et épouse la princesse. Malheureusement, cette dernière cherche à connaître son passé. Le soldat quitte le royaume et sa protection et il est emporté par le diable.

« Étrange rencontre » que celle de ces deux immenses créateurs ; profitable à l’un comme à l’autre. Précieuse pour Stravinsky à une étape particulièrement difficile de sa vie, marquante pour Ramuz dont l’écriture va se faire encore plus audacieuse et novatrice comme en témoignent les textes écrits entre 1917 et 1920. Nul doute, la grande prose poétique de Chant de notre Rhône (1920), les Morceaux qui formeront le recueil de Salutation paysanne et qui feront scandale en 1920, ont bénéficié de la rencontre avec le musicien, de leurs recherches communes.
Jean-Louis Pierre
Président de l’association « Les Amis de Ramuz »

Charles Ferdinand Ramuz (1878 – 1947, Suisse), romancier, essayiste et poète. Il explore, à travers une œuvre composée de romans, essais et poèmes, les espoirs et les désirs enfouis de l’être humain.
Journaliste, auteur-traducteur créole (Martinique), Rodolf Étienne défend une nouvelle dimension de la littérature, de la langue, des identités et des cultures créoles. Son œuvre de traducteur s’entend ici comme un acte de création, une manière de donner au créole un pouvoir d’oralité.

Date de publication : 8 février 2024
Broché – format : 13,5 x 21,5 cm • 94 pages
Langue : français
Bilingue : créole
ISBN : 978-2-14-032362-1
EAN13 : 9782140323621
EAN PDF : 9782140323638
(Imprimé en France)

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Trois Questions… à Rodolf Étienne, traducteur

1/Pourquoi avoir traduit l’Histoire du Soldat ?
J’ai découvert l’Histoire du Soldat à travers l’œuvre du musicien Igor Stravinsky dont j’admire la musique depuis les années 90. Cette découverte a été pour moi comme une révélation : Le Sacre du Printemps, L’Oiseau de Feu, Petrouchka, Pulcinella, etc. Toute cette musique a été un véritable enrichissement, au même titre que celle de Georges Gershwin (Porgy and Bess), de Miles Davis ou John Coltrane dans un autre registre. Stravinsky est un compositeur résolument moderne et terriblement audacieux dont les œuvres ont bouleversé toute l’histoire musicale du XXème siècle et qui aujourd’hui encore résonne d’une pertinence particulière. Cette modernité se retrouve incontestablement dans l’Histoire du Soldat, véritable collaboration entre deux grands artistes, deux grands novateurs, Igor Stravinsky et Charles Ferdinand Ramuz. J’ai été littéralement fasciné par l’Histoire du Soldat, qui sur un plan musical, poétique, philosophique, artistique et esthétique m’a interpellé dès la première écoute. Cette œuvre est d’une force étonnante et entraîne vraiment l’auditeur ou le spectateur dans un univers singulier d’innovation musicale et littéraire où les émotions sont au premier plan. L’histoire en elle-même est fascinante, palpitante, inspirée du mythe de Faust, interrogeant la dualité, l’ambivalence et la complexité des notions de Bien et de Mal, et réadaptée depuis l’œuvre d’Alexandre Affanassiev, lui qui a tant consacré au conte populaire russe… L’Histoire du Soldat qui, aujourd’hui, peut être perçue comme une œuvre classique a véritablement bousculé les canons de la musique et de la littérature de son époque. Cette dimension d’innovation a été également une raison de la traduction, par pure admiration.

2/Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées lors de cette traduction ?
Pour cette traduction, il n’y a pas eu de difficultés particulières. Le texte est relativement simple dans son approche linguistique et ne présente pas d’obstacles particuliers sur le plan syntaxique ou même au niveau du vocabulaire. Il ne s’est donc pas agi ici d’inventer des mots ou des expressions. L’adaptation en créole a été relativement simple à élaborer, la difficulté essentielle étant de coller à la métrique inspirée bien évidemment par la musique sous-jacente. Je me suis d’ailleurs abondamment inspiré du livret musical, avec les partitions et le texte, et non pas du texte seul. Une fois la musique assimilée, rythmique et mélodies intégrées, le reste du travail a suivi assez facilement. L’idée étant, au final, de faire résonner la musique à travers le texte, de coller au plus près à la phrase musicale tout autant qu’au texte à proprement parler dans sa syntaxe. Il s’agissait, en clair, de faire entendre la musique à travers le texte, de faire chanter le texte, tout en suivant ces intonations particulières. C’était là tout l’exercice, si je puis dire, coller à la musicalité du texte. L’autre exercice étant de donner à lire une langue créole des plus fluides, rendre simple l’assimilation et rendre le texte « accessible », tentant par là de garder toute l’émotion initiale, toute l’émotion originelle intact. Donc, une recherche permanente de fluidité. Mais, là encore, la musicalité du texte est une aide, un canevas, un modèle à suivre.

Et la musique ?
A l’origine, il s’agissait d’un projet plus complexe qui devait intégrer également la musique, en l’adaptant, notamment à partir du patrimoine classique et traditionnelle haïtien.
Cette traduction a pour modeste ambition de jeter des ponts. Entre la littérature et la musique, pour commencer. Mais également entre deux univers culturels, l’européen et ses traditions et le créole et les siennes. Mais effectivement, il faudrait aller plus loin encore et adapter texte et musique. Pour l’heure, il est déjà bien d’avoir pu publier le texte traduit. Ne reste plus qu’à mettre le texte en scène. Le texte peut se vivre aussi sans la musique originale, c’était aussi le pari.

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Histoire du soldat
Préface

Une étrange rencontre

C’est à l’été 1915 que Ramuz rencontre Igor Stravinsky, par l’entremise du chef d’orchestre Ernest Ansermet désireux de lui faire connaître le « grand musicien » qu’il admire et dont il a déjà dirigé des œuvres. Cette rencontre se produit à un moment particulier de leurs vies et de leurs recherches esthétiques.
Stravinsky est déjà considéré comme un musicien de premier plan, novateur et audacieux, auréolé par sa collaboration aux Ballets russes et par le succès de L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et par le scandale même suscité à Paris, le 29 mai 1913, lors de la création du Sacre du printemps. Il n’est plus ce jeune musicien qui venait depuis 1910 en villégiature sur les bords du Léman pour se reposer et pour la santé de sa femme : la Grande Guerre, et un peu plus tard, en 1917, la Révolution russe, en font un résident permanent en Suisse jusqu’en 1920, date à partir de laquelle il résidera en France avant de parcourir le monde.
Ramuz, lui, bénéficie également d’une certaine notoriété et du prestige parisiens. Il a séjourné une douzaine d’années dans la capitale (1902-1914), rentrant au pays aux beaux jours. À son actif, il a déjà publié quelques œuvres marquantes et il s’impose comme le chef de file naturel d’un groupe de jeunes intellectuels et artistes qui vont former l’équipe des Cahiers vaudois ; il a rédigé Raison d’être le manifeste du groupe qui compose le premier de ces Cahiers vaudois. Fin mai 1914, il est rentré dans son « Pays de Vaud » – plus vaudois que jamais – dont il ne sortira quasiment jamais.
Les deux créateurs sont, en ces années 1914-1915 à un moment de remise en cause de leur esthétique et ils s’adonnent à différentes recherches. Stravinsky, sans totalement abandonner les grands ensembles orchestraux, entend explorer dans des œuvres brèves, intenses, toutes les ressources des instruments, même les plus inattendues, et ce, dans de petits ensembles. Il se ressource dans la richesse de la poésie et des chants populaires russes. Ramuz vient de faire paraître Adieu à beaucoup de personnages : le titre même de ce recueil exprime clairement son souhait de renouvellement. Il est à la recherche d’une écriture plus authentique, plus ancrée dans la terre vaudoise et son parler. il compose de septembre à décembre de cette année, un ensemble de chansons ; la forme brève de ce genre, s’il impose une grande économie de moyens, laisse une grande liberté et permet de jouer sur les rythmes, les sonorités, les tonalités, les registres de langue. En particulier, les raccourcis donnent souvent une fraîcheur naïve au propos. Le travail pour Chansons n’est pas sans rapport avec les œuvres que Stravinsky composait à peu près au même moment. On a pu écrire, d’ailleurs, qu’elles étaient, ces chansons, « la meilleure préparation à l’Histoire du soldat ».
Une certaine communauté d’intérêts rapproche donc, en ces années 1914-1915 ces deux personnalités si différentes par ailleurs, mais le musicien et l’écrivain sont également amoureux de la vie dans ce qu’elle a d’authentique ; ils vont apprendre à se connaître et s’apprécier en travaillant ensemble. « Durant la seconde partie de l’année 1916, Ramuz adapte en français – plutôt qu’il ne traduit- les textes russes des Berceuses du chat, des Priabaoutki et de Renard. Travail que Stravinsky lui paie, grâce notamment à Mme de Polignac, mécène française qui soutient le compositeur. En 1917, l’écrivain et le musicien travaillent au texte français de Noces, d’abord en mai et juin, puis fin octobre et début novembre ».
Au début de l’année 1918, sans doute, naît l’idée d’un projet qui va mener à l’Histoire du soldat, comme le rapporte Ernest Ansermet : « […] les deux amis se rencontraient volontiers chez moi, à mi-chemin de leurs demeures, à l’heure du thé. C’est là qu’un jour surgit l’idée fantasque d’un spectacle ambulant, très simple, très direct, pouvant donc être présenté dans n’importe quelle ville ou village […]. Car tous deux souffraient de l’espèce d’arrêt que la guerre avait provoqué dans l’activité artistique et dans la diffusion des œuvres d’art. […]. L’idée ne tarda pas à se concrétiser, car Stravinsky connaissait une foule d’histoires populaires russes souvent représentées dans son pays sur des tréteaux de foire, ou dites par un barde ambulant. »
C’est un conte populaire tiré d’un recueil d’Alexandre Afanassiev, Le Déserteur et le Diable qui sera retenu par les deux artistes. De longs mois de gestation seront nécessaires à la réalisation de cette œuvre qui se voulait fort simple, -mais qui se révèle bien plus complexe et délicate à interpréter ! La première eut lieu à Lausanne le septembre 1918 avec un certain succès. Malheureusement la grippe dite espagnole arrêta net la diffusion de cette œuvre. La France des années 20 boudait généralement l’œuvre de Ramuz. Et, si, aujourd’hui, l’Histoire du soldat est considérée comme un repère incontournable de la modernité esthétique de la première moitié du XXe siècle, et comme une réussite exceptionnelle, pendant longtemps, ce ne fut pas le cas. De nos jours, il n’est guère d’années où, ici ou là, ne soit monté ce spectacle, avec plus ou moins de bonheur : les réalisations prestigieuses n’étant pas toujours les meilleures ; de nombreux enregistrements sont disponibles.
Peu à peu les deux artistes se sont éloignés : Stravinsky a couru le monde et connu une réussite éclatante, Ramuz est resté dans sa terre vaudoise, reconnu par ses pairs mais bien méconnu par le plus grand nombre et a souffert de l’éloignement de son ami. Chacun a repris l’œuvre commune un peu à son compte. Ramuz a publié le texte dans le 8e Cahier vaudois en 1920, mais ce texte diffère déjà de celui qui fut joué lors de la création et du tapuscrit donné à Werner Reinhart, le généreux mécène qui finança l’entreprise et à qui l’œuvre sera dédiée ; Stravinsky en a donné une version encore différente aux éditions Chester, en 1924. Comme l’écrit Marcel Marnat, « perdus dans ce dossier devenu inextricable, les interprètes actuels en viennent à « monter » leur propre texte, en général à partir de l’édition Chester ».

« Étrange rencontre » que celle de ces deux immenses créateurs ; profitable à l’un comme à l’autre. Précieuse pour Stravinsky à une étape particulièrement difficile de sa vie, marquante pour Ramuz dont l’écriture va se faire encore plus audacieuse et novatrice comme en témoignent les textes écrits entre 1917 et 1920. Nul doute, la grande prose poétique de Chant de notre Rhône (1920), les Morceaux qui formeront le recueil de Salutation paysanne et qui feront scandale en 1920, ont bénéficié de la rencontre avec le musicien, de leurs recherches communes.
Dans les dernières lignes de ses Souvenirs sur Igor Stravinsky Ramuz, nostalgique, raconte qu’il va en glisser le manuscrit dans une bouteille qu’il confiera au grand fleuve aimé, le Rhône, pour qu’elle parvienne à l’ami lointain, qui habite alors à Nice.
Lointain, dans tous les sens du terme…

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Extraits

Français

Première partie

MARCHE DU SOLDAT

LE LECTEUR,

pendant la musique.

Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre chez lui…
Quinze jours de congé qu’il a.
Marche depuis longtemps déjà.
A marché, a beaucoup marché.
S’impatiente d’arriver,
parce qu’il a beaucoup marché.

Le rideau se lève. La musique (batterie) continue.
Le décor représente les bords d’un ruisseau.
Le soldat entre en scène.
Le soldat s’arrête.
Fin de la musique.

LE LECTEUR

Il n’y a pas, c’est un joli endroit…
Le soldat s’assied au bord du ruisseau.
Mais le fichu métier qu’on a !
Le soldat ouvre son sac.
Toujours en route, jamais le sou…
C’est ça ! Mes affaires sens dessus dessous !
Mon Saint-Joseph qui est perdu !
c’est une médaille en argent doré avec saint Joseph, son patron, dessus),
non, tant mieux !… Va toujours fouillant,
sort des papiers avec des choses dedans,
sort des cartouches, sort un miroir,
(tout juste si on peut s’y voir),
mais le portrait, où est-ce qu’il est ?
(un portrait de sa bonne amie qui lui a donné son portrait).
Il l’a retrouvé, il va plus profond,
il sort un petit violon.

LE SOLDAT,

accordant le violon.
On voit que c’est du bon marché,
il faut tout le temps l’accorder…

Créole

Premyé dekatman

Mache solda a

LEKTE A,

toupandan mizik la ka jwé.
Asou Danj ek Dénézi,
an solda ki ka viré kay li…
Tjenz jou konjé i ni.
Ka maché za ni lontan.
I maché, i maché anpil.
I présé rivé,
pas i za maché anpil.
Rido a ka lévé. Mizik (batri a) ka pousuiv jwé.
Dékò a sé an bodaj larivyè.
Solda a ka antré asou senn an.
Solda a ka rété doubout.
Mizik la ka fini.

LEKTE A

I pa ni, sé an bel ti koté…
Solda a ka asiz asou bodaj larivyè a.
Men mi kalté travay nou ni la a !
Solda a ka ouvè sak li a.
Toujou asou chimen, janmen san an sou…
Sé sa ! Tout zafè mwen ki méli mélo !
Sen Jozef mwen an ki jis pèdi !
(sé an méday lajan-doré épi sen Josef, patron’y, asou’y),
non, an bonnè !… Ka fouyé toujou,
ka sòti yonn-dé papyé épi bagay adan,
ka tiré kartouch, ka tiré an mirwa,
(tou jis si ou pé wè kò’w adan),
men pòtré a, éti i yé ?
an pòtré an bon zanmi’y ki ba’y pòtré’y).
I viré touvé’y, i ka chèché pli fon,
i ka sòti an ti vyolon.

SOLDA A,

ka fè vyolon an sonnen.
Yo ka wè sé bon maché,
fodé’w viré fè’y sonnen toulong…

Histoire du soldat

Charles Ferdinand RAMUZ, Igor Stravinsky

Traduction créole Martinique : Rodolf ETIENNE

Editions l’Harmattan. Février 2024.

Charles Ferdinand RAMUZ, Igor STRAVINSKY. Traducteur créole Martinique Rodolf ETIENNE. Préface Jean-Louis PIERRE. Editions L’Harmattan.

  • Date de publication : 8 février 2024
  • Broché – format : 13,5 x 21,5 cm • 94 pages
  • Langue : français
  • Bilingue : créole
  • (Imprimé en France)

Liens externes – L’Harmattan

https://www.editions-harmattan.fr/livre-histoire_du_soldat_rodolf_etienne_charles_ferdinand_ramuz_jean_louis_pierre-9782140323621-79157.html