Haïti: «Il n’y a qu’avec du sang que je peux remplir une page»

— Par Jean D’Amérique —
Poète, dramaturge et auteur haïtien, Jean D’Amérique, 26 ans, livre à «Libération» son regard sur l’assassinat de Jovenel Moïse et sur l’état de son pays. Il est l’auteur de cinq livres dont son premier roman, «Soleil à coudre» (Actes Sud), paru en mars.

Etre haïtien, c’est naître dans le sang, grandir dans le sang – ou souvent ne pas avoir le temps de grandir – et finir dans une flaque de sang. Etre haïtien, c’est attendre sa balle. C’est attendre la balle qui vous dévorera le souffle, où que vous soyez dans le pays. Etre haïtien, c’est presser le pas vers l’au-delà. Être haïtien, c’est pleurer, c’est crier. Mais depuis le temps que ça saigne. Mais depuis le temps que ça pleure. Depuis le temps que ça crie… Il faut croire que le sang ne suffit pas.

Je ne voudrais pas répéter les choses. Mais la mort se répète, il faut que je le dise. Je ne voudrais pas répéter les choses. Mais je suis né et j’ai grandi dans cette spirale qui me poursuit partout, tatouage de ténèbres au cœur de mes moindres rêves de lumière. Je ne voudrais pas ressasser. Mais avec les ombres et le sang dans la bouche, que saurais-je dire de nouveau ?

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Il y a quelques jours, à Paris, j’ai pris dans mes bras ma meilleure amie tout juste arrivée de Port-au-Prince. Après de longs mois sans se voir, après le long cycle des battements de vies brisées qu’elle me contait chaque jour au bout du fil, j’ai cru enfin la retrouver dans un instant de paix, j’ai cru lui faire un câlin loin du chaos, comme après une éternité dans le silence des murs et des barreaux on retrouve le chant du paysage, comme après des années de prison on saute à la première fenêtre pour voir enfin un oiseau se déployer dans le ciel. J’ai cru faire un câlin à mon amie loin de la nuit abyssale de notre pays, mais en la serrant contre moi, c’est tout un siècle de blessures qui s’est agrippé à ma peau. J’ai senti quelque chose s’écrouler contre ma poitrine : c’était une nation à court de souffle. La chair tremblait : c’était la somme de tous les sanglots de tous les Haïtiens.

Le corps, saccagé, se débattait dans une terrible danse : c’était la pluie des canons, l’incessible vague des fusils. De Port-au-Prince à Paris, elle a fait quatorze heures d’avion, mon amie. Elle est passée au scanner de la douane. Elle est allée dans son logement très propre. Elle a pris une douche. Elle a changé de vêtements. Elle s’est baignée dans les effluves du métro parisien. Mais, quand je l’ai prise dans mes bras, elle avait une odeur de cadavre. Ce n’est pas une métaphore. Tous les cadavres de notre pays se décomposaient en elle. Nous nous sommes regardés dans les yeux, et ni elle ni moi, nous ne savions quoi faire du torrent qui interrogeait nos joues, nous ne savions quoi faire de cette pluie tropicale qui ne lâche pas nos yeux même en étant de l’autre côté de l’Atlantique.

J’ai compris là une chose : notre pays a été détruit, et maintenant il détruit chaque individu, personnellement. Il détruit chaque être, dans son lieu le plus intime.

Depuis la peau jusqu’aux entrailles les plus profondes, depuis la sève jusqu’aux plus lointaines racines, c’est le règne du sang. Voilà. Ne me demandez pas comment je vais, ne me demandez plus les nouvelles de mon pays.

J’ai longtemps rêvé d’être écrivain, j’ai longtemps rêvé d’être poète et de pouvoir guider les mots vers tous les vents possibles. Mais à un moment donné, il faut le dire, il faut que j’avoue ma défaite : concrètement, je n’arrive pas à écrire un texte, un poème, sans le lexique des armes, du sang et des cadavres. Aujourd’hui, avec Haïti au fond de moi, je ne sais rien de la vie, mon cœur ne sait rien de l’espoir. Je n’ai pas de cerveau pour penser contre la mort, je n’ai pas de corps pour écrire un texte, je n’ai pas d’esprit pour produire une réflexion ou formuler une quelconque opinion, je vis – pardon pour ce mot vide de sens – avec un pays mort dans la tête et dans le corps, je suis moi-même un cadavre en vacances. Oui, voyez dans mon corps celui de tous les Haïtiens qui vivent en Haïti, et vous comprendrez que je suis mort depuis longtemps. Il ne faut pas demander à un cadavre de discourir sur la mort, sur sa propre mort. Ceci n’est pas une tribune, il n’y a qu’avec du sang que je peux remplir une page. Si j’ose ouvrir ma bouche, si j’ose écrire quelque chose, je ne ferai que donner libre cours à la pensée rouge de mes veines.

Ne me demandez plus les nouvelles de mon pays. Si vous cherchez mon corps, vous le trouverez sur un trottoir de Port-au-Prince, ma ville bénie de toutes les blessures. Si vous cherchez des balles, sachez qu’elles ne sont pas perdues, vous les trouverez dans le corps de chaque Haïtien. Si vous cherchez chez moi des bébés morts par balles, vous en trouverez. Si vous cherchez une adolescente kidnappée-violée-tuée puis jetée sur un tas de déchets, vous en trouverez. Si vous cherchez Monferrier Dorval après qu’il a dénoncé un pouvoir corrompu, vous le trouverez assassiné chez lui. Si vous cherchez Grégory Saint-Hilaire, un étudiant qui voulait du soleil pour son pays, vous le trouverez endormi dans la nuit éternelle par une balle d’un agent de sécurité du Palais national. Si vous cherchez Antoinette Duclaire, une voix qui s’élevait pour la vie et la dignité de son peuple, vous la trouverez morte. Si vous cherchez à compter nos cadavres, vous êtes voués à l’échec. Si vous cherchez des corps humains livrés aux cochons après un massacre d’Etat, vous en trouverez. Si vous cherchez des massacres d’Etat, préparez-vous à compter. Si vous cherchez des soi-disant grands pays qui soutiennent cet Etat assassin, vous en trouverez. Si vous cherchez la plaie qui ronge le cœur d’Haïti depuis une décennie, c’est le régime PHTK [Parti haïtien Tèt Kale, ndlr]. Si vous cherchez un pouvoir qui n’agit que par la voie de la violence et de la répression, vous en trouverez. Si vous cherchez un président qui a tout fait pour tuer un peuple, vous en trouverez. Si vous cherchez ce président, vous le trouverez maintenant sur le lit du pays anéanti, les dents arrimées au pain quotidien de la mort.

Après tout, il faudrait pleurer. Mais où iront nos larmes ?

Publié le 7 juillet 2021 à 20h49  dans Libération