Haïti, Guadeloupe, Dominique : nouvelles écritures théâtrales

 — par José Pliya* —

arlequin-2Le point commun entre les trois territoires à explorer sous l’angle des « nouvelles écritures théâtrales », c’est la Caraïbe. Cette partie du monde a, entre autres singularités, ces insularités multiples, ces langues en archipels : français, anglais, espagnol, créole… À ce titre, on peut dire que le deuxième point commun entre nos trois territoires est la langue créole qu’ils ont en partage. Cela est important, car, comme nous allons le voir, cette langue créole – dont la caractéristique est le mélange d’idiomes, le croisement de formes syntaxiques, la transversalité d’imaginaires linguistiques – reflète assez bien la réalité des scènes théâtrales de ces trois îles, et même de la Grande Caraïbe.

Haïti : entre ancrage local et aspiration à l’universel

Dans le foisonnement artistique perpétuel qui frappe le spectateur qui découvre cette île, le théâtre a toujours eu une place importante. Les années 1970-1980 sont dominées par la figure de grands metteurs en scène comme Syto Cavé et, surtout, le regretté Hervé Denis. Avec eux, le théâtre est une affaire de troupe, de famille et de grands textes du répertoire haïtien (Jacques Stephen Alexis) ou caribéen (Simone Schwarz-Bart, Aimé Césaire) qui sont créés et joués un peu partout dans le monde. Il faut signaler également la figure atypique de Frankétienne, qui – avec ses pièces Kasélézo ou Foukifoura, qu’il écrit, met en scène et joue – complète le tableau de ces « aînés » dont la démarche est fortement politique, engagée, sans doute au détriment d’une recherche esthétique scénique marquante.

Dans les années 1990, on remarque deux tendances. La première est celle d’un théâtre d’intervention sociale, très ancré dans son terroir, en créole et qui perpétue une démarche de l’efficacité, de l’immédiateté et de l’urgence dans un pays en bouleversement constant (la metteur en scène Florence Dupuis et ses tout jeunes comédiens et comédiennes l’ont illustré à travers quelques spectacles, « corporellement »). La seconde est celle d’un théâtre de la diaspora, qui voit les comédiens et comédiennes des années 1980, fils et filles d’Hervé Denis, s’installer à New York, Paris, Montréal pour, à leur façon, apporter aux mondes théâtraux qu’ils rencontrent, leur corps, leur voix, leur langue.
C’est le cas notable d’un Ruddy Sylaire, membre de la troupe d’Hervé Denis, installé en Martinique. Comédien sensible et puissant, metteur en scène passionnant, il travaille énormément, développant son art dans la rencontre et l’échange. Notre décennie se présente sous un jour semblable. D’une part, de jeunes artistes fortement enracinés en Haïti, avec peu de moyens, qui explorent un théâtre fait de fulgurances, d’onomatopées et qui interrogent les traditions de la rue, du carnaval, avec toujours la relation au vaudou et au corps, citons Mademoiselle Péan, Mademoiselle Dieuveula, Belleque, le comédien Schneider… D’autre part, partant des mêmes sources d’inspiration, un théâtre ouvert au monde et aux aspirations esthétiques contemporaines et qui, lui, voyage à l’international. C’est le cas de Guy Régis Junior, dit Baka Roklo, la petite trentaine, directeur artistique du collectif Nous théâtre, auteur, comédien, metteur en scène. Avec ce collectif, il initie une nouvelle écriture théâtrale dans son pays : textes incisifs, technique particulière de mise en mouvement du corps sur scène, théâtre de dérision cruelle, rituel, politique. Avec lui, le mélange du sacré vaudou (rara) et des esthétiques contemporaines s’amorce de façon passionnante.

Guadeloupe : théâtre créole et francophone

La vie théâtrale guadeloupéenne se divise en deux, comme depuis longtemps aux Antilles françaises : d’un côté un théâtre populaire en créole, souvent théâtre miroir et de divertissement ; de l’autre un théâtre de création qui, parce qu’il a du mal à se structurer administrativement, peine à exister durablement.

De belles aventures ont vécu, brisant souvent la frontière entre ces deux mondes. C’est le cas d’Arthur Lérus, comédien, auteur, metteur en scène de talent, chercheur en créole d’une esthétique propre, identitaire, singulière.

C’est également le cas de l’association Textes en parole qui, dirigée par le regretté Noël Jovignot, a tenté par des appels à textes de mettre en voix et en écoute des textes d’auteurs antillo-guyanais.

 Signalons enfin le Festival de théâtre des Abymes qui, durant sept ans, a essayé de faire cohabiter le théâtre associatif, des amateurs et des professionnels.

Aujourd’hui, seules deux initiatives font vivre une dynamique du théâtre de création : celle de la compagnie SIYAJ, de Gilbert Laumord, et celle de l’association Écritures théâtrales contemporaines en Caraïbe.

Gilbert Laumord est comédien avant tout. La démarche de sa compagnie se veut essentiellement caribéenne : créer des textes en créole, en français, en espagnol, inviter des metteurs en scène – cubains ou martiniquais – à les monter, faire circuler ces créations sur le territoire guadeloupéen, en Martinique, à Cuba, au Venezuela et, plus loin, aux États-Unis, dans les réseaux universitaires.

L’association ETC Caraïbe a été créée en 2003 en Martinique et son principe fondateur, qui est le rayonnement caribéen, de Caracas à Cuba, influe fortement sur la vie théâtrale guadeloupéenne. C’est une association d’auteurs qui compte à ce jour 200 membres. Elle a pour projet de découvrir, promouvoir, former et diffuser les écritures théâtrales francophones, anglophones, hispanophones, créolophones de la Caraïbe. Depuis 2003, des concours d’écriture sont organisés, des textes sont mis en lecture sur les scènes du monde (Caracas, Comédie-Française, New York, Montréal…), certains sont publiés aux éditions Lansman, d’autres encore sont créés par des metteurs en scène de tous horizons, comme Moi, Chien créole de Bernard Lagier (Martinique), mis en scène par Sylvain Bélanger (Québec). Les auteurs caribéens de cette association circulent énormément. Ainsi on a pu les voir mis en lecture dans les collèges et les lycées de la Guadeloupe, lus dans leur langue d’origine et discutés dans cette même langue avec les jeunes.

Dominique : un théâtre amateur et professionnel

Jusque dans les années 1990, un homme, auteur et metteur en scène, résumait à lui tout seul la vie des planches à la Dominique : Alwin Buley. Les spectacles qu’il montait étaient en créole et en anglais ; le jeu des comédiens assez naturaliste ; les fables radicalement pittoresques, d’inspiration shakespearienne. Il faut dire que pour le monde anglophone de la Caraïbe, deux références servaient de modèles pour la création :Shakespeare et le prix Nobel de littérature saintlucien, Derek Walcott.

Dans ce théâtre, le sens, l’expression corporelle, le message social et parfois politique sont toujours privilégiés au détriment de la forme : création lumière, scénographie, décor… C’est un théâtre d’amateurs passionnés.

Alwin Buley nommé fonctionnaire international à la Jamaïque, ses comédiens se retrouvent « abandonnés ». En 1998, le nouveau directeur de l’Alliance Française de Roseau, homme de théâtre, les recueille et met en place avec eux des ateliers hebdomadaires de pratique théâtrale. Deux ans durant, stages et formations se développent et en 2000, de nouvelles créations, plutôt collectives, mêlant les langues et les disciplines (chant, danse) sont proposées aux publics dominiquais, mais aussi caribéens. C’est le cas du spectacle Voyage, produit par l’Alliance Française et qui va se jouer en Guadeloupe, Martinique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Grenade, Antigua.

La même année, l’Alliance française crée, avec ces comédiens, désormais réunis dans la troupe Fougè téyat, le Festival de théâtre franco-créole de la Dominique. Ce rendez-vous, devenu phare, se déroule tous les ans en octobre et rassemble, sur l’ensemble du territoire dominiquais, des troupes professionnelles et amateurs venues de nombreux pays créolophones.

Engagement et distanciation

Trois îles, trois rapports au monde théâtral contrastés, mais on retiendra cependant deux similarités, par-delà les différences.

– Qu’elle soit plus ancienne ou contemporaine, la pratique théâtrale dans ces îles et dans la Caraïbe (écriture, jeu, mise en scène…) s’inscrit toujours dans la transversalité.
Transversalité des langues (créole, anglais, espagnol…), transversalité des disciplines (chant, danse, arts plastiques, vidéo…). C’est véritablement l’une des singularité du théâtre dans la Caraïbe, et ce depuis toujours. Seule l’absence de discours esthétiques forts explique que ces nouvelles écritures scéniques ne prennent pas une dimension plus professionnelle.
– La pratique théâtrale, dans ces îles, est traversée par une tension, un dilemme des créateurs entre l’ancrage local et la diffusion à l’international. Bien souvent, ceux qui restent appauvrissent leur discours théâtral en termes d’esthétique mais gardent un « public » populaire et une reconnaissance « intra-muros ». De l’autre côté, ceux qui partent, s’enrichissent artistiquement, sont invités sur les scènes du monde, mais deviennent des inconnus dans leur île.

À terme, seule une formation professionnelle supérieure et adaptée aux réalités de ces territoires permettra de faire le lien entre ces deux constats : elle permettra aux transversalités de s’appuyer sur des bases techniques, esthétiques, formalistes désormais nécessaires et indispensables dans le théâtre contemporain. Les artistes ainsi formés auront alors plus grande liberté pour créer, sans dilemme entre l’ici et l’ailleurs.

 José Pliya Directeur de l’ARTCHIPEL

Scène Nationale de la Guadeloupe

97100 BASSE TERRE

Article issu de :http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/3303333701680/index.shtml

Lire la lettre ouverte de Michèle Montantin à José Pliya