Gouverneur de la rosée : une tragédie, hélas !

— Par Selim Lander —

« Tu sais, le cœur et la raison, c’est du pareil au même. Tu diras […] : On répète comme ça que le garçon de Bienaimé, ce nègre qui s’appelle Manuel, a découvert une source. Mais il dit que c’est tout un tracas de l’amener dans la plaine, qu’il faudrait faire une coumbite général, et comme on est fâchés, ce n’est pas possible et la source restera là où elle est sans profit pour personne. » (Gouverneur de la rosée, p.121).

Le héros du roman de Jacques Roumain, s’adresse ainsi à son amour, la belle Annaïse, ou plus simplement Anna (« sa gorge était haute et pleine, et sous le déploiement de sa robe, la noble avancée des jambes déplaçait le dessin épanoui de son jeune corps », p. 113) pour lui exposer son projet : dans une contrée haïtienne ravagée par la déforestation et la sécheresse, il a, lui le miraculeux, trouvé à l’aide de ses mains (son nom est « Manuel) la source qui peut ramener la prospérité à condition que toute le village s’y mette (prolétaires, unissez-vous !). Manuel serait le prototype du héros – mû ici par la passion du bien collectif – s’il n’avait pas une faiblesse qui l’humanise, son amour pour Anna. Là est son fatum : rien de plus dangereux qu’une belle, dans ce cas en particulier puisqu’elle appartient au camp d’en face et plus généralement parce qu’une belle attise la jalousie des « vilains », celle de Gervilen, en l’occurrence, le prétendant éconduit. À partir de là le sort de Manuel est scellé : « Marque bien ce que je te dis : il regrettera, ce nègre, d’avoir croisé le chemin de Gervilen Gervilis. Malheur à lui » (Gervilen à Anna, p. 129). Le roman pourrait s’arrêter à ce point, en tout cas nous en pressentons la fin, mais il faut à l’auteur cent trente pages supplémentaires pour arriver au dénouement : Manuel mourra ; le canal sera construit par les paysans enfin réconciliés.

Comment faire théâtre à partir d’un tel livre où le héros court tout droit à son destin ? Il y a certes aujourd’hui une mode du retour aux tragédies classiques (Antigone de Sophocle par le Japonais Satoshi Miyagi, Thieste de Sénèque par Thomas Joly,…) dont le modus operandi repose le plus souvent sur une débauche de moyens (les deux spectacles précités ont été présentés dans la Cour d’honneur à Avignon) censée faire passer la faiblesse de l’intrigue,… avec un succès mitigé. Daniel Marcelin n’a pas de tels moyens : il a réuni six comédiens qui interprètent les personnages clefs du roman ramené à l’affrontement, attisé par Gervilen, entre le clan de Roméo-Manuel et celui de Juliette-Anna, et aux efforts de Manuel pour réconcilier la communauté autour de la source et du canal à creuser. Six comédiens qui semblent un peu perdus sur l’immense plateau de la salle Aimé Césaire de Tropiques-Atrium. À jardin, la maison de Manuel, symbolisée par les chaises de ses deux parents ; à cour une seule chaise, celle de Larivoire, le chef du clan d’en face. Au centre, un tronc d’arbre mort de la sécheresse. Aucun effet de lumière perceptible. Une musique romantique accompagne la scène muette qui illustre pudiquement (trop ?) le passage du roman où Anna se laisse prendre par son amant, près de la source.

« Elle ferma les yeux et il la renversa. Elle était étendue sur la terre et la rumeur profonde de l’eau charriait en elle une voix qui était le tumulte de son sang. Elle ne se défendit pas. Sa main si lourde lui arrachait une douceur intolérable, je vais mourir. Son corps nu brûlait. Il desserra ses genoux et elle s’ouvrit à lui… » (p. 161).

Dans sa note d’intention, Daniel Marcelin évoque une « mise en scène fortement inspirée du réalisme socialisme ». Elle nous a paru inspirée plutôt par les tragédies du théâtre antique évoquées plus haut, avec les tirades de la récitante dont le rôle est dévolu à Désira, la mère de Manuel.  Faut-il encore aujourd’hui demander aux comédiens de déclamer leur texte (à l’instar de ce qu’a fait Thomas Joly dans Thieste) ? En les équipant désormais d’un micro (au cas où leurs proférations ne porteraient pas suffisamment) ? Chacun en jugera. De manière générale, le jeu des comédiens paraît ici si souvent artificiel qu’on se demande si cela tient à la volonté du metteur en scène ou à la simple maladresse des comédiens, même si celui qui joue Bienaimé tire son épingle du jeu en vieillard maladroit et bougon.

On comprend qu’un metteur en scène haïtien ait tenu à adapter pour le théâtre ce monument de la littérature de son pays qu’est Gouverneur de la rosée, mais fallait-il présenter une adaptation aussi réductrice, un enchaînement de scènes dont la fin est, chaque fois, tellement prévisible ? Certes, l’histoire de la pièce est bien dans le roman, cependant celui-ci ne vaut pas tant par l’histoire, pas mal éventée, que par tout ce que l’écrivain lui a ajouté, les portraits des personnages, les descriptions des mœurs des paysans (le vaudou, …), etc.

Il n’en demeure pas moins que ce spectacle a pu plaire au public simplement content de retrouver sur la scène, avec des personnages en chair et en os, le roman de Jacques Roumain, mythique en nos pays.