Festival Les Révoltés du Monde : De l’importance du cinéma documentaire

À Fort-de-France, quatorze projections, du 24 au 27 juin 2021

On peut retrouver le programme détaillé de tout le festival sur Madinin’art.

– par Janine Bailly –

Une ouverture réussie, ce jeudi 24 mai en salle 7 du complexe Madiana, pour la cinquième édition d’un Festival original, et qui s’inscrit d’emblée sous le signe de la découverte, du partage et de l’émotion. Le public, en nombre, a une fois encore répondu présent, et derrière les masques on pouvait deviner des sourires de bonheur. Bonheur d’être là en dépit de la situation sanitaire, bonheur de se retrouver entre amoureux du septième art quelle qu’en soit la forme, bonheur de toutes ces fenêtres qui par la grâce du cinéma ne cesseront jamais de s’ouvrir au monde !

Le premier film, En route pour le milliard, du réalisateur et documentariste congolais Dieudo Hamadi, s’il traite d’un sujet grave et de la barbarie humaine, sait aussi faire chanter en nous ses petites notes d’espoir têtues. Au départ, « la guerre des six jours », un fait historique, tragique, hélas aujourd’hui oublié, gommé par « une amnésie collective » : en juin 2002, la ville de Kisangani, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), fut le théâtre d’affrontements meurtriers entre les armées d’occupation rwandaise et ougandaise, venues là dans le but de contrôler les richesses minières de la région. Aujourd’hui s’est constituée une association qui se bat pour que revive la mémoire de ce conflit meurtrier – on dénombrera un millier de morts et des milliers de blessés –, pour que justice et réparation soient faites, ainsi que le demande un arrêt rendu en 2005 par la Cour internationale de Justice, condamnant l’État ougandais à réparer le préjudice causé sur le territoire congolais. « Ils nous ont blessés, mutilés, handicapés à vie », disent Sola, Modogo, Mama Kashinde, Papa Sylvain, Bozi, Président Lemalema… et le « milliard » du titre est celui promis aux victimes, somme un jour futur obtenue, même si le film s’arrête sur l’image bouleversante du groupe obstinément tenu debout devant un Ministère aveugle et sourd à Kinshasa, dans l’attente d’être enfin reçu par une autorité compétente, et ce jusqu’à ce que la ville s’enténèbre, où passent indifférentes les luxueuses voitures des nantis et des puissants ! Car du fond du pays, excédés par l’indifférence générale à leur égard – celle des institutions, celle des gens valides, parfois même celle de leur famille – ils sont venus jusqu’à la capitale exiger leurs droits, passagers d’une embarcation rudimentaire et surchargée, inondée car à ciel ouvert quand l’orage se déchaîne sur le fleuve Congo. Pas loin de 2000 kilomètres à parcourir sur les flots, poussés par l’espoir et la colère, une incroyable odyssée illuminée pourtant de sourires, de chants et de gestes de solidarité, de nourriture partagée aussi. En exergue, le cas de Sola, cette jeune femme coquette au si tendre visage, à laquelle la guerre a ravi ses deux jambes, sur son lit de douleur elle ne comprend pas et les réclame, mais dans une étonnante résilience elle retrouvera la force de marcher. Armée de prothèses tout aussi sommaires que les béquilles de ses compagnons, et qui peuvent la faire souffrir, animée d’une volonté à toute épreuve, elle figure l’égérie combative de la petite troupe. En brèves séquences de coupe, des moments plus sereins où se prépare une pièce de théâtre évoquant cette histoire commune, viennent alléger un propos douloureux, qui par sa force a su tenir la salle dans un silence et une attention proches du recueillement.

Des quatre films à l’affiche ce vendredi 25 mai, je retiendrai ici Massacre River qui, par son sujet relevant pareillement de l’inhumanité dont nos sociétés dites civilisées peuvent faire preuve, me semble assez proche de celui d’ouverture. Le documentaire de Suzan Beraza, proposé en partenariat avec Martinique la 1ère, se situe en République dominicaine. La réalisatrice, hispano-latino-américaine elle-même née et grandie dans les Caraïbes, suit le parcours de Pikilina, une jeune femme trop tôt veuve et réduite, parce qu’elle n’a pas de papiers officiels, à une prostitution de rue qui seule lui permet de survivre et d’élever ses enfants dans la dignité. Comment trouver un travail, comment scolariser les enfants, comment vivre avec suspendue sur votre tête cette épée de Damoclès, comment simplement être au monde ? Pourtant, Pikilina est née dans ce pays, elle a droit à la nationalité dominicaine, mais elle est l’une des quelques 200 000 résidentes et résidents d’origine haïtienne auxquels la Cour Constitutionnelle a, en 2013, annulé les droits de citoyenneté, en totale violation des Droits de l’homme, et prévoyant la déportation des hommes, des femmes et des enfants dans leur pays d’origine – insoutenable vision d’un camp de réfugiés qui ont fui et qui ont tout perdu, à qui parfois on a incendié la maison ! Au travers de ce portrait d’une femme combattante, calme mais déterminée, et qui jamais ne s’avouera vaincue, est dénoncé le drame engendré par un gouvernement au nationalisme exacerbé, mais aussi par un racisme sauvage en direction des Dominicains noirs. Face à l’indignation internationale, ce gouvernement a fini par mettre en place un processus de régularisation, mais pour une durée limitée, qu’il acceptera de prolonger d’une semaine. Contrainte de temps qui oblige Pikilina à une course effrénée… réunir les documents exigés, trouver pas moins de sept témoins que les autorités devront de plus agréer – l’un se voyant refusé, Pikilina doit refaire tout le chemin – prendre place dans de longues files d’attente, être acculée derrière les barreaux de portes qui ne s’ouvrent pas, se voir renvoyée d’un lieu à l’autre, trouver un avocat et de quoi le rémunérer… un parcours kafkaïen au terme duquel elle se verra attribuer une carte portant la nationalité… haïtienne, ainsi qu’une autorisation de séjour d’un an seulement, en dépit de sa naissance en terre dominicaine ! Dans son regard, toute la tendresse du monde, toute la mélancolie d’une vie douloureuse, dans son sourire la force de continuer, sur sa joue les stigmates d’une agression perpétrée contre l’adolescente qui un temps vécut seule dans la rue. Hélas, l’Histoire une fois encore bégaie, qui reproduit l’épisode sanglant survenu voici plus de quatre-vingt ans, quand le dictateur Rafael Trujillo a ordonné le massacre de 12 000 Haïtiens, à la frontière nord du pays. Des images d’archives viennent appuyer les paroles entendues : « Ils nous tuaient avec des couteaux et des machettes. Ils nous tuent avec des lois ». Encore que des groupes très violents s’en prennent aujourd’hui même physiquement, dans les rues, à des hommes et femmes noirs, supposés être haïtiens. Et que le mari de Pikilina ait été retrouvé pendu à un arbre, pieds et poings liés, terrible image qui n’est pas sans évoquer le Strange Fruit de Billie Holyday. Une entreprise comparable à un génocide programmé à la façon du nazisme, sera-t-il dit au cours du film. Un rêve pourtant se dessine dans les dernières séquences, que les deux états de l’île se retrouvent dans la paix, que cesse ce partage du territoire, conséquence de l’ancienne colonisation, alors de chaque côté de la rivière-frontière, en dépit du grillage qui isole et enferme, la nuit s’éclaire de mille bougies, d’appels fraternels et de chants partagés ! 

Deux films, deux femmes, deux éloges à la résistance, quand l’une cruellement mutilée dit « je ne me suiciderai pas… même si ma famille le désire », l’autre tient bon et déclare qu’elle ne cédera pas, qu’elle restera bien là, ancrée sur le sol dominicain ! Deux dérapages de l’Histoire, et des corps martyrisés, là jetés dans des fosses communes, ici noyés dans la “rivière du massacre” !

Fort-de-France, le 25 juin 2021