J’ai eu le bonheur d’être introduite à la pensée de Fanon par Vincent Placoly avec lequel, collégienne, je discutais en classe de révolution ; février 74 n’était pas très loin, et mon professeur de français m’offrit son propre volume de Sociologie d’une révolution.
Qu’en ai-je alors tiré à cet âge de tous les possibles ?
Les femmes algériennes me sont apparues comme des héroïnes de la lutte de libération nationale algérienne, toutes voilées et soumises qu’elles semblaient.
Elles transportaient des bombes, des munitions et des grenades sous le haïk, cet ample voile qui leur permettait de franchir les lignes ennemies, s’introduire dans la ville européenne sans être inquiétées. Femmes exemplaires, maillon capital de la révolution algérienne ; des inspiratrices auxquelles je pouvais sans mal m’identifier, d’autant qu’elles ébauchaient une aube nouvelle, redéfinissant la place des femmes les sociétés post -coloniales et révolutionnaires.
Quelques dizaines d’années plus tard, la relecture de cet essai “initiatique”, et les réactions que ce texte a suscitées par ailleurs, me portent à jeter un nouvel éclairage sur le propos de l’auteur et par là -même, de son impact.
Quand Frantz FANON écrit Sociologie d’une révolution – l’an V de la révolution algérienne, cela fait 5 ans que la guerre de Libération nationale de l’Algérie a commencé et 3 ans que la bataille d’Alger, d’une férocité sans pareille a eu lieu.
Les femmes algériennes se sont déjà engagées dans la guerre et l’auteur y analyse leur participation à travers le voile, “enjeu d’une bataille grandiose”, et surtout augure des conséquences de leur irruption dans la lutte armée, sur la société algérienne à venir.
Autrement dit, pour les femmes algériennes, une fois arrachée l’indépendance, plus rien ne devrait désormais être comme avant. Il y a là, l’essentiel de son propos.
S’il commence par une analyse sociologique voire ethnologique de l’habillement et des techniques vestimentaires dans le monde arabe et plus particulièrement des femmes, c’est pour déterminer la place centrale du voile, le haïk, vêtement plus qu’accessoire, marqueur essentiel de l’identité culturelle des femmes.
Dans cette guerre, le haïk constitue un enjeu et un véritable instrument de lutte.
Il y a en effet dans cette guerre, deux temps que le voile organise :
Celui où, bien qu’acculées par le colonisateur qui veut absolument les dévoiler, véritable tentative de conversion aux valeurs occidentales, entamée dès les années 1930, les femmes algériennes font du port du voile un mécanisme de résistance ;
Puis, son instrumentalisation ensuite, à compter de l’entrée active des Algériennes dans la lutte armée.
Il y a lieu de souligner l’innovation de Fanon, qui théorise l’impact de l’engagement des femmes dans la lutte révolutionnaire, l’une des « mutations essentielles dans la conscience du colonisé », qui affecte les fondements constitutifs même, de l’organisation sociale algérienne : le système familial et les rapports entre les sexes et ce, à travers le “dynamisme historique du voile” des femmes.
Cependant, les promesses d’émancipation que laissait présager ce nouveau statut acquis par les Moussebilates*, les Maquisardes et surtout les Fidayates*, n’ont pas été tenues et il a souvent été reproché à Fanon d’avoir péché par excès d’optimisme, voire manque de clairvoyance. Ne faudrait-il pas plutôt inscrire ce texte dans le contexte des décolonisations, et le considérer comme un appel militant à reconnaitre leur rôle, à valoriser les femmes, et en tout premier lieu, à encourager leur engagement.
Analysant tout d’abord la situation des femmes algériennes, Fanon constate un profond hiatus entre le discours colonial et la réalité.
Si elle stigmatise l’arriération des femmes algériennes, leur oppression par un système patriarcal et leur nécessaire émancipation dans le cadre d’une conversion aux valeurs occidentales au sein de l’Algérie française, en réalité, peu de changements ont été entrepris par l’administration coloniale afin d’améliorer leur situation. Les lois Ferry, étendues à l’Algérie en 1883, omettent « momentanément » les filles musulmanes et les quelques centres de formation qui leur ont été ouverts, confinent les jeunes filles aux tâches ménagères ou artisanales (tissage de tapis, broderies…) et leurs effectifs sont symboliques.
Pour ce qui a trait au droit de vote, alors que c’est à Alger qu’est signée l’ordonnance du 21 avril 1944 qui l’accorde aux femmes françaises, les Algériennes en seront privées jusqu’au 28 septembre 1958, date du scrutin constitutionnel de la Vème république.
Dans l’ensemble, les femmes algériennes demeurent régies par le carcan des règles traditionnelles et invisibilisées. Paradoxalement, la volonté affichée par le colonisateur de faire tomber le voile s’intensifie avec la guerre de libération nationale.
La stratégie de l’administration coloniale est claire : « Ayons les femmes et le reste suivra.”
Elle se fonde sur les conclusions des sociologues et ethnologues européens caractérisant la société algérienne comme une structure d’essence matrimoniale, au -delà du patriarcat de premier plan. Dès lors, faire adopter par les femmes algériennes les codes occidentaux, et en tout premier lieu, la suppression du voile, c’est selon Fanon : “procéder coûte que coûte à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale …”
L’administration coloniale a ainsi défini sa doctrine : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes, il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où les hommes les cachent.
Des sommes importantes et des stratégies sont consacrées à ce projet. Fanon en mentionne non sans humour quelques unes : “La guerre est la période d’effervescence et de mise en application de toute une technique d’infiltration au cours de laquelle des meutes d’assistantes sociales et d’animatrices se ruent sur les quartiers arabes. C’est d’abord le siège des femmes indigentes et affamées qui est entrepris. A chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d’indignation contre le voile et la claustration.”
Les femmes algériennes sont invitées à jouer « un rôle fondamental, capital » dans la transformation de leur sort. On les presse de dire non à une sujétion séculaire. On leur décrit le rôle immense qu’elles ont à jouer.
Ces tentatives restent vaines et produisent l’effet inverse : “Le voile devient mécanisme de résistance, au -delà de la tradition et de la séparation rigide des sexes, parce que l’occupant veut dévoiler l’Algérie”.
A cette résistance passive, succède l’entrée des femmes dans la guerre, malgré les résistances du FNL.
Certes, après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945, l’intensification de la guerre de libération et les exactions commises sur les femmes par l’armée française alimente leur révolte et leur désir de s’engager dans la lutte, mais le FLN ne veut pas de femmes dans ses rangs et des consignes très précises sont données en ce sens : “Il est interdit de recruter des djoundiates [femmes soldats] et des infirmières sans l’autorisation de la zone. Dans l’Algérie indépendante, la liberté de la femme musulmane s’arrête à la porte de son foyer. La femme ne sera jamais l’égale de l’homme. »
Et en 1958, le conseil régional de la Wilaya 2 écrivait encore la directive suivante :
« Nous rappelons encore une fois qu’il est interdit d’enrôler les femmes dans les centres, quels que soient les résultats et les avantages. Nous vous informons de même qu’il est formellement interdit à toutes les femmes de rejoindre nos rangs ; si elles rejoignent nos rangs, elles doivent être refoulées à leur destination d’origine, même si l’ennemi les appréhende. Ceux qui accompagnent ces femmes doivent être punis par la peine capitale ».
Toutefois, le FLN finit par reconnaître l’aide cruciale de ces militantes. Elles représentent 16 % de l’ensemble des combattants, et leur présence est d’une aide précieuse pour l’Armée de libération nationale (ALN).
Fanon dans son analyse, s’attache principalement au haïk, devenu l’instrument de la participation des femmes à la lutte armée en milieu urbain.
Certaines, malgré les difficultés que constitue l’abandon du voile, s’habillent à l’occidentale pour passer pour des Européennes et pour poser plus facilement des bombes dans les quartiers européens et dans les cafés français.
D’autres au contraire, se servent de leur haïk comme moyen de transport afin d’y acheminer des armes ou des lettres, car les femmes ne sont pas systématiquement fouillées à leur entrée dans les quartiers européens et se fondent aisément dans la foule.
Il y a aussi la Fidayate, celle qui a accepté de donner sa vie par idéal, chargée de déposer des bombes directement sur les lieux des attentats.
Dans son essai, Fanon parle peu des maquisardes dont le manque d’armes a vite fait de justifier les missions : héberger les maquisards, Moudjahidines, dont elles s’occupent du linge et des repas, en prenant soin d’effacer les traces de leur présence au maquis. Pourtant, tout comme eux, certaines femmes sont faites prisonnières, torturées ou tuées.
Il n’évoque guère non plus les Moussebilates, qui utilisent leur maison pour réaliser la majeure partie de leurs activités. Elles sont agents de liaison, collectrices de fonds et d’objets divers, infirmières, secrétaires, couturières, agents de renseignements, propagandistes. Leurs foyers sont un refuge pour les combattants et les soldats blessés. Leur engagement les met dans une situation aussi dangereuse que dans le maquis. Plusieurs d’entre elles sont torturées et tuées pour leur participation à la cause de la guerre d’indépendance.
Mais Fanon choisit de mettre principalement en lumière à travers le voile, la figure de la femme héroïque, celle dont le corps se dépouille, puis s’enfle pour camoufler par un système de ficelles et de courroies le sac de grenades, les chargeurs de mitraillette.
Cette jeune femme qui établit des liaisons entre combattants et parcourt désormais la ville, s’émancipant de son espace traditionnel, porteuse de messages, d’ordres verbaux compliqués, appris par cœur quelque fois par des femmes analphabètes, ces femmes faisant le guet des heures durant qui s’attirent les quolibets des passants qui voient en elles des femmes faisant le trottoir, des femmes qui se déplacent avec une petite valise, bourrée de l’argent de la révolution, porteuses de revolvers, de centaines de fausses cartes d’identité … Toutes missions, souligne t-il, menées avec une constance, une maîtrise de soi et un succès incroyable. Ces succès constituent d’abord des victoires sur elles mêmes, ces “entamures au colonialisme sont d’abord subjectives”.
Cette transmutation force l’admiration : “L’Algérienne engagée apprend à la fois d’instinct son rôle de “femme seule dans la rue” et sa mission révolutionnaire. La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu’elle sort dans la rue trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage …”
Mais Fanon n’a pu connaître l’Algérie indépendante, et la “puissance de la Révolution algérienne qui réside dans la “mutation radicale qui s’est produite chez l’Algérien”, ne s’est pas traduite par la reconnaissance et la promotion des femmes Algériennes. Certes, leur participation à la guerre de libération a marqué une rupture violente avec les normes traditionnelles de la famille et de la société musulmanes. Pour la première fois, certaines telles les cheffes de zone du FLN ont pu avoir des rôles importants dans la sphère publique, mais après la guerre la plupart des Moudjahidates se sont senties trahies par les actions ultérieures du gouvernement.
Elles ont été écartées du paysage politique post- indépendance après 1962 et la hiérarchie sociale inégalitaire a été immédiatement rétablie. Elles n’ont même pas le droit de vote et, alors que les hommes bénéficient d’honneurs et de grades, les femmes en sont privées jusqu’à la date du 5 avril 1997. Donc, 35 ans après la guerre, certaines reçoivent la médaille de l’ordre du mérite national à titre posthume.
Leurs aspirations ont été tout simplement ignorées, le régime ayant progressivement institutionnalisé la tutelle des femmes en se basant sur une interprétation inégalitaire de la jurisprudence islamique.
Leur situation n’a ensuite cessé de se détériorer.
Le Code de la famille, promulgué en 1984, attribuait aux femmes algériennes un statut de mineures et les plaçait sous la soumission d’un tuteur masculin, les privant de toute liberté de décision. L’ouverture au multipartisme en 1989 a entraîné une timide évolution.
Cependant, la parenthèse s’est vite refermée : la montée de l’islamisme radical et la guerre civile sanglante qui a suivi dans les années 1990, ont provoqué une régression de leurs droits.
Les années 2000-2010 ont vu quelques réformes superficielles du Code de la famille mais les femmes continuent d’être assujetties à un code établissant une inégalité de fait et de droit.
Les mobilisations populaires, le Hirak, intervenues depuis 2019 réclamant un pays libre et démocratique sont marquées par la réapparition d’une force émancipatrice massive portée par les femmes et ce mouvement revendique sa filiation à la guerre d’indépendance.
Dès lors, Fanon aurait -il péché par idéalisme, enthousiasme révolutionnaire ?
Il y a plutôt lieu de considérer son projet, sociologique, certes, au plan de l’analyse, mais en tout premier lieu, politique.
Il faut l’entendre quand il affirme : “Ce n’est pas la mise à jour d’un personnage connu et mille fois fréquenté dans l’imagination et dans les récits, c’est une authentique naissance à l’état pur, sans propédeutique. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s’élève d’emblée au niveau de la tragédie”.
Fanon tient ici son héroïne, femme de la Casbah qui a fait du haïk, son arme. Il ne la lâchera pas, tant il est convaincu que les nouvelles réalités qu’elle incarne constituent des points de non retour.
Pourtant, il ne saurait ignorer les résistances qu’ont dû affronter ces combattantes ni s’illusionner sur le poids et les freins de l’ordre patriarcal ancien. Mais le théoricien est lui aussi engagé, dans toute l’acception du terme, dans cette guerre, et sa vision d’un monde nouveau intègre de nouveaux rapports sociaux et non genrés.
Ce n’est donc pas par manque de clairvoyance ou de lucidité selon nous, que Fanon professe l’avènement nécessaire d’autres rapports entre les sexes, il ne saurait selon lui en être autrement, quand il constate que “La vieille jalousie de l’Algérien, sa méfiance “congénitale” ont fondu au contact de la Révolution”. L’émancipation de la femme algérienne, est désormais, il l’a démontré, inhérente à la Révolution.
Il fait le choix de son héroïne, dont il exalte avec lyrisme la geste. Cette ode à la révolutionnaire, ce récit de l’épopée de femmes sublimes, sont destinées à célébrer l’engagement des femmes des pays colonisés, les encourager à faire tomber les barrières, reculer les tabous, pour embrasser l’idéal révolutionnaire qui doit conduire la société toute entière à l’émancipation.
Fanon prophétise, en écrivant ces lignes en 1959, une nouvelle société, un monde nouveau.
Il s’est fait le chantre de la révolution algérienne, de toutes les révolutions qui rassemblent et libèrent leurs combattant.es. Et il a en cela convaincu plus d’une femme, plus d’une jeune femme …*
—Michèle Latouche — Juillet 2025
*La plupart des citations sont tirées de : “L’Algérie se dévoile”, in Sociologie d’une Révolution – 2ème édition – Paris, mars 1972 – FM / petite collection maspero.