Exposition Raymond Médélice : 30 ans de création picturale

— Par Philippe Charvein —

« Un vaste chaos » : cette expression pourrait qualifier l’univers de Raymond MEDELICE tel qu’il se décline depuis trente ans. Univers saturé de couleurs, d’énergies, de forces circulaires et de vortex permettant à l’artiste peintre d’aborder tous les sujets qui le préoccupent ; que ce soit le devenir de son pays, la langue créole, l’écologie, le racisme, la folie, l’éducation, la culture…Autant de thèmes qui s’inscrivent dans le parcours d’une histoire, à la fois personnelle et collective ; le parcours d’une humanité qui se construit en somme (qui doit se construire en permanence), avec ses grandeurs et ses petitesses, ses désirs d’élévation et de fulgurances.

Cette exposition de Raymond MEDELICE semble, toutefois, s’articuler autour de deux bornes extrêmes : la représentation d’un monde final ; confronté aux dangers, aux destructions ; un monde où l’humanité est menacée (où l’humain, en tant que tel, n’est pas présent) ; ce qui pourrait être le signe d’une angoisse existentielle chez le peintre, et l’évocation d’un chaos permettant au monde, justement, de revenir à ses débuts, en témoigne la présence de ces meubles, de ces objets. Dans quelle perspective devons-nous nous situer : la fin ou les commencements ?

Avant de pénétrer dans la salle où sont rassemblées les toiles de l’artiste, l’attention du visiteur-de la visiteuse est d’emblée attirée par deux réalisations à la charge symbolique manifeste. Evoquons d’abord cet « Autoportrait » intitulé « Raymond ». Autoportrait de Raymond MEDELICE, donc ; lequel nous invite à découvrir l’univers qui est le sien depuis ces tous premiers moments où se forgeaient une sensibilité artistique, une manière de concevoir, d’appréhender le monde. Cet « Autoportrait » est donc une invitation à pénétrer dans une…intimité, en témoigne d’abord le prénom « Raymond » qui permet d’instaurer une proximité familière entre le public et lui (et l’enfant qu’il était). Relevons ensuite l’environnement d’absolu dans lequel baigne le jeune individu et qui sature le tableau (environnement qui se retrouvera par la suite dans les toiles futures) ; matérialisé par ces couleurs vives conférant son aura supérieure à l’enfant. Les mains de ce dernier sont remplacées par des… « bouquets » d’énergie alors que ses cheveux laissent la place à une sorte…d’« explosion » cosmique… Illustration symbolique, donc, d’un artiste –déjà – en devenir, capable à la fois de saisir, de restituer et de récapituler – en lui – toutes les forces d’énergies du monde…au point de parvenir à une transcendance certaine (donnant même du prix aux fautes d’orthographe).

Cet autoportrait s’impose donc comme un hymne à l’enfance… L’enfance, moment privilégié, propice au rapprochement avec l’absolu, à ce regard multiple et magique sur le monde.

Intéressons-nous ensuite à la deuxième réalisation fixée sur le mur d’en face. Intitulée « Texte 1 », celle-ci se présente comme une série de dix-huit panneaux dont la particularité est de nous familiariser – d’emblée – avec l’univers de l’artiste peintre. « Narration » singulière que cette installation nous plongeant dans un monde complexe et déroutant, en perpétuelle réflexion ! Tout l’univers de l’artiste, en effet, est exposé au fil de chaque panneau constituant cette installation. Univers fantasmagorique, fondé sur le chaos, les tracés d’énergie, les êtres imaginaires menaçants, les superpositions ; mêlant les sentences en français et en créole à telle ou telle citation prononcée par un autre artiste. Autant d’éléments au moyen desquels Raymond MEDELICE aborde les thèmes qui lui sont chers : l’individu, le néant, l’existence, l’art, la culture, l’écologie…Le plus important, pour lui, étant sans doute de nous mettre en face des problèmes qui sont les nôtres pour mieux nous mettre en situation de nous engager.

Sans multiplier les exemples, relevons cet alphabet (pris dans le désordre) associé à cette bouche aux dents bien visibles. Eléments symboliques, en effet, d’une condition humaine cherchant à exister de manière frénétique ; à afficher – et affirmer – une présence au cœur d’un maelstrom qui menace de l’absorber à tout jamais. Derrière cette bouche et ces dents qui mordent comme pour s’accrocher à un repère, nous devons être sensibles à cette quête d’un certain « ordre », d’une certaine « rationalité » ; gage d’une conscience et d’une identité.

L’être imaginaire qui crache du feu, symbolise certes le mal. Mais nous observons, dans le même temps, que ce dernier est contrecarré par une sorte d’embarcation traditionnelle rappelant notre patrimoine culturel. Cette embarcation qui ne se consume pas sous l’effet du feu projeté. Illustration symbolique de cette idée selon laquelle la culture d’un pays le protège des dangers, de toute tentative de déstabilisation !

S’agissant de la « culture » en tant que telle, évoquons cet autre panneau reprenant – tout en la modifiant quelque peu – la citation prononcée par Pier Paolo PASOLINI : « La culture est une résipiscence à la distraction » ; l’artiste italien ayant plutôt choisi le terme de « résistance ». Le « P », volontairement majuscule au milieu du mot, peut s’imposer comme une forme d’hommage à l’adresse de cet artiste italien multiple, assassiné en 1975 et qui, aux yeux de Raymond MEDELICE, symbolise la culture dans sa dimension sérieuse, presque « morale », en témoignent les deux « t » du terme « distraction » dont la forme rappelle celle d’une… croix ; encore que ces derniers soient reproduits… « courbés », comme si le peintre antillais voulait, dans le même temps, adoucir l’aspect dogmatique de la pensée de son prédécesseur.

Soulignons, enfin, ce constat désabusé illustré à travers l’assertion suivante : « Les mots eux-mêmes on subit l’érosion » et au moyen de laquelle l’artiste peintre déplore une déperdition de la richesse verbale, indispensable justement à la viabilité d’une culture…de l’humanité par extension. Les fautes d’orthographe que nous observons, dans cette optique, ne font qu’illustrer cette pauvreté langagière, cette altération des « mots », vecteurs, malgré tout, d’une conscience.

L’art, comme possibilité de réhabiliter ce qui est perçu comme négatif habituellement ; d’adoucir une tragédie familiale…en la rehaussant d’absolu : deux perspectives illustrées dans ces deux toiles de Raymond MEDELICE, intitulées respectivement « Chimen Chien » et « Le premier matin du premier jour de la fin du monde ». Deux toiles qui se rejoignent à travers l’évocation d’un vaste espace saturé d’énergies positives, matérialisé par toutes ces couleurs vives se surimposant à un bleu, lui-même symbole d’éternité.

Le « Chimen Chien » n’est donc plus ce chemin de traverse, synonyme d’écueils et d’aléas. Au contraire, il s’impose ici comme un chemin d’absolu. S’agissant de la deuxième toile, la tragédie familiale (motivée par la disparition d’un être cher) est transcendée par la représentation d’une vaste gerbe magique dessinant presque…une « figure » humaine…comme pour mieux inscrire la personne disparue (avec ses qualités et ses défauts) dans une forme d’éternité.

L’art, comme possibilité de se protéger de la folie et des aléas ; de lutter contre le mal ; de manifester une résistance, une envie d’exister, malgré tout…Autant de perspectives illustrées également dans les toiles de Raymond MEDELICE. Nous pouvons, par exemple, établir un parallèle entre les toiles intitulées « Hommage à BASQUIAT » et « Hommage à DALI » dans la mesure où elles sont construites toutes deux autour de l’univers de deux artistes, aussi bien différents que complémentaires s’agissant de la lutte en faveur de certaines causes. Evoquons ce rouge, élément central sur les deux toiles, rappelant, peut-être, le brasier allumé par les membres du Klan (sur la première) ; rappelant l’excentricité du peintre espagnol (sur la deuxième) …Excentricité qui, d’un point de vue pictural, s’oppose au bleu qui « renferme » les avions lâchant leurs bombes ; protégeant ainsi l’être imaginaire représenté.

S’agissant de l’autre toile, nous pouvons relever certains éléments. L’intertextualité, d’abord, dans laquelle s’inscrit cet « Hommage à BASQUIAT » ; cela, à travers la figure fantasmagorique de cet homme noir rappelant l’œuvre éponyme de BASQUIAT réalisée en 1981…

Figure fantasmagorique qui évoque en effet les hommes de couleur lynchés par les membres du Klan. L’aspect « menaçant » ensuite de ce visage fantasmagorique qui s’impose – véritablement – comme un cas de conscience face à celui qui voudrait le faire disparaître et dont on remarque l’attitude comme pétrifiée, paralysée face à cette apparition. Sous le pinceau de Raymond MEDELICE, l’esclave du Sud acquiert consistance et matérialité ; que ce soit par le biais de ce « visage » (que l’on voit alors que son interlocuteur reste masqué, dans l’ombre, donc), ou de cet arbre-racine à laquelle il est presque adossé.

Le « Dorlis », dans cette optique, perd son caractère effrayant, contraint qu’il est de faire l’expérience des sensations humaines l’obligeant, dans le même temps, à une certaine…matérialité…presque humaine. Ce faisant, il ne représente plus aucune menace pour l’humanité évoquée métonymiquement par la maison, libre ainsi de s’inscrire dans la sérénité de la nuit et du monde.

Que peuvent les dorlis, d’ailleurs, dans un univers saturé de couleurs et de constructions ? Pas grand-chose, si l’on prend appui sur cette autre toile (« Médelice 2003 ») où il est possible de constater un nombre réduit d’êtres fabuleux (au nombre de trois, en bas de la toile) ; êtres qui, par ailleurs, ont perdu leur aura originelle.

Sous le pinceau de Raymond MEDELICE (nous avons déjà eu l’occasion de le souligner) la culture antillaise est un gage de salut et de protection, en témoigne cette autre toile intitulée « Déluge » ; laquelle toile s’impose comme une réécriture de l’épisode du « Déluge » tel qu’il est rapporté dans La Bible. Point d’arche ici…Plutôt deux frêles embarcations – des embarcations traditionnelles – supportant des habitations relevant du patrimoine local ! Deux frêles embarcations parvenant tout de même à évoluer – à afficher leur matérialité et leur présence – au cœur d’un phénomène destructeur, rehaussé précisément par le blanc de l’informel…du néant.

L’univers de Raymond MEDELICE (nous l’avons également souligné) est un univers de vortex et de tracés d’énergies. Vortex et tracés d’énergies symbolisant une circularité des fulgurances positives au cœur desquelles il est – encore – possible d’« entreprendre », de rédiger ses partitions, de dessiner les contours d’une humanité.

Est-ce pour cette raison que l’artiste martiniquais a représenté un bureau dans une sorte d’aura rouge ? Le bureau, symbole du savoir académique (symbole d’un certain ancrage) est-il amené à se… « renouveler » ; à se charger en absolu ? Est-ce une manière pour l’artiste peintre de figurer la vitalité de la culture et du savoir…et donc un enrichissement permanent pour l’humanité ?

« L’Art pour l’Art n’est pas dépourvu de sens », avons-nous pu lire sur l’un des panneaux exposés à l’entrée de la salle. Maxime parfaitement illustrée, semble-t-il, dans la toile intitulée « Rêve de café » (1996) …Toile qui s’impose surtout par sa beauté esthétique ; rendue par cet espace –onirique – saturé de couleurs et de points lumineux…espace inextricable dans lequel pourtant la « conscience » parvient à se frayer un chemin et à se focaliser sur ce « rêve » de café.

L’intensité de ce rêve (qui confine au désir) est matérialisée par ces coupes contenant des morceaux de sucre (des hosties ?) … coupes qui avancent en procession et qui confèrent une certaine solennité « spirituelle » à l’ensemble.

Philippe CHARVEIN, le 25/07/2023