« Erzuli Dahomey, déssse de l’amour » : le théâtre antillais sur la bonne voie

— Par Roland Sabra —

Le fantôme d’un mort apparaît dans une maison frappée par le deuil sans être celui qui doit être enterré dans le caveau familial. Fantôme d’un autre, celui d’un autre monde, proche et éloigné, étrange et familier, manifeste et refoulé il est celui d’un fils. Cela suppose une mère. L’un ne va pas sans l’autre. En tout lieu et en tout temps. Afrique, Europe et Caraïbes. Blancs, noirs et métisses confondus. Là est l’essentiel, tout le reste est secondaire. La filiation voilà la grande affaire. Tel semble être une des thématiques récurrentes des œuvres de Jean-René Lemoine. Il en est d’autres corrélatives comme la demande infinie et toujours croissante d’un amour dont le sol se dérobe avec le temps. Éloignement inéluctable. Nostalgie d’un temps qui n’est plus, et qui sans doute n’a jamais été. La première pièce qu’il n’aura pas écrite et que va monter Jean-René Lemoine est La Cerisaie de Tchekhov⋅ Dans Erzuli Dahomey l’ancrage des personnages n’est pas à un passé révolu il est est à des préjugés, des dénégations⋅

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Victoire Maison, ex-comédienne, la cinquantaine mène une vie retirée avec ses deux enfants jumeaux, Sissi et Frantz, seize ans d’âge, leur précepteur, le Père Denis, frère de son mari décédé. Tristan le fils ainé, après un parcours universitaire programmé par sa mère, concours d’agrégation réussi a fui vers le Mexique comme reporter. Il y trouve la mort dans un accident d’avion. Peu après l’enterrement dans le caveau familial de Villeneuve, surgit Félicité, sénégalaise de pied en cap qui vient réclamer le corps de son fils, West, dont le fantôme hante les nuits du Père Denis. Qui donc alors repose dans le caveau familial ? Victoire, à travers un parcours initiatique, douloureux et rocambolesque va retrouver Tristan pour lui demander s’il est possible de refaire l’histoire, de (re)commencer à s’aimer entre mère et fils.

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D’une écriture rapide, dense, fiévreuse voire exaltée, la pièce bouscule les codes de la tragédie en allant voir du coté de la comédie de boulevard avec pour objectif de faire rire du drame, faire danser au dessus du gouffre tout en questionnant la famille et ses turpitudes, le manque d’amour, le pouvoir, l’inceste, la pédophilie… Elle emprunte à Tchekhov, Almadovar, Copi, Genet, sans oublier Shakespeare. Conçue comme un patchwork, bâti autour de quiproquo, elle interroge aussi la confrontation culturelle de deux continents au cours de laquelle l’un a asservi l’autre et qui par une dérive inéluctable sont amenés, mondialisation oblige, à un mélange, un métissage, une créolisation vecteurs d’un Tout-Monde en gésine.

La mise en scène flirte avec une problématique pirandellienne dans laquelle la relativité du langage et de la raison, l’impossibilité de connaître autrui et de communiquer avec lui, les avatars de la personnalité, les paradoxes logiques, les faux-semblants et les insolubles de la représentation théâtrale sont présents de bout en bout. L’espace du plateau est ouvert au regard dès l’entrée dans la salle, entrailles et coulisses du théâtre exhibées dans l’indécence de leur crudité nue. Les personnages sont presque toujours présents, convoqués ou non par le texte, ils sont parfois immobiles en fond de scène pris dans un ailleurs improbable. Théâtre du théâtre la représentation théâtrale est intrinsèquement une trahison, tout comme la recherche d’une communication « vraie » marquée du sceau d’une authenticité « originelle » entre les êtres est un leurre. D’où conséquemment le surjeu imposé aux comédiens, les interpellations depuis la salle, les projecteurs dirigés vers le public, les accessoires scéniques déplacés au vu de tous, non pas pour construire le fantasme d’une fusion à la Artaud, ou une distanciation à la Brecht, mais pointer du doigt l’illusionnisme théâtral, les apories de l’échange, l’incommensurable solitude des êtres. Rien n’est vrai, tout est faux et ce faux là est aussi un mensonge. Rien n’y échappe pas même le texte, ses sous-textes et la polysémie infinie qui l’habillent. Les différences affichées, revendiquées, constitutives de repaires, d’exclusion et de discriminations sont des leurres par delà leur morbidité. Félicité noire africaine fera pleurer Victoire blanche européenne. Humains trop humains c’est hors les mots, dans le mouvement chorégraphié des corps ( Gilles Nicolas ) qu’émerge un semblant de vérité. La mort de l’homme n’est plus de saison.

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Des comédiens, dont l’expression corporelle tente d’égaler celle du verbe, il faut retenir la belle cohérence et la précieuse unité. Tous plutôt bons, dans ce pourquoi ils sont convoqués, ils impriment un rythme soutenu dans l’enchaînement de petites scènes parfois énigmatiques dans leur contenu mais qui prennent sens dans leur coalescence.

Lors de sa création à la Comédie française par Éric Génovèse en 2012 c’est Nicole Dogué qui tenait le rôle de Fanta. Nelson-Rafaell Madel, après mûre réflexion a choisi Karine Pédurand. Elle émerge du lot dans une colère feinte et réelle, sincère et maîtrisée au point nodal de la pièce où basculent les rapports maîtresse/servante.

Une mise en scène pensée, une direction d’acteurs cohérente avec le texte, un joli travail de lumière, un univers sonore adéquat, une scénographie dépouillée, de bons comédiens dont plusieurs antillais, un rythme endiablé… c’est sur cette voie qu’il faut poursuivre.

Fort-de-France, le 17/02/2017

R.S.

P.S. : La veille au soir il y eut à Tropiques-Atrium, une deuxième représentation du « Monologue du Gwo Pwèl ». Sur un texte racoleur (certains diront plus: putassier) qui caresse le public dans le sens du poil, une mise en scène balbutiant entre one man show et vrai monologue, dont le fil directeur consiste à présenter un homme endiablé par le chagrin d’amour quitter peu à peu sa tenue vestimentaire, défroque de son virilisme, cette maladie infantile de la masculinité, pour revêtir ceux de la diablesse qui le hante puisque, en ce qui le concerne, Satan l’habite.

Je n’en dirai pas plus.

 

Durée : 1 H 40
Mise en scène et scénographie
Nelson-Rafaell Madel
Auteur
Jean-René Lemoine
Collaboration à la scénographie
Lucie Joliot
Avec : Alvie Bitémo, Emmanuelle Ramu,
Karine Pédurand, Claire Pouderoux,
Adrien Bernard-Brunel, Mexianu Médénou,
Gilles Nicolas
Collaboration chorégraphique
Gilles Nicolas
Lumières
Lucie Joliot
Création sonore et musique originale
Yiannis Plastiras