Médée, poème enragé

—Par Michèle Bigot —

medee_poeme_enrage-400Médée, poème enragé
Texte et mise en scène : Jean-René Lemoine,
Festival du standard idéal, 10è édition
MC93, hors les murs, TGP, Saint-Denis,

Le poète et dramaturge Jean-René Lemoine et le musicien Romain Kronenberg, responsable de la création musicale et sonore, nous proposent ici un spectacle d’un genre inédit que l’auteur lui-même catégorise comme « opéra parlé ». Ce spectacle a été produit en 2013 par la MC93 et revient en 2015 avec un succès très mérité.
Certes, on peut parler à son propos d’une version moderne du mythe de Médée, forgé pour et par le théâtre (Euripide, Sénèque, Corneille). J.-R. Lemoine avoue d’ailleurs avoir été marqué par la version qu’en donna naguère Heiner Müller (« Médée-matériau »), dans la mise en scène d’Anatoli Vassiliev ; mais il s’agit ici d’une total refonte du mythe, dans une forme dramatique essentiellement musicale. La genèse de cette œuvre le dit assez : au départ, l’architecture globale se décide entre le musicien et l’auteur : l’écriture du texte se trouve modelée par cette trame musicale : les effets rythmiques, les variations de tempo, la musicalité du verbe, la facture même du poème dramatique s’en nourrissent. Ainsi la chanson (« Nights in white satin »), impose sa scansion au texte. Tout se passe comme si le tissu du textuel résultait d’une trame proprement dramatique (structure en trois actes, double énonciation, unités de temps de lieu et d’action, clôture du texte), croisée d’une chaîne musicale qui surimpose ses propres motifs.
La forme musicale est d’ailleurs pleinement interprétée sur le plateau par un dispositif scénique proche de celui du music hall. L’acteur (ici l’auteur lui-même, mais cela a pu être une femme dans d’autres mises en scène) seul en scène, interprète au micro sa partition dramatique et musicale. Ses accents mélodiques, ses variations de ton et d’intensité, ses effets rythmiques sont accompagnés par l’éclairage. La lumière vient découper le cercle du jeu sur un fond noir, délimitant un espace scénique interne au plateau, jouant de la direction du flux lumineux comme de son intensité : musique, lumière et texte fonctionnent à l’unisson. Il y a là un équilibre périlleux qui donne au spectacle sa vérité sensible tout en se rejouant à chaque interprétation.
Un tel spectacle constitue bien un événement théâtral, et comme tel, absolument inédit à chaque représentation : la circulation d’énergie, l’échange entre public, acteurs et texte se renouvelle chaque fois de façon singulière, au risque de se perdre.
Et l’enjeu théâtral est à la mesure de la tragédie de Médée : ce personnage, mi-homme mi-femme, connaissant toutes les failles du féminin et tout le désir-pouvoir inhérent au masculin, vit son destin aux bords du gouffre. J.-R. Lemoine en a accentué la dimension tragique en plaçant son héroïne aux frontières de l’humain. Son parcours s’initie avec l’inceste, se poursuit avec fratricide, régicide ; il culmine avec l’infanticide et se termine dans la contemplation de l’agonie paternelle. Si Médée « cherche à sortir de ce territoire toxique qu’est la famille » (dixit l’auteur), son destin tragique l’y ramène inexorablement.
C’est pourquoi cette tragédie ne peut se dire que dans un verbe radicalement in-ouï, nécessairement poétique, en ce qu’il se doit de renouveler le langage, de se hisser « hors des mots de la tribu ». Un travail poétique intense est au service de cette création langagière : il fait alterner les idiomes (l’anglais pour ses connotations musicales, l’italien pour son lyrisme), comme les registres et les genres de discours : narration, invocation, imprécation, bribes de dialogue. Ce patchwork langagier croise les styles comme il rencontre les traditions littéraires : Claudel , Genet et Shakespeare y font écho à Homère et Euripide (certaines scènes rappellent la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa). Mais Pasolini et les références au cinéma ne sont pas non plus étrangères à l’ensemble.
Ce texte n’en reste pas moins pour l’essentiel un texte dramatique, une forme théâtrale, c’est-à-dire adressée. Du reste l’ouverture du prologue comme de l’acte II l’auditoire est directement interpelé, sous la figure d’un groupe de femmes : « comment, mes amies […] » . Ce poème « enragé » est aussi un poème engagé, empathique au féminin, qu’il soit vécu par l’un ou l’autre sexe.
Au total le pari est réussi pour cette création profondément originale, qui va puiser aux sources antiques pour interpeler nos contemporains. La mise en scène parfaitement ciselée est à la hauteur de ce sombre joyau qu’est la tragédie de Médée.

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Médée, poème enragé
de Jean-René Lemoine

Création le 3 mars 2014 : MC93 Bobigny (Bobigny)
Mise en scène Jean-René Lemoine
Interprétation Jean-René Lemoine
Romain Kronenberg
Scénographie Christophe Ouvrard
Lumières Dominique Bruguière
Costumes Bouchra Jarrar
Musique originale Romain Kronenberg
Collaboration à la mise en scène Damien Manivel
Assistanat à la mise en scène Zelda Soussan
Assistanat aux lumières François Menou
Construction ateliers de la MC93
Diffusion Rémi Jullien