« Entre chiens et loups » de Bérékia Yergeau

— Par Roland Sabra —

Si Christiane Jatahy reprenait l’expression au singulier en transposant au théâtre le « Dogville » de Lars von Trier, Berekia Yergeau  la pluralise en construisant une suite de tableaux abstraits autour de quatre espaces dramaturgiques dont elle brise la continuité linéaire du récit pour interroger sous diverses facettes notre rapport à la violence. Le prologue dans une brume envahissante évoque des chemins de vies qui, solitudes dans la multitude, se meuvent, se croisent, se décroisent sans jamais faire rencontre, noyés dans l’anonymat qui les mine et qui les cerne et dont ils ne sortiront, de façon hégélienne qu’en s’opposant. Certes, par ce non qui les constitue, qui leur permet de se donner un nom, ils se découvriront sujets, mais sujets assujettis dans le processus de reconnaissance de l’autre. Le pouvoir (et sa « violence légitime ») est à la fois créateur et oppresseur du sujet, comme l’explique si bien Judith Butler.

« Entre chiens et loups » se construit de deux parties

La première s’articule autour de quatre récits de sujets qui se construisent dans les luttes militantes traversées par le thème de la violence subie (le chien domestiqué) ou générée (le loup sauvage). Ils viennent du Rwanda, du Maroc, de la Belgique, du Canada, de la Guyane , de la France continentale pour souligner mieux la dimension politique universaliste du thème abordé. Dans son précédent spectacle «  Comme l’oiseau » Berekia Yergeau focalisait son propos sur la violence subie par les jeunes guyanais qui acceptent, plus ou moins contraints et forcés à avaler des sachets de drogue pour tenter de les acheminer dans l’hexagone. C’est donc un devoir de philosophie que nous propose l’auteure et metteure en scène guyanaise, mais il n’a rien d’ennuyeux. Dans le bel espace du Lavoir Moderne Parisien la scénographie épurée, minimaliste, met en valeur la mise en scène qui balance, avec bonheur entre danse, théâtre récitatif, théâtre joué etc. L’univers musical de Jenny Salgado accompagne au plus près l’ensemble du propos.

La seconde partie intervient au bout d’une demi-heure quand les comédiens viennent saluer, et que Berekia Yergeau endosse alors le rôle d’une animatrice d’un séminaire réservé à des auteurs de violences, le public en l’occurrence, avant leur passage devant le tribunal! Elle interroge directement les spectateurs sur leur rapport à la violence autour du thème la fin et les moyens. Pas sûr qu’il s’agisse d’un clin d’œil à l’enquête sur la nature des idéaux et sur les méthodes employées pour leur réalisation d’Aldous Huxley consacrée à ce thème en 1937, mais toujours est-il que le public joue le jeu, répond, développe, précise les arguments et que c’est plutôt du coté de l’animatrice que le manque à dire se fait jour. Signe de l’intérêt des échanges, les conversations  se poursuivront toujours animées, dehors, sur le chemin du retour !

Le travail présenté au Lavoir Moderne Parisien venait tout juste de sortir d’une résidence de création. Né sous une bonne étoile, gageons qu’il se bonifiera dans les mois qui viennent.

R.S.

Paris le 27/09/22

Entre chiens et loups
Écriture et mise en scène Bérékia Yergeau
Avec Ady Batista, Kervens St-Fort, Matilda Pierre, Natasha Kanapé Fontaine
Assistante de mise en scène Noémie Petchy
Chorégraphe Karim Ennoury
Création musicale Jenny Salgado
Création lumière Leslie Sozansky
Collaboratrice artistique dramaturgie Geneviève Pelletier, Carole Karemera et Gioia Froli
Production Compagnie OTEP
Co production Lavoir Moderne Parisien
© Quentin Chantrel
Soutiens Direction des affaires culturelles de Guyane, Collectivité territoriale de Guyane, Ville de Kourou, Institut français, Théâtre Cercle de Molière.
Lavoir Moderne Parisien
du 14 au 25 septembre 2022