Edwy Plenel, le coup d’éclat permanent

"Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres." Gramsci en prison. 1936.

—Par Judith Perrignon—
edwy_plenel-3Le revoilà dans Le Monde. Mais comme un sujet qui monte, un personnage que les moins de 30 ans associent à Mediapart, Bettencourt, Cahuzac, pour ne pas dire Zorro, la moustache plus épaisse. Ils l’ont vu au « Grand Journal » de Canal+, il y a trois semaines, quitter le plateau parce que Brice Hortefeux ne voulait pas s’asseoir à côté de lui. Edwy Plenel riait en coulisses et encore à l’image, heureux d’être l’affreux jojo, quand d’autres journalistes qui, pourtant, ne l’apprécient guère reprenaient les révélations de Mediapart pour poser les questions dérangeantes à sa place. Il riait, très conscient de l’effet que produisait son éviction, il riait de les déranger tous. Encore et encore.

Son dernier livre, Dire non (Don Quichotte), commence par une belle et vieille phrase qui franchit allègrement les siècles : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres. » Gramsci en prison. 1936. La sentence va comme un gant à notre époque, comme lui qui voudrait en être l’éclaireur. Il chevauche la phrase, comme la sorcière son balai, il voudrait voyager avec elle, être la phrase, intemporel comme elle, avoir été des utopies révolutionnaires et être toujours l’avant-garde à 61 ans. Avoir été le journaliste encombrant des années Mitterrand, lequel le mit sur écoutes, être le cauchemar d’un futur Sarkozy II, devenir un jour celui d’un Valls. Avoir été le capitaine du journal Le Monde pendant près de dix ans, être le créateur de Mediapart, sauveur du journalisme sur Internet – lieu d’une humanité spontanée et souvent sans mémoire. Y serait-il parvenu ?

DINAUSAURE MODERNE

On peut « liker » Edwy Plenel sur Facebook, 24 000 personnes le suivent. Fêter ce mois-ci les 6 ans de Mediapart et ses 87 000 abonnés. Ou simplement admettre que personne n’y croyait au départ, à son journal généraliste en ligne, payant, hors flux continu, et qu’il y est parvenu. L’emblème du site est d’un autre temps, un crieur de journaux comme il en courait dans Paris à la fin du XIXe siècle, la France enterrait Hugo, fourmillait de ligues, de libres penseurs, d’anarchistes, de royalistes, de communistes, de réactionnaires, les rotatives avaient à peine un siècle, elles tournaient à plein, libéraient la parole, pour le meilleur et pour le pire… comme Internet aujourd’hui. « C’est une gravure de la fin du XIXe siècle, c’était devenu l’emblème des éditions Maspero qui ont tant marqué ma jeunesse. Je l’ai ressorti quand on a créé Mediapart et un dessinateur l’a réactualisé. »

Trois temps en un : la genèse, la jeunesse, le présent. Il y a, au gré des livres qu’il écrit depuis vingt ans, cette question qui revient : « Comment se déprendre sans se défaire ? », cette affirmation aussi : « Je changeais et je ne changeais pas. » Etre et avoir été. Le journalisme n’est pas toujours ingrat pour ses anciennes figures, il leur offre des chroniques, des éditos, des cases à la télévision du flux continu, où leur nom pâlit tranquillement. Lui demeure, en première ligne. Dinosaure moderne.

Son père est mort au mois de novembre 2013. Une crise cardiaque à 91 ans. C’était un lundi. Par chance, le fils, qui n’appelait pas souvent – »Allô, c’est le fils indigne », disait-il –, avait, depuis l’automne, pris l’habitude de dîner avec lui deux fois par mois à Neuchâtel, en Suisse, le dimanche soir. C’est là que vivait le père, « sans être un exilé fiscal », là que, tous les quinze jours, le lundi, le fils s’en va donner des leçons de journalisme à l’université. Il avait donc pris l’habitude d’arriver la veille pour dîner avec son père. Pour leur dernier repas, ils prirent des huîtres d’Arcachon et une sole.

Le lendemain, le cœur d’Alain Plénel a lâché. Et quelques jours après son incinération, on lisait dans le blog d’Edwy Plenel, en date du 24 novembre, entre un hommage aux journalistes de RFI assassinés au Mali et un appel à la mobilisation contre le racisme, une parenthèse personnelle, pas tout à fait son genre : In Memoriam Alain Plénel. « C’est l’histoire d’un homme dont la vie a été déterminée par un simple « non ». »

Il était inspecteur d’académie, vice-recteur de Martinique et, alors qu’il inaugurait une école primaire en décembre 1959, il choisit de lui donner le nom d’un jeune adolescent noir, Christian Marajo, qui venait d’être tué par les forces de l’ordre réprimant la révolte des populations de l’île. La France était en pleine guerre coloniale. La haute administration, depuis Paris, le somma de faire marche arrière, il refusa, fut rapatrié avec sa famille, et même interdit de quitter le territoire pour éviter qu’il ne retourne à Fort-de-France qui en avait fait son héros. Le haut fonctionnaire attaqua la décision du gouvernement devant les tribunaux, puis déclara « la Martinique colonie française », dans une interview au journal Révolution africaine. Il fut aussitôt rétrogradé au rang de professeur, muté à Clermont-Ferrand. Il s’en alla clandestinement avec les siens et, ultime bras d’honneur à la France, rejoignit l’Algérie indépendante et fraîchement victorieuse pour y enseigner.

NÉ CHEZ LES VAINCUS

Cette histoire est aussi celle de son fils, qui avait 8 ans. Il a connu l’arrachement à son paradis d’enfance, ressenti la colère de l’homme noir, la chape de l’Etat gaulliste, écouté aux portes d’une fragile libération algérienne, admiré le courage et l’orgueil de son père, au point que l’on ne sache rien de sa mère décédée il y a des années. Edwy Plenel conclut ainsi son blog endeuillé : « Le jour même de cette crémation, jeudi 21 novembre, la terre a tremblé en Bretagne, plus précisément près de Vannes, dans ce Morbihan où il avait vécu et d’où est originaire en bonne part la famille. Un séisme de magnitude 4,7 et d’une durée de 30 secondes. Comme si les Antilles caribéennes qui déterminèrent sa vie, archipel de volcans, cyclones et tremblements de terre, le saluaient jusque dans sa terre natale. » La Bretagne d’où lui vient ce prénom peu banal, Edwy, a peut-être tremblé. Lui surtout.

Il y a toujours eu comme un télégraphe enfoui entre le fils et le père. « Une dette à honorer, vis-à-vis d’un père et d’une mère qui […] payèrent le prix de leurs convictions dans une grande et longue solitude », écrit-il dans Secrets de jeunesse (Stock, 2001). Son père a dit plus tard de son parcours : « J’étais vu comme le représentant des révoltes coloniales. » Le fils prolonge, il a écrit déjà »ce sentiment d’être à la fois dedans et dehors qui fait [son] rapport à la France ». Dire non, titre de son dernier livre, est comme un écho au « non » paternel qui a fait son éducation. Lors de leur dernier repas, le vieil homme avait comme souvent dans ce genre d’histoire déclaré : « Moi, je suis en pleine forme. » Et à son activiste de fils : « Ménage-toi. » Comme s’il savait quelle part lui revient des obsessions de son fils.

L’homme du papier, des livres et des idées a pris le virage numérique il y a six ans en lançant le site d’information Mediapart

Edwy Plenel est né chez les vaincus. Il sait combien ces vaincus-là sont magnifiques mais seuls. Alors il s’est toujours cherché des armes et des compagnons d’armes. Il n’est pas sur le pavé parisien de Mai 68, car il n’est encore qu’un fils d’exilé à Alger. Mais au lycée Victor-Hugo, il crée avec quelques-uns service d’ordre et journal, se trouve un pseudo, Krasny, qui signifie « rouge » en russe, mais aussi « beau » en tchèque. A qui lui reproche l’usage du pseudo, il répond : « Krasny ne laissera pas la place à Plénel. Plénel est mort, que Krasny vive si toutefois on lui en laisse le temps. » (Cité dans Enquête sur Edwy Plenel, de Laurent Huberson, Le Cherche midi). Il n’a pas 17 ans. Il n’a pas encore abandonné l’accent sur son nom. « Autoengendrement démiurgique », écrira-t-il plus tard dans Secrets de jeunesse. Est-ce un sourire ou un aveu ?

Puis il rejoint la France, la JCR, jeunesse antistalinienne de la Ligue communiste révolutionnaire, néglige les études qui s’annoncent brillantes, lâche Sciences Po, se lance à corps perdu en politique. C’est à un congrès de la LCR à Rouen, qu’il rencontre sa femme, Nicole Lapierre, elle a pour pseudo « Emmanuelle », elle lui fait grand effet lorsqu’elle discourt à la tribune. Elle est aujourd’hui sociologue et anthropologue, directrice de recherche au CNRS et un personnage pilier de son existence. Ils ont une fille. Elle se souvient avoir, dès leur rencontre, mesuré l’empreinte laissée par l’histoire paternelle. « Son père n’avait pas encore été totalement réhabilité, il travaillait pour l’Unesco en Inde. S’il était ailleurs, c’est qu’il n’avait ni statut ni travail en France. » L’avocat Jean-Pierre Mignard le rencontre à peu près au même moment, dans les cercles étudiants, il se rappelle « quelqu’un de brûlant, inquiet, curieux, anxieux, méticuleux et obsessionnel ». Brûlant, inquiet, curieux, anxieux, méticuleux et obsessionnel. Autant de mots qui reviendront au fil de sa vie dans la bouche de ceux qui l’aiment comme dans celle de ceux qu’il insupporte.

« TROTSKISME CULTUREL »

« Trotskiste un jour, trotskiste toujours », disent certains à son sujet, pour résumer la suite de son parcours, comme une bonne vieille entreprise d’entrisme chère à l’extrême gauche. Il y a appris la dialectique, rencontré la femme de sa vie, des amis qu’il a gardés, la figure de Daniel Bensaïd qui lui a donné à lire et découvrir, et il revendique encore un « trotskisme culturel ». Mais le trotskisme n’était finalement que l’instrument d’une enfance revancharde et l’expression d’une jeunesse de son temps. « Ce n’était pas un tribun, un homme de meeting, mais un meneur discret et déjà une plume acerbe et astucieuse, qui restait proche des Antilles et traitait à Rouge l’éducation. Quand il nous a quittés, ce n’était pas comme une rupture », se souvient Alain Krivine.

C’était en 1979. « J’avais trouvé en chemin un métier qui était le journalisme. En 1970, je vendais Rouge dans la rue. Je criais : « Demandez ! Lisez le seul journal qui annonce la couleur ! » Un journal, c’est chercher le lecteur », affirme Plenel. Il était le crieur qui tient aujourd’hui lieu d’emblème à Mediapart. Il avait trouvé sa voie, son arme. Sa cible : « Le cerveau reptilien de l’Etat. » Il emploie souvent l’expression, c’est un homme à formules. On dirait un long fleuve poisseux au bord duquel il aurait grandi.

Chez Mediapart

Tout commence vraiment à l’été 1982 : il n’y a pas grand monde à la rédaction du Monde où il travaille depuis deux ans, il se retrouve à couvrir en catastrophe l’attentat antisémite de la rue des Rosiers. Ce fils de vice-recteur avait jusqu’alors traité l’éducation, le voilà qui côtoie la police, l’enquête. « Je suis passé de gommes et crayons à casques et matraques. » Il n’en sortira plus. La police a ses passages souterrains vers le cerveau de l’Etat. Le voilà qui met à nu la guerre police-gendarmerie, surveille la cellule antiterroriste de l’Elysée, et révèle que les trois militants irlandais arrêtés à Vincennes n’ont rien à voir avec les dangereux terroristes que l’Elysée a donnés en pâture aux journaux. « Il faudra tout de même qu’on sache qui est vraiment ce M. Plenel », aurait alors dit Mitterrand.

JOUEUR DE POKER

En ces années-là, au Monde, on peut encore croiser le fondateur, Hubert Beuve-Méry, dans l’ascenseur, Plenel a 30 ans, des chemises noires déjà, sa moustache déjà, il fume le cigare, il a l’air d’un Sud-Américain, reconnaissable entre tous, physiquement pas le genre de la maison. Il n’est pas un séducteur de femmes, il ne s’adresse bien souvent qu’aux hommes, mais il a l’aura de la conviction, du secret, et la virilité de ceux qui cherchent les coups. Il rend ses papiers à la dernière minute, ce qui évite que son chef de service ne lui demande trop d’explications et de retouches.

Il est comme le joueur de poker, et c’est sur la foi d’une seule source qu’il offre au Monde, avec Bertrand Le Gendre, l’un de ses plus beaux scoops en 1985 : le Rainbow Warrior, bateau de Greenpeace coulé par une troisième équipe de la DGSE, dont la « une » est encore affichée dans le hall du journal. Et il bluffe quand on le freine. « Je me rappelle que j’avais des doutes au moment où il travaillait avec Georges Marion sur l’affaire Pechiney, en 1989, se souvient Jean-Yves Lhomeau, alors chef du service politique. Un jour, il m’appelle de l’autre bout du couloir, il me dit : « Viens ! » Il met le haut-parleur et me fait écouter une conversation en cours très éclairante sur le dossier en me soufflant que c’est le directeur des RG. J’apprendrai plus tard que c’était un simple flic de base ! Mais leur dossier tenait et ça m’a fait rire. »

C’est que souvent ses intuitions sont bonnes. Et même ceux qui s’en méfient le reconnaissent : il voit venir les coups. Comme si le mensonge d’Etat avait pour lui une odeur familière. Il travaille alors en tandem. « J’ai installé la signature multiple, on ne fait pas bien ce métier tout seul, vous êtes en risque. » A-t-il besoin de garde-fou, qu’on le retienne, qu’on l’équilibre ? Sent-il que ce qui l’obsède peut le faire aller trop loin ? « Il faut penser contre soi-même », c’est une autre de ses formules. Eviter d’y croire juste parce qu’on a envie d’y croire.

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