DO.KRE.I.S, la revue haïtienne des cultures créoles 

— Par Scarlett Jésus, membre d’AICA sc(*) et du CEREAP.(**) —

Il y a fort à parier que jusqu’à aujourd’hui vous ignoriez l’existence de la revue DO. KRE.I.S.

Un drôle de nom penserez-vous pour une revue. Un nom aux sonorités étranges qui, tel un nom de code, suggère le mystère, l’étrangeté. Mais aussi la créolité. Vous n’auriez pas tort puisque cette revue fut créée en Haïti en 2017. Destinée à une publication annuelle, mais freinée par le Covid, son 6ème numéro vient tout juste de sortir en mars 2024. Avec à chaque fois un thème différent.

Son titre est issu d’un jeu d’osselets, très couru à Haïti. Il se joue en quatre manches avec 5 osselets dont chacune des quatre faces porte un nom, en rapport avec son apparence : Il y a le dos (D0 en créole), le creux (KRE), la lettre Z (I ou Zi) et ès (la lettre S). Les joueurs tentent de réussir la combinaison gagnante DO.KRE.I.S. Conçue pour être un espace de rencontres permettant à des cultures et disciplines différentes de dialoguer, la revue a vocation à « faire archipel », c’est-à-dire d’établir des ponts d’un océan à l’autre entre des îles (mais pas que) où le français, imposé, cohabite avec des parlures créoles qui lui résistent. D’où le sous-titre de la revue : « DO.KRE.I.S, la revue haïtienne des cultures créoles », avec un nouveau thème, Moso, fragments dont rend compte la couverture, réalisée par l‘artiste-désigneur Deiron, rendant compte du choc d’où procèdent les fragmentations.

Ayant son siège à Limoges, DO.KRE.I.S est porté par l’association Vagues Littéraires, issue des éditions du même nom fondées en 2013, principalement spécialisées dans la publication de livres de poésies. Le Haïtien Jean Erian Samson est à la fois le directeur des Editions Les Vagues et le directeur de publication de la revue DO.KRE.I.S. Il est secondé par Stéphane Saintil qui en est, lui, le rédacteur en chef. Egalement haïtien, Stéphane Saintil, sociologue de formation, est journaliste et critique littéraire au Nouvelliste, mais aussi animateur de la plateforme Mus’Elles qui soutient les productions écrites par des femmes. La tonalité est donnée : la revue DO.KRE.I.S fera une large place à la poésie, aux différents créoles, mais aussi aux artistes femmes.

Parallèlement à son thème, Moso, ce N°6 a choisi de mettre à l’honneur, d’une part Jean Sébastien, le jeune plasticien haïtien décédé accidentellement en novembre 2020, et d’autre part avec le soutien de la Région, les artistes de Guadeloupe. L’équipe artistique va totalement omettre de faire le lien entre cet artiste et la Guadeloupe où il vint en résidence d’artiste, à L’ARTOCARPE en 2012, exposant par ailleurs ses œuvres, lors du TERRA FESTIVAL qui le mit à l’honneur, lors d’une exposition dont rendit compte un article publié en ligne sur MADININ’Art, « Les chimères de Sébastien Jeani ». Il reviendra au Centre d’art de Port-au-Prince de rédiger, pour DO.KRE.I.S, le portrait de Sébastien Jean, reproduisant en pleines pages des œuvres d’où « jaillissent des créatures informes, reflets d’une somme de curiosité, de sensibilité et de rage enfouies », selon les propos de J-E. Samson. Ce Centre d’Art, fondé en 1944 par l’américain Dewitt Peters qui favorisa l’émergence des « peintres naïfs haïtiens » mais dont les bâtiments furent détruits par le tremblement de terre de 2010, présente, aussi Etienne Chavannes (1939-2018), né au Cap Haïtien et qui s’inscrit dans la veine de Philomé Obin. Enfin, le Centre d’Art fait le portrait d’un autre artiste contemporain, Lhérisson Dubréus, dont la renommée dépasse les frontières d’Haïti. Parmi les 23 contributeurs haïtiens de la revue (sur un total de plus de 100), se détache également une femme peintre, Claudia Brutus, aux identités multiples, franco-haïtienne d’origine bulgare, dont on peut découvrir trois magnifiques œuvres « inachevées » au fil des pages. La peinture n’est toutefois pas le seul domaine où les Haïtiens excellent. C’est alors l’occasion d’évoquer l’homme de théâtre que fut Lucien Lemoine, bien connu des Guadeloupéens pour son adaptation de La Cerisaie, d’Anton Tchékov en 2004. C’est aussi l’opportunité de découvrir l’auteur haïtien du roman Les Brasseurs de la ville (Mémoire d’encrier, 2014), Evains Wêche, qui revendique d’écrire dans sa « langue de zuzu », le français, aux côtés de ceux, poètes en particulier, qui optent pour le créole. C’est aussi l’opportunité de revenir sur l’œuvre d’Edwidge Danticat, haïtienne exilée à New-York, dont les jeunes Guadeloupéens apprécièrent le roman Adieu mon frère, traduit de l’anglais, au point de lui décerner en 2010 le Prix Carbet des Lycéens.

Après une correspondance éditoriale entre J-E Samson et la brésilienne Yara Ligiéro, Hurler les failles, dans laquelle cette dernière évoque les Zo’é, une communauté qui évite tout contact avec la civilisation, le Sommaire (dont on ne découvre la logique qu’à la lecture d’une petite note à la toute dernière page), répartit les articles en plusieurs groupes.

DO, regroupe 8 textes de réflexions critiques (disséminées au fil des pages) parmi lesquels celui de François Coadou, philosophe, historien et critique d’art, enseignant à l’Ecole d’Art et à l’Université de Limoges. Fragment sur le cosmos (Un discours de la méthode) montre comment la pensée critique, qui procède par fragmentation, est aussi un instrument de critique contre un discours dominant tendant à imposer un système de pensée unique. Plus loin, c’est au tour de Pierre-Henri Aho, directeur de la Bibliothèque Départementale de La Réunion, de montrer comment l’exposition Ziskakan, en 2019 a donné lieu à une renaissance de la littérature réunionnaise et permis de codifier le créole. J-Christophe Goddard, professeur des universités de Toulouse et animateur du séminaire « Penser la décolonisation » dresse le portrait du martiniquais Monchoacoi qui se veut « Nègre-bois », refusant la servilité du « Nègre-maison ».

Le second ensemble, KRE, de loin le plus fourni, rassemble un ensemble de créations littéraires et plastiques. Aux côtés de nombreux contributeurs Français, Haïtiens, et Réunionnais, figurent 4 Martiniquais et 21 Guadeloupéens, dont près de la moitié de jeunes artistes femmes émergentes. Celles-ci se sont fait récemment connaître lors de l’exposition collective Cri de Femmes qui s’est tenue à la toute nouvelle galerie Emmergenc’Art, à Petit-Bourg, tenue par Jean-Marc Louis et dont Stéphanie Melyon-Reinette était la commissaire d’exposition. On peut repérer également la présence de quelques individus originaires d’Algérie, du Bénin, des Comores, du Gabon, du Kosovo, de Maurice, du Maroc, de Russie, du Togo, de Tunisie, du Vénézuéla ainsi qu’une américaine d’origine tamoule. Parfois les artistes peintres accompagnent la présentation de leur œuvre d’un petit texte relatif à la notion de Moso. Ailleurs, c’est la teneur du texte qui permet de procéder au choix d’une illustration, tissant de la sorte des liens imprévus.

Le troisième ensemble se veut être une série de portraits. Aux côtés des portraits de Jean Sébastien, de Lhérisson Dubréus, d’Etienne Chavannes déjà évoqués, et de Claudia Brutus concernant Haïti, on trouve celui du Mauricien Pascal Lagesse auteur d’un roman policier, Cabri c’est fini, mais également peintre dont l’œuvre se par un style zafer. On y découvre aussi le portrait de deux Guadeloupéens, le musicien Bled Miki, de Marie-Galante, petit-fils de Guy Tirolien qui vient de sortir un album intitulé Ka Nu Ye. Enfin, sans qu’il s’agisse véritablement d’un portrait, Jean-Pierre Louis est présenté en tant qu’artiste plasticien travaillant à la fois les bois précieux et le feu, sans qu’il ne soit fait mention de son action au sein de la galerie Emergenc’Art.

On peut penser que la dernière page de DO.KRE.I.S, intitulée Zékobèl, a été un coup de cœur de la toute nouvelle artiste Cecilia Kiavué, prédestinée de part sa formation à être la graphiste de la revue avec Laure Laspatzis. Sue cette dernière pasge, le Guadeloupéen Tamia Henry-Léo s’adonnee à des expérimentations de « typographie afro-caribéenne ». A mi-chemin des symboles africains Adinkra ou Bogolan et des vévés haïtiens, ces graphismes se présentent comme une langue ésotérique, gardant la mémoire d’un alphabet ayant résisté à celui qui lui fut imposé, avec la colonisation, par la culture occidentale.