Dit des réfugiés : Jours tranquilles à Vichy

— Par Michèle Lamarchina —

Je l’avais pourtant repéré sur la carte de France, et je connaissais bien l’histoire des années 40, mais jamais je n’aurais imaginé me retrouver à Vichy. C’est ça que les Français appellent l’ironie du sort? Il fallait que ce soit cette cité qui m’accueille comme réfugié! Pourtant, ils n’étaient pas pires que les autres Français, ces vichyssois! Pas tous des Vichystes ni des pétainistes! Plutôt meilleurs, même! En tout cas, le même mélange de bénévoles humanistes et dévoués et de citoyens haineux et racistes. Et la grande masse des indifférents, occupés à vivre ou à survivre. Pas pire, pas mieux! En tout cas, pas très colorée comme population: les noirs sont encore l’exception. Il y a encore pas si longtemps, j’avais l’impression d’être le seul noir. Mon statut de réfugié se lit sur ma figure. Pas comme à Paris! Au temps où j’étais venu pour la co-tutelle de ma thèse, je croyais même que ce serait facile. Pensez, le pays des droits de l’homme!
Ici, le plus étonnant, c’est cette manie qu’ils ont, ces gens, de toujours parler du temps: c’est vrai qu’il fait froid et gris. C’est pas souvent qu’on les entend rire ou même qu’on les voit sourire. A vrai dire, il n’y a pas de quoi. Depuis que je suis ici, je ne ris pas beaucoup non plus. Pourtant chez nous, si on ne rit plus, c’est que c’est grave. Entre le rire et les pleurs il n’y a pas de place pour la morosité. Ou alors, on chante. Ici on n’entend pas grand monde chanter. Il y en a quelques uns qui sifflent, surtout les ouvriers, bizarrement, c’est pourtant pas les mieux lotis.
Ces gens de Vichy, ce qui les épate, c’est que, en plus de l’arabe et de l’anglais, je parle le français comme eux. Bon, peut-être pas pour parler, mais en tout cas pour écrire! Et même parfois mieux! Ils croyaient détenir le monopole! Mais pour la plupart, ils connaissent mal la grammaire de leur langue. Pour parler, ce qui m’a aidé, c’est les deux années passées à traîner à Paris, en squattant ici et là. Ça fait progresser, c’est pas la même langue que celle que j’ai apprise chez Victor Hugo, ni même chez Bourdieu. Dommage que j’aie pas terminé ma thèse. Mais bon, faut pas trop parler de sociologie à Khartoum, tu te retrouves vite condamné à mort, tu n’as plus qu’à courir. Au Soudan, la sociologie, c’est vraiment un sport de combat! J’ai même pas eu le temps d’enseigner. Du coup, je repars à zéro. Bref! J’aurais mieux fait de me lancer dans l’informatique, manquait que les ordi. Avec les sanctions, on vivait coupés du monde.
Mais parfois, les gens d’ici, je peux les entendre penser: Alors, mince, ils sont pas tous ignares, les réfugiés? Même au Soudan, ils ont des intellos! Et pourquoi qu’ils les exportent, alors ??
Contrairement à ce que je croyais, ça aide pas à nous rendre aimables, de parler le français. Ils demandent aux réfugiés d’apprendre, mais quand par hasard il y en a un qui maîtrise, ils trouvent ça bizarre, suspect; je sens qu’ils se méfient. Comme si je leur avais volé quelque chose. J’ai l’impression qu’être un intello, ici non plus, ça rend pas forcément service! Enfin, c’est quand même pas Khartoum. J’ai pas le Niss à mes trousses, les flics d’Al-Bachir, maudit soit-il! Ici, personne pour faire la chasse au communiste, faut dire, j’ai l’impression qu’ils ont disparu tout seuls. Bon! en fin de compte, après tous ces mois à squatter dans Paris, je me sens privilégié. J’ai obtenu le statut, c’est l’essentiel. J’ai ma carte pour dix ans. Je n’ai pas de travail mais je ne reste pas à rien faire, je sers de traducteur et de guide pour les nouveaux arrivés.
Le pire maintenant, c’est l’hébergement. Depuis que j’ai obtenu ma carte, c’est bizarre mais j’y ai plus droit. Ou bien je dors à la rue, ou bien je trouve à me loger chez un habitant solidaire. Tout ça en attendant de trouver du boulot, mais à Vichy, ça va pas être facile! J’ai comme l’impression qu’ils ont pas besoin de sociologues, ils sont déjà servis. Plutôt besoin d’ouvriers ou d’éboueurs. Ce que je peux obtenir, c’est un contrat d’insertion, comme ils disent, une espèce de formation dans le bois, le métal ou les poids lourds, quelque chose comme ça. Pour apprendre les codes sociaux de l’entreprise. Comme si je les connaissais pas! En clair, la langue de bois, la hiérarchie et le respect du pouvoir, que du connu! Mais en plus hypocrite.
En plus, depuis trois semaines, ici c’est la révolution. Décidément ça me poursuit! Et cette fois, j’y suis pour rien. C’est pas moi qui ai diffusé des idées révolutionnaires. Jamais j’aurais pensé qu’il y avait tant de personnes dans la merde en France. Il y a la queue au Secours Catholique! Incroyable! Ils n’arrivent pas à se payer à manger! Ça bouge de partout, ils appellent ça le mouvement des gilets jaunes, j’ai pas très bien compris pourquoi. Du coup, moi, je me fais tout petit. J’étais déjà pas à l’aise avant, vu la couleur de ma peau, et maintenant, je rase les murs. J’ai l’impression que c’est pas très bon pour les réfugiés, cette insurrection de la misère. D’ici à ce qu’on ait une concurrence des miséreux, y a pas loin. Pourtant, entre eux, ils sont bien solidaires, ils s’organisent comme il faut, mais nous, on a intérêt à se faire oublier. C’est ce que j’ai dit à Hassan. Comme un con, il voulait se pointer sur un rond point, histoire de soutenir les manifestants. Qu’est-ce qu’ils en ont à faire de ton soutien, Hassan, je te demande un peu? Je le crois pas, à quel point il est naïf! Il pensait peut-être « se faire une place dans la société française » en squattant sur les ronds points? Il a eu du mal à comprendre quand je lui ai expliqué qu’il ferait mieux de se tenir tranquille. Il s’ennuie tellement et il en a marre de connaître personne, alors, comme ça semblait plutôt joyeux et bon enfant….. Faut dire qu’il parle mal, il a beau suivre les cours de français, c’est rudement difficile pour lui, et là, les gens ils sont pas trop patients! Déjà qu’ils se caillent devant leur brasero, c’est pas la peine d’en remettre une couche. Il ferait mieux de jouer avec le groupe des frères. Quand il était au Soudan, il ne jouait que des musiques occidentales, peut-être parce que c’était interdit! Il a fallu qu’il vienne ici pour jouer les musiques traditionnelles du pays. Moi, je lui dis toujours: « Tu sais, les gens c’est comme les chats! Laisse-les venir à toi! Te précipite pas vers eux. Ils viendront d’eux-mêmes écouter ta musique, si tu as quelque chose à leur proposer. Pas la peine de forcer! Fais ce qui est dans tes cordes ». Je sais bien qu’il cherche le contact, vu que c’est pas facile de faire couple avec son cellulaire: ça fait pas une vie affective bien riche. Et une fois les cours terminés, pas commode d’entrer en relation avec les français. Il y a un mur de méfiance à franchir. C’est plus facile de revenir vers les frères.
Pourtant, c’est pas une si mauvaise idée de profiter du mouvement pour entrer dans la danse! C’est juste qu’il faut y aller doucement. Je ne suis pas certain qu’ils soient tous accueillants. J’ai même entendu des choses pas jolies-jolies en tendant l’oreille. Mais quand je les vois autour de leurs braseros, je me dis qu’ils doivent avoir faim et là, il y a peut-être une carte à jouer. Je verrais bien Hassan en train de leur cuisiner le foul ou tiens! encore mieux, sa fasouliya, direct sur le feu. Quand on est autour du feu à partager un repas, on redevient tous frères!
On va se rejouer ensemble l’histoire de Sapiens, la sortie d’Afrique! Pas la peine d’aller leur dire: ils seraient froissés, ils se croient civilisés!

Michèle Lamarchina