Diffraction du temps et tensions au sein de la société martiniquaise

— Par André Lucrèce, Sociologue, Écrivain —
La plupart des réactions aux tensions existantes dans la société martiniquaise ne produisent pas de sens et encore moins d’analyses ou de solutions à une situation qui risque de perdurer. Diffraction du temps car tandis qu’une jeunesse en colère – et je ne parle pas seulement de ceux qui se revendiquent du drapeau « rouge, vert, noir » – dénonce une situation intolérable dans notre pays, la réponse de certains « analystes » et de certains médias est de tomber dans l’emphase historique.
Je l’ai rappelé récemment lors une interview donnée à France Culture à l’occasion d’une émission sur Fanon : Fanon a fertilisé à un niveau jamais atteint la connaissance du monde colonial. Son introspection de ce monde, intelligente et sensible, est éminemment précieuse. Une des idées fondamentales de Fanon est de ne jamais être en état de créance ou de débit vis-à-vis de l’histoire.
« Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée » affirme-t-il et il ajoute : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères », « Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués ». Non point que Fanon considère les sociétés comme anhistoriques, sans lien avec l’histoire, mais il considère à juste titre que cette dernière ne doit pas s’imposer à son identité d’homme. D’autant que le destin de l’emphase historique ne peut aboutir qu’à la rhétorique spéculative, voire à l’incantation sur les évènements du passé. Donc pas de déphasage identitaire.
Par ce travestissement du temps, on s’éloigne en effet des grands scandales qui gangrènent notre pays. Je parle ici des miasmes dévastateurs d’une civilisation, qu’il s’agisse de l’insalubrité mortelle du chlordécone, des effluences de la corruption, du sentiment d’injustice éprouvé et de l’insécurité grandissante qui règnent dans ce pays. L’impact de ces miasmes sur la structuration et la santé de la vie sociale me paraît évident. C’est cela qui est aujourd’hui dénoncé par notre jeunesse et d’une manière générale par la population, si l’on se donne les moyens de les entendre.
La résolution de ces processus décivilisateurs passe par l’identification des responsabilités que je considère comme étant à la fois d’origines exogène et endogène.
S’agissant du chlordécone, il y a dans ce scandale sanitaire une notion d’implication morale et juridique. Alors que le président de la république assure que l’État prendra sa part de responsabilité dans cette catastrophe sanitaire, les propriétaires des grandes plantations de bananes, transformées en grandes termitières de chlordécone, optent pour une politique du déni au moment où ils devraient pratiquer une ascèse de méditation sur les torts faits à tout un peuple. Car ces pluies lugubres de pesticide ordonnées par les grands planteurs n’ont pas seulement pollué terres, mer et rivières, elles ont provoqué des conséquences d’une grande gravité. D’abord pour les ouvriers et ouvrières qui ont semé ces produits à mains nues, sans aucune protection. Cette pratique du déni est aussi cynique que cruelle vis-à-vis des souffrances physiques et morales qui affectent ces travailleurs, lesquels ont la dignité de ne point gémir, mais qui réclament fermement réparation.
Et il y a aussi l’incroyable prévalence des cancers de la prostate aux Antilles, au point que dès les premiers examens dans n’importe quel hôpital de l’hexagone, on notifie sur la fiche de suivi la mention « patient antillais ». Sans parler des effets des autres pesticides et herbicides provoquant des actes de chirurgie mammaire chez les femmes et la précocité des pubertés chez les filles.
Un si funeste déni ne peut être que nuisible. Il va à l’encontre des attentes sociales des Martiniquais et il est à l’origine, dans ce domaine, des tensions actuelles qui manifestent une radicalisation de l’opinion et pas seulement chez les jeunes.

André Lucrèce, Sociologue, Écrivain