Des damnés sous le soleil des Amériques

— Par Joël Din —
Texte adressé par Alfred Alexandre et paru sur le site 97land.com

Leeward et Hilaire, deux anciens passeurs (de clandestins), alcooliques et toxicomanes, sur une presqu’île (la commune de Trinité en Martinique est citée une fois), ruminaient leur solitude et leur peu glorieux passé dans un hôtel minable que le premier avait acheté pour ses vieux jours. Mais Bahia surgit, un matin, sur le rivage, avec une robe à paillettes et « ses mille et folles nattes d’algues tressées », épousant « la courbure féminine des vagues ondoyant sous les soleils humides après la pluie ».

LE BAR DES AMERIQUES,  roman-poème paru en 2016, (Editions Mémoire d’encrier), a stupéfié les participants de la soirée littéraire de l’ASCODELA. C’est un brûlot sans concession,  une bouteille contenant un liquide acide jetée à la mer, un témoignage d’une radicalité définitive, une « littérature des cicatrices ». Les îles de cet univers géographique particulier sont bafouées tout autant que les corps et les âmes. Clandestins, migrants, ou natifs, « ivres comme à la mer, une bouteille en la dérive », paraissent condamnés à une longue drive des esprits, «  d’autant plus folle qu’elle était condamnée à ne jamais vouloir se nommer elle-même ».
L’auteur, Alfred ALEXANDRE, a fait des études de philosophie à Paris. Né en 1970 à Fort-de-France, il vit en Martinique où il exerce la profession d’enseignant-formateur. Son premier roman  Bord de Canal  a obtenu le «  Prix des Amériques insulaires et de la Guyane » en 2006. Il a également abordé le théâtre. Il a publié un essai sur CESAIRE «  la part intime » en 2014.
La dimension d’universalité archétypale du triangle amoureux
Le personnage féminin, Bahia, est murée depuis trente ans dans une douleur indicible. Il semble qu’il s’agisse d’un amour perdu. Elle a dérivé d’île en île, au sens propre comme au sens figuré, puisqu’elle aurait même été enfermée dans un conteneur, sur un des multiples bateaux qui parcourent la mer Transcaribéenne, jusqu’à ce quelle croise Leeward ( ou le retrouve). De toute évidence, le conteneur est une métaphore de l’enfermement, tout autant que l’île, et que  la presqu’île, mais a été tout autant « et sa prison intérieure et son refuge le plus profond ».
Mais serait-ce lui, son premier amour, comme elle le prétend, qui n’aurait pas hésité à la jeter, trente ans auparavant par dessus-bord suite à l’intervention des garde-côtes ?  N’aurait-elle pas évoqué jusqu’au désespoir ce souvenir qui, vague après vague, lui « revenait comme un mauvais baiser » ? N’est-elle réapparue, (mais est-ce bien elle ), que pour affronter cet épisode douloureux ? « Bahia répétait comme le refrain d’une chanson, que c’est pour un pas de danse qu’elle était descendue de sa chambre, qu’elle avait une dernière fois mis sa robe à paillettes, Pour qu’il la fasse à nouveau danser »… Car c’est dans ce même hôtel qu’elle aurait dansé pour la première fois avec Leeward il y a trente ans. «  Et c’est voile immobile qu’ils  allaient Bahia et lui vers leur dernière noce, vers leur Finis Terre ». Pour que surgisse enfin leur Terre Neuve ?

En quatre carnets d’une langue triturée, déchiquetée, hallucinée, ( même à l’excès selon une intervenante), Hilaire fait revivre le triangle amoureux qu’il a formé avec Leeward et Bahia. Il ne cache pas que lui, l’ami de toujours, a usé en certaines occasions comme un charognard du corps de Bahia. Mais sa quête d’amour était bien plus que charnelle. Pour nous lecteurs, ces épaves humaines seraient cantonnées à une misère sexuelle et à des pulsions primaires. Au contraire, Bahia devient le miroir révélateur du  moi secret et des interrogations existentielles d’Hilaire….

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