Des assises Martiniquaises du bien vieillir, pour quoi faire ?

— Par Alain Jeanville —

Il s’est tenu les 20 et 21 septembre, les premières assises Martiniquaises du bien vieillir sous l’égide de la CTM, avec pour ambition de construire une Martinique solidaire pour envisager le grand âge avec sérénité.

Comment ne pas se réjouir d’une telle initiative tant les enjeux et les défis posés par une telle transition démographique s’avèrent impactant pour notre Martinique ? Moi-même, dans un précédent article paru dans ce même journal en octobre 2020, je proposais de préparer en urgence notre population à cette mutation sans précédent.

C’est donc avec d’immenses attentes et d’espoirs que je me suis rendu à cette manifestation et je voudrais partager avec vous mes réactions mitigées.

Commençons par mes points de satisfaction qui sont au nombre de deux :

Nous avons eu droit une nouvelle fois, de la part de Claude-Valentin Marie, certainement le plus fin connaisseur du sujet, un rappel éclairant du contexte sociodémographique. Avec beaucoup de pédagogie, il nous a utilement présenté une nouvelle fois les données du problème ainsi que les enjeux qui s’y rattachent.

Ma deuxième grande satisfaction est venue des différents ateliers. J’ai vu et entendu :

  • Des acteurs de terrain motivés et impliqués
  • Un foisonnement d’innovations techniques au service de l’accompagnement de nos ainés en perte d’autonomie et plus important encore, celles qui concourent à la prévention de cette perte.

Le constat est que la société civile avance toujours plus vite que le calendrier des politiques publiques devant accompagner les initiatives de terrain. Mais comme toujours aussi, les bonnes volontés individuelles ou associatives se heurtent très vite au mur de la soutenabilité économique et sociale.

Ce qui nous manque, ce sont certes des structures, des moyens humains et financiers importants, mais qui restent des outils. Ce qui nous manque avant tout, c’est une vraie politique publique nationale et territoriale en réponse aux défis qui sont devant nous

Vous aurez compris, après l’énoncé de mes deux satisfactions, que je suis reparti de ses assises en restant totalement sur ma faim en l’absence –selon moi –des grands principes fondateurs de ce que devrait être une vraie politique publique à hauteur des défis que j’ai identifiés.

Je rappelle ces principaux défis :

Comment rattraper l’immense retard pris dans les politiques publiques mises en place (nationales et locales) ?

Il convient de rappeler notre situation d’aujourd’hui marquée par des écarts inacceptables (cf mon précédent article) avec la France hexagonale dans six domaines ou moins.

  • Un taux d’équipement (domicile/institution) largement inférieur à la moyenne nationale.
  • Une perte d’autonomie plus tôt liée à la prévalence de certaines pathologies qui ne font pas l’objet de campagne de prévention à hauteur des enjeux
  • Des inégalités territoriales avec une forte concentration des structures dans l’hypercentre.
  • Des conditions d’hébergement indignes surtout au niveau des maisons individuelles, mais également dans certains établissements publics, alors que 84% des bénéficiatures de L’APA vivent à domicile
  • Une précarité sociale et économique élevée avec 30% des plus de 75 ans qui vivent au-dessus du seuil de pauvreté
  • Peu de résidences autonomie et d’établissements publics, prédomine une majorité d’établissements privés à but non lucratif, alors qu’en France hexagonale les établissements publics représentent plus de 50% du nombre total de places pour permettre un accès aux plus précaires.

C’est en raison de tous ces facteurs que je préconisais comme première réponse appropriée, et ce sans attendre l’arrivée du choc démographique, mais au nom de l’équité territoriale, que l’on puisse mettre fin à ces disparités injustifiées à travers un plan de rattrapage ou de remise à niveau.

La présence à ces assises de Virginie MAGNAN, directrice générale de la Caisse Nationale de la Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) était, à priori, fort propre à donner quelque espoir. En effet,  il se trouve, que dans les missions et activités de l’Institution qu’elle dirige – la CNSA consacrée par la loi comme la cinquième branche de sécurité sociale- figure d’une part, la garantie de l’équité, notamment territoriale, d’autre part, la qualité et l’efficience de l’accompagnement des personnes concernées.

Or, pendant ces deux jours, alors que tous les acteurs de terrain faisaient remonter leurs difficultés à œuvrer efficacement faute de moyens, le sujet du rattrapage n’a jamais été posé à hauteur des enjeux, ni par la collectivité, ni par l’ARS, ni par la CNSA.

Certes, une circulaire datée du 28/09/2022 relative au plan de rattrapage de l’offre des personnes âgées dans les régions insulaires et ultramarines prévoit une ligne de crédit de 13 513 864 € pour la Martinique.

Ces crédits octroyés par la CNSA sont pilotés sur le plan local par l’ARS qui peut « mais c’est optionnel », s’adjoindre le concours de la CTM.

Si l’on peut saluer l’intention affichée, puisque j’appelais de mes vœux une telle initiative, on peut également faire une remarque tant sur la forme que sur le fond.

Sur la forme, s’étonner que la collectivité territoriale ne soit pas partie prenante de ce plan, sur le fond, le montant alloué calculé selon une règle obscure pour une période e de quatre ans, me semble bien au deçà des besoins identifiés.

Par ailleurs la méthode qui consiste à mettre dans le même panier, la Corse, Mayotte, la Guyane, la Réunion, la Guadeloupe et la Martinique, semble être plus que contestable. En effet, ces territoires présentent des caractéristiques socio-démographiques très différentes des nôtres, et de celles de la Guadeloupe.

Il aurait semblé plus pertinent, de procéder à une entrée territoire par territoire à partir de diagnostics partagés et en co-construction avec les différents acteurs concernés.

Sur le plan local, il devient tout simplement urgent de dresser le bilan de l’actuel schéma de l’autonomie (2018/2023) et de se lancer dans la construction du prochain. C’est la meilleure parade pour nous emparer collectivement du sujet majeur pour nous  et être force de propositions dans un dialogue fructueux avec les pouvoirs publics qui ont tendance à tout penser depuis Paris. Nous en avons eu l’illustration avec ce plan dit de rattrapage.

Comment bâtir une société Martiniquaise de tous les âges ?

C’est à coup sûr, le défi le plus important mais aussi le plus difficile tant il renvoie à notre manière de faire société.

Une fois le rattrapage opéré, il va bien falloir nous préparer à faire face à ce choc inédit. Je ne reviens pas sur les données chiffrées entre 2030/2040 fournies par notre socio-démographe, mais veux juste rappeler que nous aurons un indice de jeunesse (rapport entre les jeunes de moins de 20 ans et les personnes âgées de 60 ans et plus) de 0.48 soit 48 jeunes pour 100 séniors (sources INSEE/ Antilles/Guyane). Avec pour corollaire l’augmentation de la perte d’autonomie. En 2020, 13 530 personnes âgées de 75 ans et plus seraient en situation de dépendance. En 2030, ils seraient 17 800 soit une augmentation de 30%. En 2030, la dépendance sévère concernerait 5880 personnes. C’est un enjeu colossal avec de multiples impacts sur le plan sociétal, économique, social et financier.

C’est tout notre écosystème qui sera impacté. Il convient donc de repenser notre modèle de solidarité à l’aune des évolutions attendues.

C’est peut-être une occasion de répondre à ceux qui nous invitent à puiser dans notre imaginaire pour trouver les réponses à notre vivre-ensemble et pour nous éviter de nous fracasser sur le mur de la réalité, car il y a lieu de réfléchir et d’agir au vu de cette urgence absolue.

Il ne s’agit pas pour moi de jouer les Cassandre mais bien d’alerter sur les risques de l’inaction sur un sujet éminemment politique.

Charles BARCLAY, grand témoin de cette manifestation, a dressé —avec la pertinence et la rigueur qu’on lui connait— la trame historique de la mise en place des politiques sociales territoriales depuis les lois de décentralisation. C’était en 1982/1983.

Après cette plongée historique, j’attendais de la part de nos actuels représentants politiques en charge de ces problématiques, une orientation, une parole, une ambition forte à hauteur des enjeux qui vont nous occuper ces prochaines années.

Il serait illusoire à mon sens, et c’est un peu la petite musique qui se diffusait à bas bruit, d’attendre de la seule solidarité familiale la réponse à notre problématique car les dynamiques familiales qui ont cours aujourd’hui (migration des jeunes/ décohabitation/maintien d’un très fort taux de monoparentalité) mettent à mal ce système qui a longtemps prévalu. La triste réalité d’aujourd’hui, c’est la fatigue des aidants et l’isolement de nos ainés.

Sur l’offre du service à proposer à nos ainés

J’ai parlé du foisonnement des expériences et pratiques des acteurs de terrain. On sait ici comme ailleurs que la majorité des Martiniquais souhaitent rester à domicile. Mais je sais également, pour être administrateur dans un EHPAD, qu’il est des situations où l’entrée en établissement est inévitable.

Aujourd’hui les orientations nationales préconisent une approche domiciliaire consistant à prolonger le maintien maximum à domicile des personnes âgées. Cela tombe bien, car chez nous, la très grande majorité de nos Grandes Personnes vivent déjà à domicile. Mais pour qu’une telle orientation soit pertinente et intègre une démarche politique volontariste, il convient de travailler au moins sur quatre dimensions :

  • Une mise à niveau du parc existant domicile (privé et parc social) et établissements
  • Un taux d’encadrement suffisant et des métiers du lien et du soin valorisés
  • Un espace public revisité pour devenir inclusif (aménagement des lieux publics pour les rendre accessibles/mobilités /accès à la culture /aux activités physiques /lutte contre l’isolement…)
  • Une augmentation significative d’habitats alternatifs au plus près des lieux de vie

Je n’ai malheureusement rien entendu sur chacune de dimensions, mais il est très possible que j’ai été distrait par la petite musique évoquée ci-avant.

Pour conclure, ces premières assises ont eu pour mérite d’ouvrir un débat qui est loin d’être refermé.

J’en profite donc pour verser trois propositions pour alimenter ce débat :

  • La première, vu l’importance et l’ampleur de cette évolution/ mutation systémique, je propose le lancement des états généraux sur la thématique « Comment bâtir collectivement une société Martiniquaise de tous les âges ». Cette démarche politique pilotée par la CTM, aurait pour mérite d’être participative et permettrait de recueillir l’avis des acteurs et des citoyens et  de dégager une ligne directrice et consensuelle pour bâtir notre pacte social.

Il se trouve que l’actualité nous offre deux fenêtres d’opportunité, sur le plan local le lancement des débats citoyens dans le cadre de la préparation du prochain congrès des élus. Sur le plan national l’intégration dans les débats lancés au titre du conseil national de la refondation par le Président de la République de la fabrique du bien vieillir. Le ministre, en charge du dossier devrait présenter sa feuille de route en mai 2023. Lors de son audition devant la commission des affaires sociales du Sénat le 28/09 dernier, il déclaré qu‘il aurait à travailler sur une feuille de route pour l’Outre-Mer. Si nous voulons éviter que cela se passe comme pour le soi-disant plan de rattrapage, nous aurions tout intérêt à anticiper les choses.

  • La deuxième porte sur la gouvernance et les compétences dans le champ des personnes âgées. Cette compétence partagée aujourd’hui entre l’ARS et la CTM semble trouver ses limites en termes d’efficience. Je suggère qu’à l’occasion des débats ouverts au titre du congrès le sujet soit posé. Qui doit être le pilote ? Ma préférence va pour une dévolution à la collectivité territoriale. Deux préalables, régler le problème du rattrapage et définir une politique territoriale à partir d’un diagnostic partagé dans le cadre des états généraux.
  • La troisième proposition concerne la nécessité de répondre à un double défi, lutter contre l’isolement de nos ainés par le renforcement du lien social, mais aussi répondre aux défis de l’insertion de nos bénéficiaires du RSA. Une réforme en cours vise à conditionner son versement à 20h d’activités par semaine. Cette réforme doit être expérimentée à partir de janvier 2023.

En réponse à nos besoins dans les métiers du lien et du soin évalués par l’INSEE à 1420 ETP à l’horizon 2030 et ce sans prendre en compte les effets du plan de rattrapage, il y a là un véritable gisement d’emplois.

Compte tenu du nombre important de bénéficiaires du RSA sans espoir d’insertion, je propose de nous inscrire dans cette démarche expérimentale. Ce sera une formidable opportunité pour permettre, à travers cette démarche intergénérationnelle, de retisser notre corps social qui en a grandement besoin.

Suis conscient que cette proposition n’est pas populaire mais je l’assume car suis intimement convaincu qu’elle permettrait de résoudre cette double recherche consistant à œuvrer à l’insertion de nos jeunes dans des métiers reconnus et valorisés qui font sens, tout en combattant l’isolement de nos ainés.

Je terminerai en citant Simone de BEAUVOIR : « la vieillesse n’est pas seulement un fait biologique mais un fait culturel. Par la manière dont une société se comporte avec ses vieillards, elle dévoile sans équivoque la vérité de ses principes et de ses fins « 

Débute chez » nous le mois bleue « autour du thème « Changeons notre regard sur nos ainés.

Brisons les idées reçues ».   C’est ma contribution à cette invite.

Alain JEANVILLE

Ancien élève de l’EN3S

Consultant en stratégie de développement dans le domaine social et médico-social