Climat et croissance sont incompatibles, constatent des scientifiques

La croissance du PIB ne permettra pas la préservation d’une Terre viable, révèle une étude d’envergure. La croissance durable étant impossible, il faut adopter une économie post-croissance, estiment les scientifiques.

Cela reste le dogme central, la recette inamovible de nos gouvernants pour résoudre tous les maux : la croissance économique. Y renoncer au nom de l’écologie ne serait « pas raisonnable », balayait Emmanuel Macron d’un revers de main en juin. Le président français venait de signer un pacte pour une « croissance durable » avec le gouvernement néerlandais.

Les faits, malheureusement, contredisent le dogme : une croissance verte n’existe pas et ne sera vraisemblablement jamais possible. C’est ce que conclut une nouvelle étude publiée le 4 septembre dans la revue Lancet Planetary Health, menée par des chercheurs du Sustainability Research Institute (Grande-Bretagne) et de l’Institute of Environmental Science and Technology (Espagne).

Les auteurs se sont intéressés à la capacité des pays développés à réduire suffisamment leurs émissions de CO2 pour limiter le réchauffement climatique sous le seuil des 1,5 °C, tout en continuant à faire croître leur produit intérieur brut (PIB). Autrement dit, à obtenir un « découplage absolu » entre les courbes : faire grimper celle du PIB tout en baissant celle du CO2.

Pour estimer qui, parmi les pays à haut revenu, pouvait prétendre à un découplage absolu, leur étude a mesuré les tendances de croissance des PIB sur la période 2013-2019, de manière à dégager une tendance de long terme isolée des perturbations liées à la crise financière mondiale de 2007-2008, et à celle du Covid-19 survenue en 2020. Ils les ont comparées aux émissions de CO2 de ces pays sur la base de leur consommation, afin de prendre en compte le CO2 importé via le commerce international et non seulement celui émis sur le territoire national. Résultat : sur les 36 pays à haut revenu évalués, 11, dont la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni, ont déjà atteint un découplage absolu.

En France, une neutralité carbone… en 2240

La preuve que la croissance économique et la préservation d’un climat terrestre vivable sont compatibles ? C’est tout l’inverse, d’après les chercheurs. Tout est une question de vitesse : sur la base de leur taux de découplage actuel (si les baisses d’émissions de CO2 et les taux de croissance économique poursuivent sur la même tendance), ces onze pays arriveraient à réduire leurs émissions de 95 % en quelque… 223 ans. Dit autrement : ils auront d’ici là brûlé en moyenne 27 fois le budget carbone qu’il leur resterait pour nous laisser 50 % de chance de maintenir le climat sous 1,5 °C de réchauffement global.

La France est dans la moyenne, puisqu’au rythme de découplage moyen qu’elle a connu entre 2013 et 2019, elle atteindrait une réduction de 95 % de ses émissions par rapport à celles de 2022 aux alentours de l’an 2240, d’après les chercheurs. Pas vraiment raccord avec l’objectif officiel de neutralité carbone en 2050.

« Un travail qui met un clou définitif sur le cercueil de la croissance verte »

« L’immense hausse du taux de découplage qui serait nécessaire […] apparaît empiriquement hors de portée, même pour les pays les plus performants », concluent les scientifiques. Même en prenant un objectif climatique moins contraignant, à 1,7 °C de réchauffement, « extrêmement dommageable et dangereux, et qui ne devrait pas être acceptable », l’accélération considérable du rythme de baisse des émissions qu’il faudrait opérer dans un contexte de croissance économique apparaît comme hors de portée, estiment-ils.

D’autres chiffres illustrent le caractère très improbable d’une telle croissance verte. Ces onze pays ayant atteint un découplage absolu n’ont ainsi, en moyenne, réduit leurs émissions de CO2 que de 1,6 % par an sur la période. Or, il faudrait décupler plusieurs fois le rythme, pour atteindre -30 % par an dès 2025 et -38 % par an d’ici 2030, pour tenir l’objectif de l’Accord de Paris sur le climat.

La vitesse nécessaire pour produire les infrastructures, disposer des connaissances, des formations, des travailleurs et matières premières nécessaires au rythme qu’impliquent de tels chiffres, rend en pratique hautement improbable la possibilité d’une telle accélération du rythme de découplage, insiste l’étude.

Et les auteurs enfoncent le clou : ces écarts déjà abyssaux ne prennent pas en compte, dans leur étude, les émissions liées à l’agriculture, à l’usage des terres, ni aux transports internationaux aériens et maritimes. Le découplage observé, en décalage total avec les objectifs climatiques, n’a donc rien de « vert ». « Les récits qui célèbrent la réussite du découplage dans les pays à haut revenu comme de la croissance verte sont trompeurs et représentent une forme d’écoblanchiment », tranchent-ils.

La croissance verte sans fondement scientifique

Les chercheurs ne se sont pas focalisés par hasard sur le cas des pays à haut revenu. Ils précisent avoir calculé les taux de découplage nécessaires pour chaque pays en fonction du « partage équitable » du budget carbone qu’il nous reste si l’on veut limiter le réchauffement global à 1,5 °C. Pour ce faire, ils ont réparti ce budget carbone global en proportion de la population des pays. Cela permet aux pays du Sud, qui émettent moins de CO2 par personne, de continuer à émettre pour développer leurs infrastructures et à rattraper leur retard économique sur les pays du Nord.

« Si les pays à haut revenu dépassent leur budget carbone équitable, soit ils exacerbent le dérèglement climatique, soit ils s’approprient le budget carbone des pays à bas revenu, soit ils feront plus probablement les deux. Il n’y a rien de vert là-dedans », écrivent les scientifiques. Et encore : cette définition du « partage équitable » du carbone est-elle très minimaliste et conciliante a priori avec l’hypothèse de la croissance verte. Car le calcul des auteurs ne prend pas en compte le poids des émissions historiques de carbone par les pays du Nord. S’ils l’avaient fait, la plupart des pays à haut revenu auraient d’ores et déjà totalement épuisé leur budget équitable, précisent-ils dans les appendices de l’étude.

« Scientifiquement parlant, ça devient intenable de soutenir l’idée de croissance verte »

« C’est un travail de haute qualité, irréprochable scientifiquement, qui met un clou définitif sur le cercueil de la croissance verte », commente auprès de Reporterre Timothée Parrique, économiste spécialiste de la décroissance, chercheur à la School of Economics and Management de l’université de Lund (Suède), qui n’a pas participé à cette étude.

La question, selon lui, fait aujourd’hui consensus dans la communauté scientifique qui travaille sur ces questions. « Les hypothèses de la croissance verte n’ont jamais été validées par aucune preuve empirique ni aucune démonstration théorique. On constate un renversement silencieux intéressant depuis quelques années : beaucoup plus d’études sur la décroissance sont publiées chaque année que sur la croissance verte. Scientifiquement parlant, ça devient intenable de soutenir l’idée de croissance verte… »

D’autant plus, souligne Timothée Parrique, que la présente étude invalide la viabilité d’un découplage sur le critère pourtant le moins compliqué à atteindre, celui des émissions de gaz à effet de serre. Or, la croissance économique est aussi corrélée à la croissance de l’extraction de matières premières, à celle de la production de déchets et à celle de la consommation d’énergie (en partie décarbonée). Autant d’activités qui, au-delà de l’urgence climatique, rendent la croissance du PIB incompatible avec la sauvegarde écologique du monde et le respect de six des huit limites planétaires que, outre le climat, nous outrepassons déjà.

Post-croissance et post-capitalisme ?

Ultime critique de la croissance : si celle-ci peut tant bien que mal permettre une réduction des émissions de CO2, elle implique en revanche nécessairement une croissance de la consommation d’énergie, « quel que soit le scénario d’évolutions technologiques envisagé », martèlent les chercheurs dans le Lancet Planetary Health. Conséquence : une « croissance verte » impliquerait aussi le déploiement d’énergies renouvelables, infrastructures énergétiques ou routières, par exemple, en quantités d’autant plus massives, ce qui retarderait l’aboutissement de la transition, et émettrait au passage encore plus de carbone pour fabriquer ces éléments bas carbone…

Les auteurs de cette nouvelle étude recommandent donc aux pays à haut revenu de mettre en place sans tarder une économie « post-croissance ». Plusieurs leviers identifiés dans la littérature scientifique sont détaillés par les chercheurs : mettre en place des stratégies de réduction de la demande de consommation de biens et services, en l’accompagnant d’une réduction des inégalités et d’une « limitation du pouvoir d’achat et de consommation des classes aisées », en instaurant par exemple un salaire maximum ; réduire le gâchis alimentaire ; sortir du modèle de la voiture individuelle privée et développer les alternatives… Les pistes sont pléthoriques.

De manière plus systémique, le bien-être et les moyens de subsistance pourraient être assurés dans une économie post-croissance en réduisant le temps de travail et en le partageant mieux, ou en garantissant un accès universel et abordable au logement et aux services publics de qualité, listent notamment les auteurs.

Surtout, les chercheurs évoquent la nécessité de « démarchandiser » l’économie en permettant un approvisionnement en « biens et services nécessaires » de manière socialement et écologiquement bénéfique et non lucrative. Une façon de dire que la post-croissance est incompatible avec le capitalisme ? « D’un côté, la croissance économique est indispensable pour perpétuer la maximisation du profit, nous répond Jefim Vogel, auteur principal de l’étude. De l’autre, la maximisation du profit rend la croissance économique indispensable pour permettre aux gens d’assurer leurs moyens de subsistance, car elle limite par exemple le niveau d’emploi. Donc oui, la recherche de profit est intrinsèquement liée à la manière dont l’économie est dépendante de la croissance. »

Tout en précisant que « ceci est un très gros sujet, que nous n’avons pas directement analysé dans cette étude », il estime personnellement que la crispation autour de la notion de décroissance ainsi que la persistance du dogme de la croissance sont liées à cette question essentielle du profit : « Nous sommes effectivement dans une impasse : les gens qui bénéficient le plus du statu quo sont ceux qui sont au pouvoir et ont le plus d’intérêt au maintien du statu quo ». Si la post-croissance est maintenant une évidence scientifique, il reste encore à investir le champ politique.

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