« Celle qui regarde le monde », écriture, m.e.s. et scénographie Alexandra Badea

— Par Michèle Bigot —

Ce n’est pas la première performance d’Alexandra Badea à Avignon. Elle a participé à l’édition 2019 du festival avec le second volet de sa trilogie Points de non-retour, en l’occurrence Quais de Seine. l’ensemble de la trilogie revisite l’histoire du colonialisme français et Quais de Seine revenait sur le massacre des Algériens à Paris en octobre 1961. Elle pratique donc un théâtre ouvertement politique, ce que nul ne songe à lui reprocher. On peut légitimement estimer qu’elle a largement contribué à une prise de conscience en France, à faire sortir le public du déni où il s’est longtemps réfugié au regard de la guerre d’Algérie. Donc salutaire entreprise de démystification. Les textes portés au plateau étaient alors articulés autour de la confrontation de plusieurs générations face à un drame historique. Quelqu’un se met en quête de la vérité et confronte les témoignages. Mais il semble qu’aujourd’hui une page soit tournée et qu’Alexandra Badea se confronte au monde contemporain.

Celle qui regarde le monde nous expose l’odyssée d’un adolescent de 16 ans fuyant son pays en guerre, traversant la méditerranée et le territoire français pour se retrouver dans la jungle de Calais, espérant passer en Angleterre, puis reconduit en Grèce. En somme le tragique quotidien de l’actualité française et européenne. L’entreprise est donc parfaitement salutaire si on considère la montée en puissance de la xénophobie et du racisme en Europe, orchestrée autour de la question des migrants. Mais cette pièce est aussi l’histoire d’une rencontre amicale sinon amoureuse entre deux adolescents, puisque Déa, le jeune fille rencontre Énis, le jeune homme réfugié à Calais. La demande d’asile d’Énis a été refusée et Déa va l’aider à passer en Angleterre. Comme souvent dans les pièces d’Alexandra Badea, le récit se divise en deux intrigues parallèles, faisant alterner les scènes d’échanges entre Enis et Déa et celles de l’interrogatoire que fera subir à Déa un inspecteur de police-éducateur, tentant de comprendre le geste de Déa. Récit d’apprentissage, donc, histoire d’une rencontre et aussi mise à nu de l’âme d’une adolescente d’aujourd’hui qui refuse les stéréotypes ambiants, qui se débat pour sauver ses rêves de liberté et d’humanité, face à des adultes (parents, éducateurs) qui ne prônent que la résignation et le réalisme le plus pragmatique.

Ce dédoublement de l’intrigue sert également de principe structurel à la scénographie, puisque les deux scènes se déroulent alternativement, l’une sur le plateau et la seconde en image vidéo de fond de scène. Ce dédoublement des lieux et des temporalités est en passe de devenir la ficelle des performances d’Alexandra Badea. Intéressant à ses débuts et justifié par l’enquête historique, il vire à la monomanie et finit par lasser en présentant une alternance hautement prévisible. A cela s’ajoute l’omniprésence du discours, pour ne pas dire l’exposé, et il semble que ce défaut soit en passe de se généraliser sur la scène française. Outre qu’au théâtre, il ne prêche que les convertis, il est si lourdement attendu qu’il grève toute émotion et fait obstacle à l’identification en engendrant l’ennui. Il ressemble trop à une écriture journalistique. On se dit qu’à ce compte, rien ne vaut un bon documentaire. Au moins on aurait affaire à des personnes et non à des personnages. Il y a maldonne! Pas étonnant que l’écriture théâtrale soit si pauvre et peine à habiller la surabondance du verbe sous un jeu de scène (décor, musique, déplacements) des plus pauvres. Une bonne écriture de plateau, sollicitant l’intelligence collective aurait pallié ces défauts. Saufs notables exceptions, on a tort de tout confier à la même personne, texte, mise en scène, scénographie. Elle s’épuise nécessairement, se répète et sa parole s’appauvrit d’autant. Un laborieux spectacle, donc. On a beau partager largement les options politiques d’Alexandra Badea et être persuadé de sa bonne foi, ça n’empêche pas d’espérer un souffle nouveau avant qu’on s’endorme.

Michèle Bigot

Texte, mise en scène et scénographie Alexandra Badea
Création sonore Rémi Billardon et Valentin Chancelle
Création lumière et régie générale Antoine Seigneur-Guerrini Création vidéo Jonathan Michel
Construction des décors Soux, Evan Normant et Manon Majani Collaboration artistique Hannaë Grouard-Boullé
Avec Lula Paris, Alexis Tieno et à l’écran Stéphane Facco

Le 11 Avignon, festival d’Avignon OFF 2023