Avignon 2018 : « Ce qui demeure » : ce qui ne peut être dit

Texte et mise en scène d’Élise Chatauret

Keravis, Elsa Guedj et Julia Robert

Elise Chateauret présente à « La Manufacture » « Ce qui demeure «  construit à partir d’une longue série d’entretiens avec une amie de 93 ans qu’elle sollicite autour d’un questionnement sur ce qu’il reste des traces mnésiques au terme d’une longue vie. Tout commence par un noir qui dans sa disparition laisse surgir , comme prises dans bocal, deux femmes, la trentaine, dans une hypothétique cuisine des années soixante du siècle dernier avec sa table en formica rouge. Lune grande brune et une petite blonde. Elles devisent. L’une sur la vie et l’autre sur les composantes du repas. Alors que le pitch évoquait le dialogue d’une jeune femme avec une personne âgée de 90 ans et plus l’indétermination des rôles installe un moment de flottement qui ne prendra fin qu’à l’arrivée du second tableau quand une voix enregistrée de vieille femme reprendra mot pour mot les paroles d’une des deux comédiennes. Le dédoublement de la parole construit sur ces deux niveaux, celui d’une différence d’âge et celui d’une opposition entre parole théâtralisée et parole de reportage documentaire instaure intemporalité et universalité d’un propos sur qu’est-ce que vieillir sans que jamais le récit de vie ne soit instrumentalisé dans une mise-en-spectacle. La distanciation est encore soulignée par la circulation des rôles entre deux comédiennes très différentes physiquement mais partageant en commun un immense talent. Le récit de vie est lui-même étranger à toute tentative d’unification autour d’un fil directeur qui prétendrait dire le vrai sur le vrai d’une existence. Il est fragmentaire, composé d’éléments disparates, exposés de façon kaléidoscopiques à l’image des photos agrandies disposées sur le sol de la scène, figures d’un patchwork sans cesse recomposé comme le sont les souvenirs. Le réel de l’évènement évoqué est indicible. Seule émerge sa réalité intrinsèquement travaillée d’imaginaire. La remémoration d’un fait est trahison toujours recommencée.

«Ce qui demeure » est un travail qui s’inscrit dans la veine d’un théâtre documentaire d’une grande intelligence et qui dégage une belle sensibilité faite de pudeurs, de silences, de non-dits et d’échappées comme pour mieux souligner que ce qui demeure au terme d’une vie est ce qui n’est pas dit.

R.S.