Carl Schmitt, Jünger, Heidegger : le nazisme des intellectuels

—Par Jean-Pierre Faye —

croix_gamCarte blanche. Pour le philosophe et écrivain Jean-Pierre Faye, soixante-dix ans après, il faut enfin admettre que ce sont trois grands esprits philosophiques – Heidegger, Jünger et Schmitt – qui ont fait le lit d’Hitler.

L’un des mots les plus usités dans l’après-guerre et qui, aux États-Unis, remplit des salles entières d’ouvrages sous ce titre, c’est « déconstruction » – et c’est le même terme en langue anglaise : deconstruction. Curieusement sa source initiale vient d’un mot allemand lui-même peu usité, employé une seule fois par le philosophe Heidegger (1889-1976) : Abbau.

Or le paradoxe, c’est que ce mot abondant et innocent en langue américaine, prend sa source chez ce philosophe allemand que nous révérions dans les années de guerre et d’après-guerre. Et pour découvrir, longtemps après la seconde guerre mondiale, qu’il a pris parti pour le IIIe Reich. Au côté du juriste Carl Schmitt (1888-1985), aujourd’hui encore enseigné – paradoxalement – comme référence en matière de droit constitutionnel de « l’Etat souverain », notamment par nos amis italiens.

Mais existe-t-il des écrits vraiment nazis de Heidegger, le philosophe auquel allait notre respect en raison de ses essais « existentiels » des années 1920 ? L’honnêteté de la lecture découvre en effet chez lui des écrits politiques marqués plus gravement encore que ceux de son ami l’écrivain et essayiste Ernst Jünger (1895-1998), l’auteur, dès 1930, de La Mobilisation totale (Die totale Mobilmachung), traduite en français et publiée chez Gallimard en 1990.

« L’ETAT TOTAL »

Ceux-ci se prolongent chez l’ami Carl Schmitt, l’idéologue de « l’Etat total », à qui Hitler devra, pour une très grande part, d’avoir reçu le pouvoir en 1933 – par l’effet même de la conférence sur le totale Staat que Schmitt donne, le 23 novembre 1932, devant les représentants de la grande industrie. Une amitié intensément politique lie alors Heidegger à Jünger et, par lui, à Carl Schmitt. C’est le triptyque des noms qui dessine un temple d’acceptation pour l’idéologie propagée par la furie hitlérienne.

Il faut lire les écrits politiques d’Heidegger en 1933-1934 pour saisir ces enjeux. Dès son « Appel aux étudiants » du 3 novembre 1933, il prononce : « Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande d’aujourd’hui et de demain… » Et sa « Profession de foi en Adolf Hitler », la Bekenntnis zu Adolf Hitler en décembre 1933, décrit le Führer comme l’instant de « retourner à l’essence de l’Etre ». Le Führer devient une ontologie…

Bien pire, son « Appel pour le service du travail », le 23 janvier 1934, souligne « l’empreinte préfigurée dans le Parti national-socialiste ouvrier allemand ». Ce parti dont le nom est raccourci par Goebbels en Parti nazi-sozi, ou en version courte : Nazi. Il s’agira en effet des camps de travail, salués par Heidegger comme « le bienfait qui émerge du mystère vivifiant qu’est l’avenir nouveau de notre peuple »… Le délire nazi atteint son apogée.

Car au même moment surviennent d’autres camps de travail, dits « camps de concentration », qui couvrent le territoire national. Durant la seconde guerre mondiale, apparaissent en Pologne ceux qui sont nommés secrètement les camps d’extermination, les Vernichtungslager.

Or le 1er mai 1933, Heidegger et Carl Schmitt adhèrent au Parti nazi. Il faut souligner le fait que l’adhésion au parti unique est difficile dans le Reich hitlérien. Contrairement à l’Italie mussolinienne, où tout le monde prend sa carte, comme la « carte du pain ». Il y aura 24 millions d’adhérents au Parti fasciste, 8 millions seulement au parti hitlérien. Le geste de l’adhésion est donc grave et contrôlé. Heidegger, dans son cours de décembre 1933 sur Héraclite…, énonce la nécessité de « l’attaque », dans le but « d’effectuer l’extermination totale ».

LES CAMPS D’EXTERMINATION

Ce terme terrible va marquer les Vernichtungslager, les camps d’extermination hitlériens de 1942-1945. Surgis dans la Pologne anéantie : à Chelmno, à Belzec, Auschwitz-Birkenau, Maïdanek, Sobibor, Treblinka… Ce terme s’inscrit dans la plus terrible réalité de l’Histoire. Heidegger aura-t-il connaissance de ce qui a lieu dans les camps de Pologne ? Jünger note dans son journal ce qu’il entrevoit en 1943 à Lodz, en deçà du front de l’Est…

Mobilisation totale, Etat total, extermination totale : ces trois formules dessinent l’Europe en état de guerre. Jünger, Carl Schmitt, Heidegger prononcent en ces termes le réel le plus dangereux et la même terreur politique croissante.

Pour l’anniversaire de Jünger en 1955, tous trois se joignent dans un séminaire commun. Les trois se retrouveront dans le même volume d’idéologie et d’hommage. C’est ce jour-là, qu’Heidegger va improviser un sens nouveau pour le terme Abbau, « déconstruction ». C’est le terme final qui prolonge la trilogie terrible des trois amis dans la seconde guerre mondiale.

Carl Schmitt ? Ce juriste est un ami de longue date pour Jünger, ce dont témoigne son journal posthume, comme Jünger devient l’ami intense d’Heidegger. Carl Schmitt a donc en décembre 1932 donné sa conférence décisive devant ce qui se nomme « l’Union au Long Nom », réunissant les plus grands de la grande industrie. La conférence de Schmitt devant un tel auditoire culmine dans l’exigence de fonder « l’Etat total » – Etat qui doit s’affirmer « total au sens de la qualité et de l’énergie »… Un Etat qui s’attribue « les moyens de la puissance »…

Ainsi l’Etat total est-il défini par Schmitt en opposition à l’Etat « quantitativ total », celui qui se retrouverait gonflé d’entreprises nationalisées… Au contraire, « l’Etat total en ce sens est un Etat fort… Il est total au sens de la qualité et de l’énergie, comme l’Etat fasciste se nomme « Stato totalitario » », précise Carl Schmitt, reprenant les termes du fascisme italien. Mais qui sait aujourd’hui que le mot « totalitaire » est une improvisation mussolinienne ?

Voici surgir la doctrine de Schmitt sur les « nouveaux moyens de puissance ». Nous sommes le 23 novembre 1932. Dans un mois et une semaine, l’ex-chancelier von Papen, dont Schmitt est l’avocat, et dont le chancelier Schleicher a pris la place, aura préparé la « combinaison » du 30 janvier 1933. Donnant le pouvoir au caporal Hitler, méprisé et haï par le président Hindenburg, qui pourtant le nomme chancelier du Reich.

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Jean-Pierre Faye : Philosophe et écrivain, né en 1925, il a été membre du CNRS. Son travail a porté principalement sur la langue.
A l’origine de multiples entreprises intellectuelles, dont le Collège international de philosophie et l’Université européenne de la recherche, il est membre de l’équipe fondatrice de « Tel quel » et a créé, en 1967, la revue « Change ». Il a reçu en 1964 le prix Renaudot pour son roman « L’Ecluse » (Seuil, puis Hermann, 2009). Son essai le plus célèbre est « Langages totalitaires » (Hermann, 1972, puis 2004).