Brèves considération sur la notion de tradition

Par Marie- Laurence Delor

L’argument de la « tradition » a nourri en Martinique pendant près de deux ans une guéguerre d’arrière garde contre les gestes barrières, la vaccination anti covid, l’obligation vaccinale et le passe sanitaire. A l’agression du corps, de « l’Être martiniquais » diraient certains (1), le colonialisme ajoutait, selon les protestataires, une menace sur une des « tradition » fondatrices, affirmaient-ils, de notre identité : le carnaval.

Cet usage de la notion de « tradition » interpelle. D’autant, d’une part, que celle-ci est à la croisée d’enjeux de pouvoir, d’autorité et d’identité dans nos sociétés complexes et conflictuelles ; d’autre part, que cet usage soit socialement situé, la fraction des classes moyennes et de l’aristocratie populaire paupérisée et frustrée . Enfin, qu’on en a fait un « mot problème », pour reprendre l’expression de G. LENCLUD (2), un mot qui « signale un concept » sans pouvoir identifier précisément ce à quoi il réfère ni en élucider la signification.

Ce que nous avons perçu dans la profusion des discours tenus c’est une doxa rouge, vert, noir entretenant la fausse idée que la « tradition » renverrait à des usages, des dires et des faires objet d’une  « transmission » de génération en génération à fin de « conservation » garant d’une « authenticité ». Or, lorsqu’on fait le point des travaux d’histoire et d’ethnologie sur la question et plus précisément sur la « tradition du carnaval », le schéma de la transmission et la définition de la filiation sont un peu plus compliqué qu’on ne le suggère. Ceci pour la simple raison que la tradition du carnaval a des précédents historiques qui ne passent pas par l’Afrique (3). Les festivités (les sacées) à Babylone en l’honneur de la déesse Anaïtis pour célébrer le début du printemps et le renouveau de la nature, les célébrations des grecs de l’antiquité à Dionysos Dieu de la fécondité, du vin et de la nature, les saturnales de Rome en l’honneur de Saturne dieu de l’agriculture et du temps. Au moyen âge l’église chrétienne opposée à ces traditions païennes s’est employée à se les approprier et à les intégrer au calendrier du carême chrétien.

En définitive, s’il y a bien eu une naturalisation et un syncrétisme qui peut justifier la singularité d’un carnaval martiniquais avec ses propres rituels, son symbolisme et ses figures particulières (« papa diab », « Karolineziéloli », « marianelapofig », « malpwop »…) reste que c’est une tradition importée d’Europe. Elle en a d’ailleurs gardé l’inspiration fondatrice : l’inversion, le « chaos », la « suspension du temps » et le rituel du « recommencement » ou de la « régénération ». Elle a aussi hérité des pratiques de « dérision » née du carnaval européen au XIXème.

La filiation, celle qui est historiquement attestée, s’origine dans la rencontre entre des traditions européennes et des populations africaines asservies et transplantées aux Amériques par la traite transatlantique. Ces derniers vont investir ces traditions comme ils l’ont fait avec la religion chrétienne (4) en y introduisant des éléments de leurs croyances et de leur culture d’origine.

Les mêmes travaux d’histoire et d’ethnologie, notamment ceux de Jacky BOUJOU sur les Dogon (5) montrent aussi, et c’est là un élément essentiel de l’analyse, que la réalité de ce que nous désignons par le mot tradition ne se laisse pas enfermer dans les notions de « transmission » et de « conservation ». La tradition est « invention » comme le souligne J.POUILLON (1991) cité par J. BOUJOU :

La tradition n’est pas ce qui a toujours été, elle n’est jamais un simple produit du passé mais plutôt une invention, « une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporain (…). Nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminé, nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs ».

Ainsi Le carnaval de Saint Pierre n’est pas celui de Fort-de-France et celui du Fort-de-France des années 1950 n’est pas celui de la décennie 1970 et encore moins des années 2000. Chaque génération apporte donc sa touche.

Et ces changements vont se faire le plus souvent dans la controverse. Il y a eu celui des « malpropre » à la fin des années 1960 et celui du « carnaval spectacle »dans la décennie 1970. Une nouvelle polémique sur l’hyper-sexualisation a vu le jour au carnaval de 2022. Elle oppose comme toutes les autres des visions différentes de la tradition du carnaval avec des enjeu d’autorité, de légitimité et de pouvoir. La formulation de J.POUILLON nous paraît tout à fait à propos :

«  Les sociétés qui se disent modernes ne sont pas des sociétés qui se défont de leur passé : elles le réaménagent en fonction de leurs besoins présents. Comme, en outre, elles sont complexes et conflictuelles, plusieurs types de réaménagement sont en concurrence, et des contemporains s’affrontent par passés interposés en se choisissant leurs ancêtres (…) Ce sont les fils qui engendrent leurs pères pour justifier les changements réels qu »ils apportent au système existants. » (7)

Ce qu’il conviendrait de retenir de tout ce qui précède c’est la relativité de toute tradition. Il s’agit en effet d’un construit et non d’une essence, qui de ce fait peut être soumis à une analyse critique pour en clarifier le contenu et les évolutions. L’intention des quelques considérations qui précèdent était d’ouvrir le débat sur un sujet qui nécessiterait, nous en sommes conscient, une étude beaucoup plus détaillée et approfondie.

Fort de France le 20/03/22

Marie-Laurence DELOR

(1)Voir Moncoachi, « être martiniquais c’est habiter son corps » (Nous habitons un corps, Madinin’art 06/10/2021, https://www.madinin-art.net/nous-habitons-un-corps/). Voir aussi M.-L. DELOR, En ces temps obscurs…( Madinin’art 06/11/2021, https://www.madinin-art.net/en-ces-temps-obscurs/)

(2) G. LENCLUD, « qu’est-ce que la tradition ? » in M. DETIENNE, édit Transcrire les mythologie. Tradition, écriture, historicité, Paris,, Albin Michel, 1994, p.25

(3) Il est utile de rappeler ici que s’il y a bien un continent africain il n’existe pas un peuple africain, pas plus qu’un peuple ou une nation noire mais une multiplicité de groupe humains, d’ethnie et d’Etats.

(4) Voir jack Manlius, 1979, sur le malentendu entre l’Eglise et les Antillais, « La religion catholique aux Antilles ; Conflits, discordance culturelles », coll. Arawak, édit. Tchou

(5) Jaky BOUJOU, « Tradition et identité : La tradition dogon entre traditionalisme rural et néo-traditionalismeurbain », 2/1995 publication électronique, Revue Enquête, éditions Parenthèses

(6) « Tanboubodcannal » en initiant au cours des années 1970 la tradition des orchestres de rue a fait émerger une autre idée du carnaval jusqu’alors dominé par les défilés de char.

(7) J. POUILLON, 1977, « Plus c’est la même chose, plus ça change », Nouvelle revue de psychanalyse, XV, 1977, P.208 »