Avignon 2019. « Le présent qui déborde – Notre odyssée II », de Christiane Jatahy, d’après Homère

— Par Roland Sabra —

Le thème du Festival d’Avignon cette année, au delà du thème officiel « des odyssées contemporaines »  est bien celui des frontières, qu’il s’agisse de celles entre les genres, les identités sexuelles ou celles qui séparent l’ici de l’ailleurs, le citoyen (grec) du métèque, l’indigène de l’allogène, le résident du migrant. L’Odyssée et l’Enéide sont à l’honneur. La brésilienne Christiane Jatahy, à qui l’on doit la superbe adaptation au théâtre de « La Règle du jeu » de Renoir, entrée au Répertoire du Français en 2017 réitère son désir de « « «travailler sur les frontières entre l’acteur et le personnage, l’acteur et le spectateur, le cinéma et le théâtre, la réalité et la fiction. ». Dans le Gymnase du Lycée Aubanel « Le présent qui déborde – Notre Odyssée II », évoque les exilés dans le monde aujourd’hui. Le plateau est vide avec en fond de scène un immense écran sur lequel passe en boucle une vidéo tournée quelque part au Liban dans un camp de réfugiés, sur la gauche de l’espace, difficile de dire scène ou plateau, la régie avec Jatahy aux commandes. Au tout début du spectacle elle vient présenter son projet : un voyage, sur la trace de l’Odyssée d’Homère, en compagnie des Ulysse d’aujourd’hui. Ils sont là sur l’écran, hommes et femmes de tous âges, dans un présent qui déborde, entre un passé à jamais enfui et un futur qui se dérobe. « Étrangers et nos frères pourtant » comme disait Aragon. Ce sont des exilés : réfugiés du camp de Jenine en Palestine, Syriens « stationnés » au Liban, migrants iraniens ou irakiens en Grèce, familles du Zimbabwe et du Malawi exilées en Afrique du Sud. Dans leurs bouches ce sont les mots mêmes d’Ulysse, qui viennent se fracasser sur la violence des témoignages comme l’épisode du Cyclope raconté en arabe sur le bruit de fond de rafales de mitraillette, ou celui d’une comédienne syrienne de retour au pays pour voir une dernière fois son père incarcéré et emprisonnée elle aussi dès son arrivée sur la terre chérie qui l’a vue naître. Une voix s’élève : «  « Il n’y a rien de plus beau que sa patrie… et ses parents ». D’où vient-elle ? Du film sur l’écran ? De celui que l’on croyait spectateur lambda et qui se lève, se révèle comédien, ou témoin ? Ils et elles sont là, les exilés, comme vous et moi, disséminés dans le public et ils disent. Ils disent les embûches du parcours. Lui le Belge venu de là juste à côté, Charleroi, Elle la Brésilienne au chant superbe et envoûtant, lui le comédien congolais perdu, esseulé. Les récits passent du murmure au chant, balancent du blues à la mélodie africaine repris par la salle où tout se mêle, comédiens, figurants, spectateurs. L’émotion est à son comble. Ils sont sur l’écran les réfugiés du camp de Jenine en Palestine, les Syriens « stationnés » dans la vallée de la Bekaa au Liban, les migrants iraniens ou irakiens en Grèce, les familles du Zimbabwe et du Malawi exilées en Afrique du Sud. Ils disent les mots d’Homère, empruntant à la fiction pour approcher un réel qui fuit, pour donner à la réalité d’un vécu individuel la dimension d’une épopée collective partagée. Le film projeté échange avec la salle. Les repères s’effacent. D’où vient ce visage, cette voix ? De l’écran ou de la salle qui est filmée? Et Christiane Jatahy sur le conseil de Thirésias nous invite à la suivre au Brésil en hommage à son père disparu durant la dictature militaire et d’un grand-père lui aussi disparu mais dans un accident d’avion en Amazonie, là où aujourd’hui plus que jamais les survivants des peuples premiers sont menacés d’extinction par la politique de déforestation de Jair Bolsonaro. Dans ce dialogue multidimensionnel le public du Gymnase du Lycée Aubanel a revêtu la fonction du chœur dans la tragédie grecque, qui commente et fait avancer l’action.

Car il s’agit bien d’une tragédie qui est contée là dans la douleur des mots. Elle est celle d’exilés privés d’un futur impossible à penser et rongée par l’immédiateté d’un présent qui tel un cancer caché et sournois mène à la disparition de l’être.

Au delà brouillage généralisé des frontières auquel nous invite Christiane Jatahy demeure la séparation entre émotion et raison. Et c’est le rôle du théâtre qui encore et encore se trouve questionné. La catharsis, cette purification des passions du spectateur, cet accomplissement des désirs, cet exorcisme des craintes suffit-elle pour conduire à l’action ?

Avignon, le 13,/07/19

R.S.

« Le présent qui déborde – Notre odyssée II »
De Christiane Jatahy, d’après Homère
Jusqu’au 12 juillet, Gymnase du Lycée Aubanel
Festival d’Avignon