« Antilles, les paroles, les visages et les masques » d’André Lucrèce

— Par Jacques Georges Mérida —

Il n’est pas anodin de constater que le récent ouvrage d’André Lucrèce soit dédié à René Ménil, un des fondateurs, avec Suzanne Césaire et Aimé Césaire, de la revue « Tropiques » pour son esprit critique et sans complaisance de la mystification coloniale à la Martinique, ses contributions efficientes de la démystification de l’idéologie assimilationniste, et sa défense ardente d’une authentique culture martiniquaise, comme en témoigne Lucrèce lui-même dans son livre « Conversation avec ceux de Tropiques » paru en 2013. Aujourd’hui « Antilles, les paroles, les visages et les masques » s’inscrivent dans la même lignée, tout en élargissant la réflexion singulièrement à la Guadeloupe et à Haïti, composantes de ce champ d’îles formant ce que Jean Benoist a appelé « l’archipel inachevé », et dont on peut penser avec le poète barbadien Edward Kamau Brathwaite, qu’il constitue « une unité caribéenne sous-marine ».

C’est cette même « unité sousmarine » qui dans la profusion des questions soulevées, des thématiques analysées, leur apparente hétérogénéité, relie entre eux tous les textes de l’ouvrage. Comme le souligne l’auteur en introduction : « Les Antilles intriguent, les Antilles interrogent. Comment ont-elles pu exalter un tel souffle à partir d’un si indéchiffrable désordre historique, quelle mémoire oubliée dormait dans cet éventail d’îles ? Peuples bigarrés, langues disparates, cultures hétéroclites, religiosités chamarrées, aboutissant à des créations mâtinées de lianes : la chose tressée dans la vraisemblance de l’impur et dans une implacable violence. »

« Au commencement était le mythe »

On peut d’emblée saluer l’érudition de l’auteur qui fait oeuvre d’une grande inventivité, en multipliant les approches, les particularités à la fois historiques, culturelles, esthétiques, littéraires et leur transversalité dans la construction du monde antillais. Par la qualité de ses analyses, la compréhension socio-historique et humaine des événements fondateurs et son exploration fine des complexités, des évolutions et du présent, il renouvelle en profondeur le regard porté sur la communauté antillaise.

S’agissant par exemple des « mythologies » situées en aperture du livre : « le mythe de Sésé et la naissance charnelle de la nation caraïbe » « au temps des Caraïbes,l’art de créer des femmes ». « Matinino, Martinique, récit de l’homme qui sépara la lignée humaine et ses conséquences sur le nommé de l’île », ils font l’objet d’un traitement de type anthropologique. Je serais tenté de dire : « au commencement était le mythe ». Le mythe est en effet forgé pour répondre aux grandes questions que les humains se sont toujours posées sur leur origine, leur raison d’être, de vivre, le sens à donner à la mort et au destin de l’univers. Cette empreinte anthropologique imprègne et colore l’essentiel des textes.

Comment en effet parler de la Martinique et des Antilles en faisant abstraction de l’horrible : la traite négrière et l’esclavage ? Concernant la traite négrière, André Lucrèce nous rappelle qu’elle commence dès le XVe siècle avec quelques navires portugais, que la France s’y implique dès le XVIe siècle et qu’elle atteint son apogée avec Colbert.

Une véritable esthétique du chaos

Ce trafic d’êtres humains, arrachés à l’Afrique et transportés pour des raisons lucratives aux Indes occidentales, repose sur toute une organisation impliquant des sociétés assurant le négoce de ces marchandises, à partir de navires négriers guidés par une capitainerie compétente, et des villes portuaires connues : Bordeaux, Nantes, Saint-Malo, La Rochelle, Brest, Lorient, Dieppe, Saint-Brieuc, Le Havre, Honfleur, Dunkerque. Plus au Sud Bayonne pour l’Atlantique. Sète et Marseille pour la Méditerranée. Nantes, Bordeaux et La Rochelle sont les ports négriers les plus importants. De ces ports partent les navires qui s’inscrivent dans ce qu’on a appelé « le commerce triangulaire » : Europe ­ Afrique ­ Antilles et Amériques. Un des aspects de ce « crime immense » est illustré par une célèbre peinture de Joseph Mallord William Turner réalisée en 1840 et intitulée « Négrier jetant pardessus bord les morts et les mourants » tableau qui symbolise une véritable esthétique du chaos.

L’Histoire académique, ellemême, occulte tout discours sur l’épreuve que subit l’esclave, ses douleurs, ses plaintes, ses cris et ses révoltes, ce qui est une violence nouvelle à son égard. Ainsi, nous indique Lucrèce, y a-t-il lieu de lever cette autocensure, pour reconstruire une histoire authentique qui prendrait en compte les entraves à la chair et au corps de l’esclave, et restituerait ses contenus de vie et sa parole.

Dès le XVIIIe siècle, les esclaves cherchent à construire une vie sociale : c’est alors l’éclosion des « nations » fondées sur une base ethnique, des sociétés reposant sur une hiérarchie forte, et des convois dont les processions et les parades occupent l’espace public. Malgré leur interdiction, elles continueront à exister dans la majorité des îles de la Caraïbe. Cette base ethnique disparaîtra progressivement pour se créoliser, donnant naissance à des structures vouées au travail collectif, aux accidents de la vie, et aux fêtes. Ces structures sociales se transformeront pour donner : le coumbite haïtien, pour défricher, planter, ou récolter la terre, le koudmen antillais qui nécessite une main-d’oeuvre importante et soudée, le lasotè martiniquais qui réunit autour de chants collectifs de nombreux participants pour un travail de défrichage de grande envergure, où s’esquisse ce que Lucrèce appelle « une philosophie paysanne de vivre » qui s’exprime, entre autres choses, à travers le conte.

Parmi les contes recueillis par Hearn et commentés par André Lucrèce, le conte intitulé « Manman Marie », le « Conte de Yé » et surtout « la Diablesse ou Le corps du diable au service de la civilisation ». C’est à ce dernier qu’André Lucrèce réserve une exégèse d’une grande finesse, d’une exigence méthodique rigoureuse, faisant appel à une érudition puisant tant dans les domaines philosophique : Ricoeur, Nietzche, Kant ; littéraire : Baudelaire, Breton ; religieux : Saint-Augustin ; psychanalytique : Freud. En résumé le conte fait référence à la mémoire. Il est la « vérité du réel exprimé dans l’imaginaire », dit Lucrèce. Il se déploie dans des paroles où il se renouvelle narrativement. C’est la fête de la parole où la ruse est primordiale, les contes sont souvent de vie ou de mort mais « leur vocation est la fertilité. Le conte est le désir orienté vers la naissance », ajoute André Lucrèce.

Dans cette exploration de l’homme antillais et du réel antillais, la littérature tient évidemment une place privilégiée. On sait l’estime que Lucrèce porte, à juste titre, aux fondateurs de la revue Tropiques. Il apparaît donc tout à fait naturel qu’il consacre quelques pages à cette revue capitale, combattant la sombre idéologie de Vichy, incarnée en Martinique par l’Amiral Robert et Saurin en Guadeloupe. L’une des premières tâches que s’assigne cette revue est la critique de la littérature existante, frappée de mimétisme et de précarité, « littérature de sucre et de vanille, tourisme littéraire » écrit Suzanne Césaire. La revue établit les fondements d’une culture authentique et remarquable, tout en développant la poésie et les perspectives d’un monde à naître. Tropiques dans ses textes émiette la mystification coloniale et l’idéologie assimilationniste, célèbre la poésie, le culte des puissances symboliques, fait l’éloge de la critique sociale, de l’humour et des manifestations du merveilleux. Tropiques proclame l’existence d’une civilisation caribéenne et en définit les fondamentaux. Il s’agira donc pour la revue de chercher dans la langue à poétiser le merveilleux dont on dit par ailleurs « qu’il nous abreuve comme l’atmosphère mais que nous ne le voyons pas », de faire émerger ce merveilleux dans les poèmes et dans les contes, de provoquer en un mot, la surrection du merveilleux.

Variété et luxuriance des thèmes traités

Toujours à l’élucidation du réel antillais, André Lucrèce examine le phénomène de la créolisation, une des notions majeures de l’idéologie du « Tout-Monde » d’Édouard Glissant, à qui, avec d’autres, il conteste la paternité du terme, apparu selon Jean Benoist en 1884 dans les textes de l’anthropologue De Quatrefages, puis affirmé et théorisé dans les années 1970 par le sociologue jamaïcain Orlando Patterson. Pour Lucrèce « le Tout-Monde est la sous-préfecture  » créole  » de la mondialisation ». Il postule la vieille distinction « sauvagecivilisé » qui prône le désensauvagement des peuples des contrées lointaines. Le « Tout-Monde » est le recyclage de la notion d’ « universel » dans la totalité mondialisée, qui projette les identités et les cultures sur le marché de la mondialisation.

Dans le champ de la poésie, n’hésitons pas à citer un texte d’André Lucrèce intitulé Les Sacralités sur les paysages d’enfance d’Aimé Césaire : « sous l’absinthe du ciel, soumis aux verts reflets d’une Pelée séductrice, le souvenir des lianes qui verticalement jaillissent des arbres et marchent vers le village de Basse-Pointe où les pierres ont leurs douleurs de mer saillante, où les pourpiers aux couleurs douces et aux doigts verts se maintiennent face au vent dans l’amitié des falaises aux terrasses désertées. »

Par son rythme, ses images, son expression, on dirait du St-John Perse, poète à qui Lucrèce consacre d’ailleurs un long entretien révélant la vérité de l’homme et de l’oeuvre. La variété et la luxuriance des thèmes traités dans une langue où le lexique est recherché, le style d’une beauté rare et singulière où la poésie est omniprésente surtout dans un essai de cette nature, la qualité de la recherche et l’exhaustivité de la documentation font de « Antilles, les paroles, les visages et les masques » un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’Histoire, l’anthropologie et à la littérature antillaise, qui ne cessera pas de nous enchanter.

Jacques Georges Mérida