Aimé Césaire

Compagnon de Léopold Sédar Senghor, célébré par Jean-Paul Sartre, Michel Leiris, André Breton, le grand poète de la « négritude » fut également, pendant plus d’un demi-siècle, la principale figure politique martiniquaise

 

aime_cesaire-9_300Fou de sa langue, de Rimbaud,de Breton, enfant caraïbe de Shakespeare et Brecht, né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe (Martinique), député de la Martinique de 1945 à 1993, proche de De Gaulle et de Mitterrand, maire de Fort-de- France de 1945 à 2001, conseiller général à deux reprises (1945-1949 ; 1955-1970), Aimé Césaire, hospitalisé mercredi 8 avril 2008, est mort le 17 avril à Fort-de-France. Il était âgé de 94 ans.

 

Le 23 mars 1964, face à De Gaulle en visite en Martinique : « On ne pourra pas éluder davantage un problème qui obsède notre jeunesse, le problème de la refonte de nos institutions pour qu’elles soient plus respectueuses de notre particularisme, plus souples et plus démocratiques. » Il aura ainsi admonesté tous les présidents de la République d’une voix nette, timbrée, en porte parole de son peuple et de son devenir. C’est cette parole, politique et poétique, qui impressionne le plus dans un corps sûr et si timide.

 

 Un poète s’écoute à ses titres : Cahier d’un retour au pays natal (1939), Les Armes miraculeuses (1948), Soleil cou coupé (1948), Corps perdu (1949), Ferrements (1960), Noria (1976), Cadastre (1981). Sans compter des essais historiques et des discours violents : Esclavage et colonisation (1958), Discours sur le colonialisme (1962), Toussaint Louverture, La Révolution française et le problème colonial (1962).

 

Il ne fera plus désormais son tour quotidien de l’île avec chauffeur,« je ne m’enlasse pas, la faune, la flore, le peuple martiniquais, la cabane martiniquaise, les pauvres gens », tout ce qu’il aimait par cœur. Son grand-père fut le premier enseignant nègre, on reviendra sur ce mot, de l’île. Sa grand-mère Eugénie, « Maman Ninie », rare femme lettrée pour l’époque. Le père est contrôleur des contributions, la mère, couturière. Boursier, il est admis au lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France : « J’étais si curieux de connaître la France, de connaître Paris. Nous aimions ce que nous lisions, le journal du matin, le journal du soir, les livres qui venaient de paraître, le latin, le grec : tiens, dans un texte on trouve tel mot, hop je le reconnais en créole. » En septembre 1931, il prend le bateau pour la France. En 1931, la France n’a qu’une idée approximative des Nègres.

 

Césaire entre en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Huit jours de bateau. Le premier camarade qu’il rencontre dans les couloirs est un Nègre comme lui. Il s’appelle Léopold Senghor. Ils intégreront ensemble l’Ecole normale supérieure avec Georges Pompidou. Ensemble, sans Pompidou toutefois, ils fréquentent les surréalistes et fondent l’idée de « négritude » : « Mais c’est normal. Il était nègre, moi aussi, nous comparions nos expériences. C’est un Africain, je suis un Martiniquais, nous avions des points de rencontre, mais nous avions aussi des interrogations. (…) On s’enseignait l’un l’autre. La réponse était africaine. »

 

Lors de l’élection présidentielle de 2007, Césaire reçoit Laurent Fabius, soutient la candidature de Ségolène Royal et bondit contre la« loi de la honte », l’amendement voulu par la droite qui prétend marquer les aspects positifs de la colonisation (décembre 2005) : « Cela me ramenait cinquante ans en arrière. Qu’est-ce que ça venait foutre ? Il est clair qu’en aucune manière je ne pouvais approuver ce point scandaleux. » Avait-il changé ? Pas d’un poil.

 

En septembre 1934, avec Léon Gontran Damas, élégant danseur de jazz, ce qu’il n’est certainement pas, lui, si fragile, avec une bande d’étudiants antillo-guyanais, ils fondent le journal L’Etudiant noir. Gigantesque travail de mémoire culturel (le politique suivra) contre l’idéologie coloniale et raciale : « Ce qui m’intéressait, c’était l’identité nègre. Toi le Sénégalais, toi le Guyanais, qu’est-ce que nous avons en commun ? Pas la question de la langue, mais la question nègre. (…) Je n’ai jamais voulu faire du français une doctrine. Il y avait surtout des anglophones et des Américains, avec une littérature nègre, Langston Hughes, Richard Wright, and so on, c’était pour nous, Nègres et francophones, une révélation. Les premiers qui ont posé les bases, pour nous, c’étaient les Nègres américains. »

 

Cri noir de la raison

 

Agrégé de lettres, il rentre avec sa compagne, Suzanne Roussi, enseigner au lycée Schoelcher. René Ménil, Georges Gratiant, le couple et d’autres énergumènes fondent la revue Tropiques (1941). Contre le régime de Vichy, les Etats-Unis décident du blocus de la Martinique. André Breton passe par là (Martinique, charmeuse de serpents). Il publie Césaire dans la revue Fontaine, dirigée par Max- Pol Fouchet. Au passage, il consacre Césaire en « Nègre fondamental ».

 

En 1945, Césaire est appelé par les élus communistes de l’île à la mairie de Fort-de- France : « Sans le vouloir. On a fait de moi un porte-parole. Au sortir de la guerre, je suis un jeune homme de gauche, communisant, mais je n’y connais rien. Des copains de classe font une liste assez large pour avoir des chances. Je n’y crois pas une seconde. Je signe pour leur faire plaisir et la liste fait un triomphe ! » Voirie, caniveaux, ordures, merde, masures, il fonce : « Quelle prétention ! hein ? Quelle emphase ! – “L’argent, nous le trouverons !” Voilà comment est née ma carrière. Je ne suis pas antifrançais : je suis d’abord martiniquais. »

 

Après l’effondrement économique de la Martinique, Césaire demande pour son pays un statut de département. Vieille revendication, au demeurant, peu entendue des exigences gauchistes d’indépendantisme. Il crée la revue Présence africaine avec Alioune Diop. Sartre préface l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache.

 

 Son action pour la ville, le logement social, l’urbanisme, la politique culturelle de l’île (Service municipal d’action culturelle et Centre martiniquais d’action culturelle, à la rivalité très productive) reste aussi soutenue que contestée. Son autoritarisme et son népotisme, très discutés.

 

L’action politique de Césaire n’a de sens qu’au regard de l’oeuvre. En France, Aimé Césaire reste aussi méconnu que ses Antilles natales. Le Nègre inconsolé, ouvrage de Roger Toumson et Simonne Henry- Valmore (Syros, 1993), peut encore servir d’introduction : « On ne naît pas Noir, on le devient. » Et encore plus récemment : « Nègre je suis, Nègre je resterai » (entretiens avec Françoise Vergès, Albin Michel, 2005). Et si le Discours sur le colonialisme, (1950) nous mettait encore aujourd’hui sur la voie : « Pousser d’une telle raideur le grand cri nègre, que les assises du monde en seront ébranlées. »

 

Il est un poète de langue française, son Orphée noir, la parole« belle comme l’oxygène naissant », sur qui Sartre, Leiris et Breton se sont entendus :Aimé Césaire. Césaire, cri noir de la raison. La Martinique, soleil, cocotiers, sable fin, robes madras, anneaux créoles ? Soleil, oui, là-haut, vertical, sans absence – mais aussi « une petite maison qui sent très mauvais dans une rue étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes frères et soeurs. » L’Antillais lui paraît un Africain déporté, pire qu’un Nègre parce que privé de langue, sans religion ni histoire propre, somnolent et soumis dans une île « désespérément obturée à ses bouts ». Dans l’ignorance parfaite de la « métropole ». La France.

 

Le virage, c’est sa descente aux enfers personnelle, aux bords de la raison, qui aboutit à l’un des textes de la poésie du siècle face aux Antilles, « cul-de-sac innommable de la faim, de la misère et de l’oppression ». Ce cri qu’il est seul à pousser, contre l’imitation, l’expérimental, ou le négrisme. Contre le silence d’être nègre. Ce qu’il dira plus tard de Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, 1961) : « Peut-être fallait-il être antillais, c’est-à-dire si dénué, si dépersonnalisé, pour partir avec une telle fougue à la conquête de soi et de la plénitude. »

 

Sa parole éclatée en « une fleur énorme et noire » (Sartre) prend le sens, il le dit, d’une parole pour les idiots et les bêtes. Non qu’elle s’adresse d’abord à eux, mais parce qu’elle parle à leur place, « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ». Entendez-vous le silence qui a accompagné les longues dernières années du lion malicieux des Antilles ? Ce n’est pas faute d’avoir, dans le même temps pour faire écran, répété qu’il n’y avait plus de poète, plus d’intellectuel engagé, plus d’homme qui s’avance… Car il s’en trouvait un, on a fait semblant de l’ignorer, c’est ce qui arrive lorsqu’un silence crie fort, on ne va pas manquer, maintenant qu’il n’y a plus rien à craindre, de « redécouvrir » celui que l’on couvrait d’indifférence, ou de déboulonner la statue qu’il n’eut pas : c’est tout un. Et très compréhensible. De toute façon, Aimé Césaire avait pris les devants : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous. » a

 

Francis Marmande

 

Le Monde 19/04/08