À la BU du Campus, l’art singulier de la performance

— par Janine Bailly —

Étant novice en la matière, au sortir de la manifestation qui eut lieu ce mardi à la Bibliothèque universitaire, je suis allée chercher quelque lumière dans Wikipédia. Il nous est dit que : « Une performance artistique est une action comportementale entreprise par un ou des artistes, face à un public… c’est une tradition interdisciplinaire qui trouve son origine dans des pratiques artistiques d’avant-garde de la première moitié du XX° siècle …». 

La performance, improvisée ou non, en solitaire ou à plusieurs, peut se produire dans les lieux les plus divers tels que rues, galeries, musées, espaces alternatifs, ici donc les salles du rez-de-chaussée de la bibliothèque universitaire. Arrivée assez tardivement à la Martinique, cette forme artistique singulière y a pris son envolée belle sous l’égide d’Annabel Guérédrat et de son complice Henri Tauliaut, qui initient régulièrement des artistes et des actions dans le Laboratoire Cyber Afro-Punk de la Savane des Pétrifications. Ils sont par ailleurs à l’origine du FIAP (Festival International Art Performance) dont la deuxième édition se déroulera en novembre 2019, en différents endroits, à Fort-de-France intra-muros.

Une performeuse, trois performeurs ce mardi se sont offerts, je dirais presque qu’ils se sont mis en danger tant la performance est à chaque fois surprenante, tant elle nous révèle de l’intime, tant elle est d’abord un langage du corps. Corps exposés, cachés et dévoilés, ici qui se passeront le relais puisqu’ils interviendront l’un après l’autre. Corps souffrant ou exultant, en sérénité ou en révolte. Corps qui parlent et se disent, qui veulent communiquer, qui parfois vous incluent, vous spectateurs, dans l’histoire. Ainsi, le premier performeur, Ludgi, costume et masque chatoyants faits de matières jaunes et de voiles de tulle garnis de fleurs — hommage au rosier de son grand-père, nous confiera-t-il — lentement sort de son sommeil au sol, se relève —, s’effeuille un à un des pétales qui lui dessinaient une corolle, avant d’inviter une femme puis un homme à le rejoindre, à danser avec lui sous les voiles, à terminer par une accolade cette danse… beau moment de partage pour ouvrir le jeu.

Nous le suivons, jusqu’à l’installation d’Alicja, à qui il remet un objet, couronne ou auréole, lui passant ainsi le flambeau. Lors de la discussion menée par Dominique Berthet, Alicja nous dira beaucoup de sa performance, élucidant ce que peut-être nous avions pressenti, ou aurions aimé découvrir par nous-mêmes : de sa Pologne natale, elle a gardé l’idée d’une cohabitation —  ou d’un affrontement ? — entre paganisme et christianisme, et fait de sa performance un rituel. La table basse est autel sur lequel elle crucifie de clous un poisson, ce symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens dans l’Empire romain pour s’y reconnaître, qu’elle inondera de parfum puis caressera plus tard de ses cheveux, comme le fit la pécheresse Marie-Madeleine sur les pieds du Christ attablé chez Simon le Pharisien. Par ses gestes amples qui jettent graines et feuilles diverses, par son blanc vêtement qui la fait ressembler aux prêtresses brésiliennes, elle rappelle pour moi cette cérémonie du candomblé vécue un jour à Salvador de Bahia. Mais elle est aussi la Féminité, revendiquée, libre et triomphante, évocation d’un lait maternel par ce liquide blanc versé puis faussement tiré de son sein, indépendance affirmée puisque de ce liquide qu’elle colore de rouge elle se lave elle-même sensuellement les pieds, silhouette presque arrogante qui a chaussé puis retiré des escarpins à talons hauts démesurés. Et si la cérémonie est sans paroles, un micro posé fait entendre les ahanements de la performeuse, comme les bruissements des feuilles froissées, ou les coups frappés du marteau sur la table. 

Alicja alors nous guide vers Henri, à qui elle remet le récipient de liquide rose ; Henri porte le masque qui lui est familier, à trompe et gros yeux d’insecte, dans un décor de plumes noires au sol, dont il prélèvera quelques-unes pour s’en faire des bracelets. Il annonce par des coups frappés sur un tambourin de peau sa performance. S’enduit le haut nu de son corps puissant d’une matière noire, puis se tamponne le visage, dégagé du masque, de poudre blanche, toutes deux matières légèrement odorantes ; car l’utilisation des musiques et des odeurs en effet n’est pas exclue de cet art. D’un crâne d’animal mort il se fait un collier, blanc sur sa peau noire. Inutile je crois d’expliciter la symbolique, d’autant plus qu’Henri lui-même au moment de l’échange avec le public désirera rester succinct dans ses explications. Mais quand il dessine des formes de matière granuleuse, blanche elle aussi, autour des plumes et objets, j’imagine quelques peintures amérindiennes, quelques signes cabalistiques issus d’un autre rituel, d’étranges hiéroglyphes, ou même quelque mandala en l’honneur de divinités boudhistes… idée du cercle qui se refermera sur le dernier performeur !

Jérémie, lui aussi comme Ludgi ancien élève du Centre Caribéen des Arts, plasticien et graphiste, livre une performance plus animée, dynamique et sonore… Gilet jaune, masque et bec d’oiseau — de poussin plus que de coq gaulois —, il agite un drapeau tricolore faussement français sur le chant patriotique de la Marseillaise, entendu en boucle. Un drapeau que dans sa rage il finira par déchirer, dévorer, lancer en confettis sur les spectateurs, et dont il cassera en petits morceaux la hampe de bois. Mimant un défilé, il se sera d’abord promené dans le public, haranguant la foule, parlant de votes et de grèves, en phrases brèves comme jetées en pâture aux gens, citant hommes et femmes politiques, en quelque sorte initiant en nous une réflexion sur nos propres positionnements. Mais le lien avec Henri reste manifeste, puisqu’il a commencé par regarder dans sa main tendue un crâne, objet symbolique des « vanités » peintes, avant de le jeter loin de lui, dans un décrochement de la mâchoire, non sans y avoir d’abord glissé une plume noire. 

Manifestation artistique dont la particularité est de rester éphémère, et qui ne laisse que peu de traces, « quelques photographies tout au plus », art de l’instant que chacun devrait pouvoir vivre et lire à sa façon, la performance existe, nous sera-t-il dit, parce qu’elle est vue par un public. Et que « ce public est le musée des  performances ».

Fort-de-France, le 22 mai 2019

Photos Paul Chéneau