« Qui a tué mon père(?) » Une fausse question, un vrai spectacle!

— Par Roland Sabra —

Texte d’Édouard Louis, m.e.s. et jeu Stanislas Nordey.

Samedi 14 Septembre 2019 à 20 h Tropiques-Atrium.

« Qui a tué mon père(?) » est une fausse question. La liste des meurtriers est jetée sur scène, à la face d’un public de théâtre plutôt aisé, pris à partie, sommé de prendre position dans un épilogue d’une violence singulière en décalage avec les mœurs plus feutrées de l’assistance. Le théâtre n’est pas un lieu éthéré, préservé des laideurs matérielles du monde. Il y a dans cette adresse un condensé de toute la dialectique qui traverse de bout en bout le texte d’Édouard Louis admirablement mis en valeur par Stanislas Nordey. Le comédien metteur en scène, directeur de la Scène nationale de Strasbourg, donne à entendre comme haut-parleur, ce que la lecture du texte, qui s’inscrit dans la lignée de Marguerite Duras, Alec Baldwin, Simone de Beauvoir, Annie Ernaux ou Didier Eribon, les « parents de substitution » de l’auteur, noyait dans la polarité binaire qui le structure. L’écriture d’Edouard Louis se déploie à partir de son existence, celle d’un transfuge de classe. « Je vivais à Paris, mon père n’avait presque jamais quitté le village de Picardie où il était né et où ses parents et ses grands-parents étaient nés avant lui. Et, bien sûr, mon départ à Paris n’était pas seulement un éloignement géographique mais un éloignement social, total : je me mettais à parler un langage différent, à penser différemment, à avoir des habitudes différentes […] Mon père votait pour le Front national, j’étais militant au NPA, je passais mes journées à lire Peter Handke et Toni Morrison, il passait les siennes à balayer les rues – le seul travail que la société voulait bien lui donner, que la société lui imposait. » . On retrouve là toute la thématique bourdieusienne, développée, notamment dans « Retour à Reims », un livre phare de Didier Éribon publié en 2009, adapté et mis en scène par Laurent Hatat en en 2014, Stéphane Arcas en 2017, puis par Thomas Ostermeier la même année à Manchester, Berlin et à Paris en 2019.
La comparaison est rude. Après « En finir avec Eddy Bellegueule » Édouard Louis nous replonge dans l’atmosphère familiale du petit village de Picardie où il a grandi en focalisant son propos sur la violence faite au corps, à la vie de son père. «  » L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique.  » écrit-il au dos du livre. Après des années de distance, d’éloignement il s’est rendu dans le petit appartement de son père et découvre, sur une chaise, un corps abîmé, usé avant l’age, un corps qui n’en peut mais, un corps délabré, à l’image de la classe sociale à laquelle il appartient ruinée par un capitalisme aveugle. Le fils prend la parole et décrypte les mécanismes de domination qui broient les êtres et leurs relations à travers la remémoration des épisodes de son enfance sous la forme d’une tendre lettre d’amour pudique et émouvante qui transpire sous le masque d’un pamphlet politique.
La scène est la plus grande possible. Le propos s’adresse au monde entier. Trois affiches immenses dupliquées couvrent les trois murs du plateau. Paysage en noir et blanc de pavillons semblables au même dans le quel on distingue, entre branches d’arbres dénudées, un vague clocher. L’histoire qui va être contée pourrait avoir été prise au hasard des maisons. Perdus au centre du plateau sur une estrade une table avec deux personnages accoudés. Le fils et le père dont on comprendra vite qu’il s’agit d’un mannequin de cire. Il est là déjà néantisé dans la tentative de donner vie aux laissés pour compte dont le fils veut se faire le héraut. Une plastique du plateau belle dans sa sobriété parée d’une élégance de bon goût en contraste avec un texte qui rappelle que la politique loin d’être une esthétique a une incidence sur la vie des plus faibles. Face à la tentative du fils d’appréhender, de comprendre le père, se déploie la dénonciation de la réalité sociale. Au machisme de l’un, s’oppose l’homosexualité de l’autre tout comme au vote pour le FN d’un coté on aura l’engagement dans le NPA de l’autre. La totalité du propos d’Edouard Louis est traversée par l’opposition entre dominants et dominés et la mise en scène de Stanislas Nordey en porte la marque à l’extrême tant il est vrai que cette adaptation adopte les codes d’un art théâtral qui est majoritairement celui des dominants et que de ce fait il s’adresse à un public particulier, celui d’un milieu socio-culturel aisé et urbain auquel il va présenter ce qu’il en est de la déchéance sociale. Une situation, un état, un monde que le spectateur n’appréhende que par les concepts qui tentent de le dénommer.
Le texte, écrit dans l’optique d’une adaptation théâtrale, une commande de Stanislas Nordey fait l’impasse sur toute dramaturgie. Le metteur en scène va s’essayer à en fabriquer une autour de l’épisode de dénonciation auprès du père de la mère coupable d’une part d’une humiliation vis à vis d’un fils et d’autre part d’enfreindre un interdit patriarcal concernant l’aîné de la fratrie. Accords de musique répétés, écran de plastic noir pour isoler le comédien, la tentative de dramatisation fait chou blanc. A cette scène jouée dans un décor dépouillé à l’extrême va survenir à la levée du rideau noir une pluie de neige ouatée d’une infinie longueur et qui finira par envelopper, prendre dans ses filets la presque totalité du plateau. On voit bien que Stanislas Nordey tente de rompre la monotonie du monologue par des ruptures de ton qui vont du cri étouffé, à la confidence publique en passant par le murmure au microphone. Dans l’épilogue il va essayer, toujours fidèle au texte de l’auteur, dans un ultime retournement dialectique du style d’énonciation de rompre avec la bienséance convenue du cadre dans lequel il tient son propos. Avec un phrasé clair et distinct, ferme et intense, ménageant des respirations entre le verbe et le complément d’objet pour capter l’attention, allant aux limites de la vocifération, il désigne les responsables de la déchéance paternelle : «  « Jacques Chirac et Xavier Bertrand détruisaient ses intestins », « Nicolas Sarkozy et son complice Martin Hirsch lui broyaient le dos », tandis que « Hollande, Valls et El Khomri l’ont asphyxié ». Quant à Emmanuel Macron, il est celui qui a fini par « enlever la nourriture de la bouche » du patriarche.
On est à cet instant dans un au-delà du théâtre politique dont il n’est pas sûr que ce qu’il tente de mobiliser, comme affect et logos mêlés intimement, soit d’une grande efficace, car ce qu’il reste du spectacle quelques jours après l’avoir vu sont pour l’essentiel sa beauté plastique et le souvenir d’une belle performance du comédien.
Fort-de-France, le 15/09/19
R.S.