« 37% des natifs des Dom vivant en métropole disent ne pas être vus comme des Français à part entière »

— Propos recueillis par Max Pierre-Fanfan —

domiensL’enquête de l’INED, « Trajectoires et origines » mesure pour la première fois les discriminations et racisme dont sont victimes les « Domiens » et leurs descendants vivant dans l’Hexagone.

Quelle est la composition du panel des « Domiens » (terme employé par les experts de l’INED pour désigner les populations venant de la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, la Réunion) interrogés dans le cadre de l’enquête TeO?

Jean-Luc Primon: Il ne s’agit pas exactement d’un panel, en ce sens que nous ne suivons pas une cohorte sur plusieurs années qui serait interrogée périodiquement. Il est plutôt question d’un échantillon de natifs vivant en métropole. Ces groupes n’ont été interrogés qu’une seule fois, fin 2008. Au total, 650 descendants ayant au moins un parent nés dans les départements de l’outre-mer(DOM sans Mayotte) et 700 natifs ont été enquêtés.

Quel l’objectif de cette enquête? En quelle année a-t-elle été publiée?

Stéphanie Condon: L’enquête TeO est thématique (école, emploi, logement, famille, etc.). Elle est représentative de la population générale de France métropolitaine mais qui s’intéresse plus particulièrement aux trajectoires et aux conditions de vie des immigrés et de leurs descendants ainsi qu’aux natifs des DOM de métropole et à leurs descendants. C’est la raison pour laquelle, ces populations sont sur-échantillonnés. Cette enquête a été réalisée fin 2008 et début 2009 auprès de 22.000 personnes par l’INED et l’INSEE et les premiers résultats sont parus en 2010. L’ouvrage collectif avec tous les résultats a été finalisé en 2015 et rendu public en janvier 2016.

Cette enquête mesure-t-elle pour la première fois les discriminations et le racisme dont sont victimes les « Domiens » et leurs descendants vivant dans l’Hexagone?

J-L.P: En effet, l’originalité de l’enquête est d’aborder de front la question des discriminations sur une grande échelle et sous des angles différents. Elle permet de mettre au jour des écarts objectifs de situation et de traitement entre différentes populations, mais elle accorde aussi une grande place aux situations de discrimination telles qu’elles sont perçues et vécues par les personnes concernées, c’est-à-dire par les personnes des groupes discriminés.
Dans les résultats, on note que 40% des natifs et 47% des descendants de natifs d’un DOM qui vivent en métropole ont déclaré avoir vécu des situations de discrimination(discriminations situationnelles). C’est un peu moins que les discriminations situationnelles identifiées par les immigrés et les descendants d’Afrique subsaharienne, mais le niveau est comparable à celui des immigrés et des descendants d’Afrique du nord. Dans le questionnaire, il y avait une question sur le racisme vécu pour signaler la confrontation à des attitudes ou à des comportements ouvertement racistes( et identifiés comme tels par les personnes concernées). Chez les natifs des DOM, 47% déclarent avoir vécu au moins une expérience de racisme et 37% se sentent exposés sans l’avoir vécu directement. Ces pourcentages s’élèvent respectivement à 54% et à 27% chez les descendants de natifs des DOM.

L’expérience des discriminations et du racisme est-il une composante de l’identité migratoire des ultramarins? Peut-on affirmer que le racisme et les discriminations font partie de leur quotidien, qu’ils constituent un phénomène récurrent et qu’ils se produisent dans tous les espaces de la vie quotidienne(lieu public, école, travail…)?

S.C: A partir des données de l’enquête, c’est très difficile à affirmer. Cependant, on peut relever que plus de 80% des natifs ou descendants de natifs d’un DOM disent avoir vécu ou être exposés au racisme. Certains espaces de la vie sociale sont plus propices que d’autres à l’expression du racisme et ils sont différents selon que l’on est un homme ou une femme. Au sujet des natifs des DOM, on a pu observer que l’école a été fréquemment citée comme lieu de confrontation au racisme par les natifs qui sont arrivés enfants en métropole. Autrement, plusieurs lieux sont fréquemment incriminés en dehors de l’école tels que les espaces publics (en particulier pour les hommes) et aussi le travail.

Existe- t- il une continuité entre les discriminations rencontrées par les parents arrivés d’outre-mer(notamment dans les années 60 ou 70) et leurs descendants nés et vivant dans l’Hexagone?

J-L.P: Dans TeO, les natifs enquêtés sont âgés de 60 ans au plus. Les arrivées les plus anciennes datent des années 1970, plutôt que des années 1960, et elles s’étalent jusqu’aux années 1990. Quant à parler de continuité ou de discontinuité historique de la discrimination entre les générations sur la base de nos données, c’est difficile à dire, compte tenu de l’hétérogénéité interne du flux migratoire et des changements de contexte. Mais une chose est certaine toutes les classes d’âge sont concernées

Pourquoi les discriminations et le racisme sont-ils plus fortement ressentis par les descendants que par leur parents?

S.C: C’est un phénomène assez général dans les populations migrantes ou issues des migrations. Il y a plusieurs hypothèses. Chez les descendants, les discriminations peuvent être plus fortes parce que la compétition pour accéder aux biens sociaux ou aux positions est peut-être plus intense. En même temps, les enfants nés et élevés en métropole sont peut-être moins enclins à accepter un traitement inégal.

La réussite sociale et professionnelle atténue-t-elle ou protège-t-elle nos compatriotes d’outre-mer du racisme?

J-L.P: Dans les analyses, l’appartenance à des catégories sociales intermédiaires ou supérieures a peu ou pas d’incidence sur l’expérience du racisme. La mobilité sociale ne semble pas particulièrement protectrice.

Les « Domiens » se sentent-ils Français dans leur grande majorité. Et se sentent-ils chez eux dans l’Hexagone?

S.C : Le sentiment d’appartenance à la France et mesuré par l’enquête est très fort parmi les natifs et descendants des DOM. Un des plus forts de l’enquête (93% des descendants se sentent « chez eux » en France métropolitaine. Mais cette francité ne semble pas être payée de retour car, ils sont nombreux parmi les natifs (37%) et les descendants des DOM (24%) vivant en métropole à être renvoyés à leurs origines par leurs concitoyens et à n’être pas vus comme des Français à part entière.

30% se sentent Français mais disent que leurs compatriotes métropolitains ne les voient pas comme tels. Ce pourcentage est-il plus élevé que celui des migrants asiatiques ou maghrébins?

J-L.P: Les immigrés du sud-est asiatique ou nord-africains sont plus nombreux que les natifs ou descendants des DOM à se sentir chez eux en France (94% et 91% respectivement) et il en est de même pour les descendants de ces migrants (97% et 93% respectivement). A l’inverse, les immigrés de ces groupes sont plus nombreux que les originaires des DOM à déclarer un « déni de francité ». Par exemple, 44 % des immigrés du sud-est asiatique, 49% des immigrés algériens et 54 % des immigrés marocains ou tunisiens se sentent français tout en n’étant pas vus comme tels. Le niveau de discordance est également élevé parmi les descendants asiatiques ou algériens, 31% descendants d’immigrés du sud-est asiatique, 38 % parmi les descendants d’immigrés d’Algérie, 42 % chez les descendants d’immigrés du Maroc ou de la Tunisie. On peut relever qu’aucun de ces groupes de population n’est originaire d’un pays européen et que tous proviennent d’anciennes possessions coloniales.

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Max Pierre-Fanfan
Journaliste/Réalisateur
Écrivain

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  Stéphanie Condon est chercheuse à l’INED(Unités: migrations internationales, minorités, démographie, genre et sociétés) spécialisée dans l’étude des migrations dans une perspective de genre; notamment les migrations caribéennes. Elle a participé à la mise en place de l’enquête « Migrations, Famille, Vieillissement » menée dans les collectivités d’outre-mer(2009). Ses recherches récentes portent sur l’identité et les pratiques linguistiques en lien avec les migrations; ainsi que sur les violences et les rapports de genre en relation avec l’ethnicité et le racisme.

Jean-Luc Primon est sociologue, maître de conférences au département de sociologie de l’université de Nice Sophia Antipolis; chercheur permanent à « l’Unité mixte de Recherche Migrations et Société » (URMIS). Ses recherches portent sur les parcours scolaires, la transition entre les études et l’emploi, les discriminations et le racisme. Il a participé au groupe de travail chargé de la préparation et de l’exploitation de l’enquête « TeO ».