« 14°N 61°W » : entre Exposition d’œuvres d’art et Ciné-Club

 — Par Roland Sabra —

sao_paulo« São Paulo, Sociedade Anônima  » : un petit bijou des sixties!

L’espace 14°N 61°W est animé par Caryl Ivrisse-Crochemar, un jeune passionné d’art contemporain, qui a vécu en Europe, à Paris, Berlin et à Londres où il fut correspondant culturel de « L’Événement du Jeudi » . De retour en Martinique il ouvre dans un ancien entrepôt familial désaffecté un espace d’art contemporain au 19, rue du Mérite Artisanal (cela ne s’invente pas!)– Z.A Dillon à Fort de France qui non seulement accueille des artistes mais organise deux mardis soirs par mois une projection « art & essai » gratuite ouverte aux amoureux du cinéma et aux autres. 14°N 61°W a d’ailleurs accueilli quelques temps une autre association cinéphile, « Fewos » qui aujourd’hui est hébergée dans les locaux de la Guest’s house Packit au Rond Point Emma Ventura.
Ce premier mardi de juillet 2014 était projeté « São Paulo, Sociedade Anônima » un film brésilien de Luís Sérgio Person tourné en 1965. Metteur en scène désespéré, aux multiples talents, il fut poète, écrivain, comédien, créateur d’entreprise le réalisateur est décédé à l’âge de 39 ans dans un accident d’automobile⋅ Ironie de l’histoire car « São Paulo, Sociedade Anônima » nous conte l’essor de l’industrie automobile à Sao Paulo et les irrémédiables transformations du tissu économique, social et culturel qui l’ont accompagné pendant les Trente Glorieuses⋅ Carlos est issu de la classe moyenne⋅ Après avoir été contrôleur de qualité chez Volkswagen, avant d’être licencié il accepte, moyennant une plus haute rémunération de travailler pour un importateur de pièces détachées toujours dans l’automobile. Marié dans la petite bourgeoisie et père d’un garçon, il noue une relation avec une intellectuelle nihiliste qui se donnera la mort. Car c’est bien la mort qui rode dans ce film en noir et blanc. La mort d’un monde pré-industriel, envahi, absorbé par un mal-développement qui génère une dépossession de l’être dans une course sans fin à l’accumulation de richesses matérielles. Carlos, envahi par le doute, traversé d’une crise existentielle, qui le fait s’interroger sur le pourquoi et le comment d’une vie se résumant  à des futilités se plonge à travers ses rencontres amoureuses dans une quête d’authenticité. A la recherche d’un sens qui le sauverait d’une perte d’identité le réduisant à n’être qu’un simple rouage d’un processus d’industrialisation il tente une échappée qui, hélas le ramènera à son point de départ. Il n’est pas de salut possible en dehors du capitalisme triomphant. De ce point de vue le film n’a pas pris une ride. Un demi-siècle après le premier coup de manivelle, le décollage du Brésil de Lula, l’accroissement des richesses produites et des inégalités qui les accompagnent, la corruption, la prostitution et autres plaies endémiques inhérentes prospèrent plus que jamais, au prix d’un déchirement de la société brésilienne.
Au delà de cette lecture sociologique il faut souligner la grande beauté formelle du film de Luis Sergio Person qui nous plonge avec ravissement dans un univers qui navigue entre néoréalisme italien et nouvelle vague, entre Rosselini, De Sica et les premiers films de Godard. La disparition rapide d’un monde ancien à l’agonie et le monde nouveau en train de naître est matérialisée par un travail de superposition d’images qui souligne la perte inexorable d’un certain nombre de repères. Le brouillage des identités est souligné par un jeu subtil de flash-back qui à partir d’un point de départ connu en ouverture contraint spectateur à se demander si Carlos peut échapper à la situation. Une magnifique séquence, en travelling arrière,à partir d’une visage féminin en contre-jour, nous fait découvrir le véritable statut social d’une femme de cadre, celui d’une ombre chinoise. Un film, somme toute très européen dans sa facture, avec une thématique tragique tout-à-fait sud-américaine, d’une grande beauté esthétique qui magnifie le noir et blanc, dans une opposition irréductible entre hier et aujourd’hui, entre passé et présent, entre objet et sujet d’un procès sans retour.

14°N 61°W et Tchok En Doc, chacun sur un registre singulier participent à un travail éducatif que bien peu de structures en Martinique sont capables de prendre en charge. Il serait peut-être temps que les pouvoirs publics prennent en compte des initiatives privées qui suppléent l’incurie d’ organismes publics et d’organisations largement subventionnées, avec les piteux résultats que l’on sait…

Fort-de-France, le 02 juillet 2014

R.S.