天下 « Tianxia, tout sous un même ciel », de Zhao Tingyang,

— Par Michel Pennetier —

Imaginons un gouvernement mondial, sans extériorité. Tout ce qui est sous le ciel, la terre avec ses habitants, la nature, est englobé dans un système de gouvernance qui synthétise les aspirations de tous les êtres. Les états tels qu’ils existent aujourd’hui sont regroupés en fédérations régionales porteuses d’une certaine civilisation (L’Europe en est un exemple). Les fédérations sont représentées auprès du gouvernement mondial. Chaque niveau se gouverne lui-même dans le cadre du niveau supérieur si bien que le niveau mondial est l’ultime législateur des relations entre les fédérations et des états entre eux au sein d’une fédération. A l’intérieur d’un état, on peut aussi distinguer un niveau local (la commune) la région et l’état si bien que le niveau le plus local s’inscrit dans la convergence d’une politique mondiale pour le bien de tous. Tout le système bancaire grâce à internet est orienté vers la satisfaction équitable des besoins à travers la planète.

Une telle structure suppose une éthique. Il s’agirait de passer de la politique de puissance à une politique de coopération, selon le principe que ce qui est bénéfique au niveau mondial l’est aussi à chaque membre de la communauté mondiale.

Vous me direz : voici une belle utopie ! Pourtant ce système a été appliqué en Chine il y a 3000 ans certes de manière partielle puisqu’il n’a fonctionné qu’en Chine (dans une partie de la Chine actuelle) et selon les modalités de l’époque pendant plus de 800 ans sous la dynastie des Zhou. Il faut cependant relativiser cette durée en ne considérant que les Zhou occidentaux de 1046 à 771, les Zhou orientaux (781-256) se trouvant de plus en plus affaiblis à l’époque de « Printemps et Automne » et des « Royaumes combattants » selon les distinctions de l’historiographie chinoise.

Le principe du concept de Tianxia est relativement simple et même évident si on le replace dans l’ensemble de la pensée cosmologique de la Chine. Le « Dao », origine insondable du monde, vide qui contient potentiellement le monde, se divise en Ciel et Terre, l’un portant l’énergie yang créatrice, l’autre l’énergie réceptrice yin. L’homme actualise la rencontre des deux énergies. La nature ( la totalité infinie de ce qui est) dans laquelle l’être humain est inséré est en perpétuel mouvement, changement et mutations par le jeu alterné du yin et du yang. S’il y a quelque chose plutôt que rien, si la nature ne s’effondre pas, c’est parce qu’il y a équilibre et harmonie entre les contraires complémentaires yin-yang. Cela est illustré par exemple par le cycle des saisons. L’action de l’homme ne peut que suivre ce mouvement, s’y adapter intelligemment. La vie humaine consiste en une stratégie d’adaptation. On est donc loin de l’idéalisme occidental qui consiste à poser des principes abstraits qu’il faut intégrer dans le réel que ce soit une loi divine ou des idées. «  Le Ciel ne parle pas » dit Confucius. C’est à l’homme de découvrir le Chemin (Dao) qui s’harmonise au réel, de trouver des solutions adéquates à chaque situation (Dao désigne à fois l’origine, le principe de toute chose et le chemin -sens courant du mot- ou la méthode qui y conduit et permet d’être en harmonie avec ce principe qui est le mouvement, la vie des êtres)

L’Homme se règle sur( suit la loi de) la Terre

La Terre se règle sur le Ciel

Le Ciel se règle sur le Dao

Le Dao n’a d’autre modèle que soi-même ( la nature 自然 ce qui est par soi-même)

Lao zi « Dao de jing »( Le livre du Dao et de sa vertu) texte 25

Dans la pensée antique de la Chine, l’humanité est conçue comme une unité où l’être humain est qualifié comme l’un des Grands de ce monde ( avec le Ciel, la Terre et le Dao). La division en « civilisés » et « barbares » n’est que secondaire et provisoire: «  Ce qui divise les hommes ce sont les coutumes, ce qui les réunit c’est une même nature humaine » dit Confucius. Cette conception se vérifie à travers l’histoire de la Chine. Sa civilisation qui a commencé dans la Plaine Centrale autour du Fleuve Jaune il y a quatre millénaires, s’est dotée de l’outil fabuleux d’une écriture qui note les idées et non les sons de la langue parlée si bien que des locuteurs de langues orales différentes peuvent se comprendre par son truchement. La civilisation de la Plaine Centrale a joué le rôle d’un « vortex », d’un tourbillon qui attire et absorbe tout ce qui vient de l’extérieur. Ce phénomène se vérifie à travers toute l’histoire de la Chine : des populations barbares ne cessent de vouloir pénétrer en Chine et se sinisent, les Mongols envahissent la Chine et le petit fils de Gengis Khan, Kubilai devient l’un des grands organisateurs de l’empire chinois au 12e siècle, de même pour les Mandchous avec la dynastie des Qing (1644-1912) . Les affrontements entre les dynasties du Nord et du Sud – car l’histoire chinoise est faite d’alternances entre des périodes de divisions et des périodes d’unification – n’ont rien à voir avec des affrontements « ethniques ». La Chine est certes devenue à partir de l’empereur Qin ( 2e siècle avant JC) un empire, un état centralisé, mais de manière sous-jacente elle a conservé l’ADN du « Tianxia », c’est-à-dire le fait d’être un centre de civilisation ouvert à la diversité humaine avec une dimension universaliste d’intégration de la diversité qui la transforme sans jamais l’effacer. Le terme chinois pour la Chine « Zhongguo » ( le Pays ou la Terre du Milieu ) désigne une capacité de conciliation et de synthèse et non une volonté hégémonique ( dans l’essence de sa culture ! Je ne parle pas de la Chine actuelle)

L’invention du système TIANXIA dans la Chine antique est l’équivalent de l’invention de la Cité chez les Grecs à la différence que ces derniers se sont penchés sur l’organisation interne de l’état (la démocratie) alors que les penseurs de l’Antiquité chinoise ont envisagé la question du vivre ensemble de toute l’humanité. Aujourd’hui, si les peuples vivent plus ou moins ( moins que plus) dans des états démocratiques, si la démocratie dans un état est aujourd’hui un impératif au moins éthique, les relations entre les états restent une foire d’empoigne, un combat et un risque de guerre permanent, une barbarie parce que la notion d’une humanité une, bien que pensée abstraitement dans la « Déclaration universelle des Droits de l’Homme » n’est pas un principe d’actualité dans la politique entre états. La globalisation financière, économique, commerciale et technologique dans le monde d’aujourd’hui n’est nullement une unification de l’humanité «  sous un même ciel » mais au contraire elle produit des écarts criants de niveaux de vie, une intensification de l’exploitation de la nature et de l’homme. Ce monde est sans boussole face à la crise écologique qui menace indistinctement toute l’humanité, ainsi que face aux migrations dues aux guerres et à la pauvreté, si bien que nous ne sommes plus sous un même ciel mais que celui-ci risque à assez courte échéance de nous tomber sur la tête.

Revenons aux conditions de réalisation du Tianxia dans la Chine antique à l’époque de la dynastie des Zhou. C’était un petit état de la Plaine Centrale au moment de la décadence de la dynastie précédente celle des Xia. Le roi Zhou a su réunir la plupart des principautés et des clans qui souffraient de l’oppression des Xia. Ce fut donc une victoire du plus petit sur le plus grand. Ce plus petit ne pouvait établir son hégémonie qu’en instituant une sorte de système fédéral dans lequel ce qui était bénéfique pour la dynastie l’était aussi pour tous et inversement. On compterait plus de 800 éléments dans cette fédération ( mini-états, clans etc ..) qui de plus restait ouverte à tous ceux qui voulaient la rejoindre parce qu’ils y trouvaient des avantages du point de vue de la sécurité ou de l’économie. Ainsi de nombreuses populations de l’ouest, dites barbares, rejoignirent la dynastie et s’agrégèrent à cette structure qui était fondamentalement ouverte à tous ceux « qui étaient sous le ciel ». La politique des Zhou était guidée par cet étrange livre, le « Yi Jing » (livre des mutations) constitué de 64 hexagrammes de lignes continues Yang et de lignes discontinues Yin dont la consultation subtile permettait de répondre en toute sagesse et esprit pratique à chaque situation de la vie, c’est-à-dire des réponses dont l’objectif n’est pas l’intérêt personnel à court terme, mais l’intérêt de tous sur le long terme. Le système TIANXIA ne peut fonctionner sans une spiritualité. La spécificité de la spiritualité chinoise est qu’elle est éminemment pratique, elle ne se fonde pas sur un objectif abstrait, ni sur la croyance en une transcendance mais sur l’amélioration d’une situation présente. TIANXIA n’exprime pas un idéal lointain mais une réalité à la fois présente et potentielle  : nous sommes, nous, humains, tous sous un même ciel, dans une même situation. Il s’agit d’agir en fonction de cette situation et que l’action humaine soit en concordance avec l’ordre des choses ( rapport Dao, Ciel, Terre, Homme comme l’exprime Laozi dans le texte cité ci-dessus).

La dynastie Zhou finit comme toute construction humaine par dépérir et l’on entra dans l’époque des Royaumes Combattants vers le 5e siècle avant JC où vécurent Laozi et Confucius. Je comprends mieux aujourd’hui l’admiration et le respect de ce dernier pour les Anciens : «  Je n’invente rien, je ne fais que rappeler la sagesse des Anciens». Le concept du TIANXIA imprègne son humanisme et c’est à travers les lettrés confucéens qu’il perdurera au sein de la culture chinoise. La création d’un empire autoritaire et centralisé avec l’empereur Qin Shi Huang Di (259-210) marque la disparition du système TIANXIA au niveau politique, ce concept n’est plus alors qu’une valeur au sein de la culture chinoise, son ADN secret que le philosophe chinois ZHAO TINGYANG dans son livre «  TIANXIA, tout sous un même ciel » récemment paru en français, tente de faire revivre en le mettant en connexion avec la situation actuelle du monde.

En lisant le livre, je me suis parfois demandé si Zhao Tingyang ne serait pas un propagandiste secret du pouvoir chinois actuel. Mais je découvris qu’il répondait à cette question dans un passage de la dernière partie de son livre : la Chine d’aujourd’hui est un état comme tous les autres qui pratique une politique de grande puissance, il n’est absolument pas un exemple de TIANXIA. Les Occidentaux qui défendent la démocratie et les droits de l’homme sont-ils toujours des suppôts des puissances impérialistes ? Les valeurs chrétiennes ou celles des Lumières appartiennent à la culture mondiale. De même l’idée de Tianxia d’origine chinoise pourrait être un nouveau ferment dont toute culture pourrait se saisir afin d’en faire un élément – sinon l’ossature- d’une nouvelle orientation de l’éthique et de la politique mondiale. Le juriste allemand Karl Schmitt ( à la fois ultra-catholique et serviteur du pouvoir hitlérien) a parfaitement défini l’essence de la politique internationale par la notion d’ »ennemi » : un peuple, une nation ou un état se constitue en se créant un ou des ennemis. C’est effectivement la réalité historique et contemporaine. Le système Tianxia en revanche a pour base la notion d’ »ami », c’est-à-dire la transformation de l’autre étranger d’ennemi en ami par le fait même de nos intérêts communs de survie et de développement sur cette planète.

Comme le dit le sinologue François Jullien, la Chine (en tant que culture) est le « tout autre » de la culture occidentale. Non pas l’autre en tant que radicale étrangeté incompréhensible à moins d’y adhérer totalement, mais l’autre par un écart que l’on peut franchir sans pour autant renier sa propre culture. Ce que je constate aujourd’hui, c’est que la culture occidentale ne semble plus pouvoir apporter de solutions aux problèmes du monde. La notion de TIANXIA semble ouvrir une brèche. Pour autant tout reste à penser pour en faire un concept efficace. Un système ne vaut que par les hommes qui le font vivre. Comment dépasser les notions d’intérêts individuels, ethniques, religieux, nationaux par la notion d’intérêt global pour toute l’humanité ? Il faut changer l’homme de l’intérieur. Mais on le dit déjà depuis quelques millénaires ! Confucius misait sur l’apprentissage de la vertu d’humanité dès le plus jeune âge dans la famille, puis de proche en proche dans le village, dans le pays et l’empereur, « fils du Ciel » devait être le plus vertueux de tous. Qu’en est-il de nos hommes politiques,de nos dirigeants économiques … et de nous-mêmes ?

Enfin, si le concept de Tianxia ouvre sur une gestion rationnelle ou du moins raisonnable du monde ( en chinois « raison »se dit « daoli », c’est-à-dire ce qui est fait selon le dao ou ce qui est de l’ordre du dao), que fait-on de l’irrationnel et de la violence qui sont – jusqu’ici- autant en l’homme que la raison ???

Le livre de Zhao Tingyang est d’une lecture stimulante, tout à fait abordable si l’on fait l’effort de franchir l’écart  culturel et d’accepter de penser autrement. Mon article est loin de traiter tous les aspects de la pensée riche de Zhao Tingyang. J’en recommande la lecture !

 

Michel Pennetier , octobre 2018