Avignon 2018 : « Trans » (Mes Enlla)

POUR : :Michèle Bigot

Trans (Mes Enlla)
Festival d’Avignon 2018,
Gymnase du Lycée Mistral, 8>16/7/2018

Programmée dans le festival IN d’Avignon, la pièce se jouait à guichet fermé avant même d’avoir démarré. Difficile d’obtenir des places.
Tant il est vrai que le sujet du transformisme, aussi bien que celui de l’homosexualité et en général de l’indétermination sexuelle touche au vif des questions sociétales.
C’est vrai aussi parce que la réputation de Didier Ruiz l’a précédé. Moins en France qu’en Espagne, mais néanmoins il s’est fait connaître pour ses spectacles que d’autres appellent « théâtre documentaire » mais que lui préfère appeler « Théâtre politique, du monde , de l’humanité ». Il a déjà réalisé ce genre de performance théâtrale (« Dale recuerdos ») sur la question de la vieillesse, comme il a aussi travaillé avec des ouvriers, des scientifiques et des détenus.
Écoutons-le : « Avec ces spectacles, je cherche à faire entendre une réalité que le public ne connaît pas afin de changer sa perception du monde, voire qu’il se fasse l’écho de cette parole libérée et qu’il la répande ».
Mission accomplie encore une fois, tant le public est enthousiaste et transporté. On a rarement connu une ovation aussi nourrie et aussi longue. On sentait que le cœur des spectateurs battait à l’unisson de ce que les acteurs donnaient à voir et à entendre. Acteurs, dîtes-vous? Oui, en un sens , encore qu’il ne s’agisse pas de professionnels: Clara, Sandra, Leyre, Raul, Ian, Danny et Neus jouent leur propre rôle, avec un naturel émouvant. Comme si la performance théâtrale faisait partie de leur ordinaire.
Tant il est vrai qu’ils donnent à voir et à entendre leur différence par la présence même de leur corps, de leur chevelure, de leur voix, de leur silhouette. Leur seule présence sur le plateau suffit à faire naître une émotion puissante qui n’a rien d’affecté. Âgés de 22 à 60 ans, ils ont raconté leur histoire à Didier Ruiz qui l’a transformé en matériel théâtral.
Car la réussite de l’entreprise repose sur le choix des moments narratifs, sur le montage, sur le focus. Et l’auteur a choisi à dessein les passages les plus névralgiques de l’histoire de chacun; il apparaît que le plus douloureux n’est pas la reconnaissance du malaise dans l’identité de genre, ni même la transition elle-même (qui se révèle au contraire chez certains comme un moment magique, un pur bonheur) mais dans la révélation de leur transformisme à l’entourage, familial, professionnel ou amoureux.
Ce que nous dit le texte, c’est qu’au bout du compte, ce sont les autres, la société qui engendre le profond malaise du sujet transformiste et non son propre destin.
Il a fallu opéré des coupes, un ordre, un montage pour que les histoires résonnent entre elles pour faire sens. Et c’est ainsi que la ronde des acteurs tourne autour d’un personnage/personne central, Ian de la Rosa, lui-même cinéaste et performeur. C’est lui qui propose la leçon la plus profonde de cette histoire, qui tire la substantifique moelle de l’expérience commune en soulignant tout ce que l’indétermination, le passage des frontières porte en soi de puissance libératrice et de force créatrice.
Loin d’être une suite de témoignages livrés à l’état brut, la performance propose un véritable travail sur la diction, sur la présence corporelle; ils ont été aidés en cela par un chorégraphe, Tomeo Vergès, qui les a préparés à faire de leur texte une partition musicale et chorégraphiée. Ne nous en laissons pas compter par la modestie de l’apparence; depuis Baudelaire, chacun sait que rien n’est plus difficile à obtenir en matière d’art que le naturel. Et il fallait dans cette mise en scène beaucoup de modestie et de pudeur
crainte de verser dans la démonstration LGBT bruyante et tapageuse, qui eût nuit à la vérité profonde de leur récit. Le seul contraste entre apparence et voix suffit à faire théâtre. Quitte à s’en étonner, le spectacle nous rappelle que la transformation des êtres, la métamorphose et le costume relèvent de l’essence même du théâtre. Non moins que le fait de porter sur la place publique le débat éminemment politique de l’identité: on observera à ce propos que cette thématique est à l’honneur dans la présente édition du festival d’Avignon, déclinée sous toutes ses formes, linguistique (« Maloya »), nationale, ethnique ou corporelle, comme c’est le cas ici: tous ces spectacles mettent en avant la dimension plurielle de l’identité, ce qui n’est pas le moindre de leur mérite.
Michèle Bigot

CONTRE:  Roland Sabra

Trans : une bien-pensance promise au succès !
Peut-on faire théâtre sans mise en scène, sans scénographie, sans direction d’acteur, sans comédiens ? Didier Ruiz avec « Trans ( més enllà) » tente l’aventure en convoquant sur scène une bonne demi-douzaine de transexuel(le)s qui portent témoignage de ce qu’il en est d’une inadéquation entre le corps physique, l’assignation identitaire dont il est porteur et le ressenti de l’individu. Les témoins viennent d’abord un par un puis par deux et puis par trois, ainsi de suite jusqu’à occuper tous ensemble l’espace scénique. Les récits de vie, là encore, sont touchants, pleins d’une émotion à fleur de peau empreints d’une douleur personnelle mais aussi familiale devant le mal-être. On peut y voir un questionnement sur l’identité plurielle, sur le refus d’être ce qu’il faudrait être. Le théâtre a longtemps, et peut-être est-ce là une de ses marques de naissance, été porteur d’un ambiguïté sexuelle. De l’’interdiction primitive faite aux femmes de monter sur scène aux rôles d’hommes tenus par Sarah Bernhardt on reste dans le domaine de la convention théâtrale. Ce que Didier Ruiz montre ce sont des transexuel(le)s en tant que tels tenant des rôles de transexuel(le)s venu(e)s raconter un vécu intéressant en lui-même mais dont on peut se demander s’ il peut faire théâtre. Le cours de théâtre préalable à leur prestation semble se résumer à un apprentissage du placement sur un plateau, toute première chose enseignée à des élèves de l’option théâtre en classe de seconde. . Le spectacle se résume à une belle messe œcuménique au cours de laquelle une part du public ira jusqu’à applaudir la déclaration «  On peut être un homme et ne pas avoir de pénis ! ». Il y a là un débordement de bons sentiments, une façon de se ré-assumer sur un « sexuellement correct », comme une façon de dire : » ah non je ne suis pas raciste, je ne suis pas homophobe, je ne suis pas transphobe (sic!)». Il y a là quelque chose qui relève d’une complaisance, d’une manière de faire de l’Un en fabricant de l’Autre comme un retournement paradoxal du processus d’exclusion qui frappe les minorités. On est dans le monde de l’entre-soi. La prestation a reçu un triomphe public avec une ovation debout à n’en plus finir.