Serge Hélénon : une esthétique de l’inesthétique

— par Gerry L’Etang —

 

 Dans le beau livre, Hélénon Lieux de peinture, que nous offre Dominique Berthet, il est donné à voir une tendance essentielle de la démarche artistique de Serge Hélénon : une quête du beau à partir du dérisoire, une esthétique de l’inesthétique.

A partir de matériaux de récupération apparemment hétéroclites et improbables, Serge Hélénon s’attache à produire de l’harmonie, de l’émotion. D’abord en les associant, en les combinant, ensuite en les peignant.

Les éléments a partir desquels sont réalisés les assemblages : bois-caisse, clous, bouts de tissus, couvercles de boîtes de fer-blanc ou d’aluminium, poignées rouillées, etc., ne sont hétéroclites qu’en apparence. Car il y a un trait sémantique commun à tous ces objets : ce sont des éléments périphériques, généralement des contenants.

Ces œuvres trouvent leur modèle, leur référent, dans la construction bidonvillaire, d’où le concept “ d’expression-bidonville ” créé par l’artiste. La construction bidonvillaire est inspirée par la nécessité et par l’urgence, celle de se loger, de se construire un abri afin de résister aux intempéries, et aussi permettre la réunion, la survie de la famille, du foyer.

Le bidonville

Le bidonville est une production de sociétés urbaines post-agricoles qui génèrent des déchets, lesquels donnent lieu à des processus de récupération. Dans ces sociétés, ceux qui produisent les déchets ne sont pas ceux qui les récupèrent. Les déchets sont produits par ceux d’en haut, qui rejettent comme inutiles les éléments périphériques de leurs biens de consommation (les emballages par exemple) ou les objets de consommation eux-mêmes, quand ils sont usés, quand le temps et l’utilisation prolongée les ont rendus obsolètes, non opératoires, les ont vidés de leur sens initial.

Ceux qui recyclent ces déchets, sont ceux d’en bas, qui trouvent du sens et de l’utilité à ces objets car ils leur donnent une utilité et un sens nouveaux. Les éléments d’emballage par exemple, deviennent des toits, des cloisons, des parois. L’assemblage bidonvillaire est donc une réinterprétation, c’est à dire une réinvention, une reconstruction de la signification.

Il y a quelque fondement culturel chez  le Martiniquais Serge Hélénon à prendre le bidonville comme modèle d’inspiration artistique. Car le bidonville fut une étape notable de la construction en Martinique.

Quand la Martinique passa de la société d’habitation à la société post-agricole, quand en 1961 le nombre des travailleurs du tertiaire (c’est à dire ceux travaillant hors de l’habitation), dépassa celui du secteur primaire (ceux travaillant dans l’habitation), les périphéries urbaines se couvrirent de bidonvilles.

Ces marges périurbaines délaissées où se développa un habitat spontané, étaient des mangroves comme Vieux-Pont, Texaco ou Volga, des espaces pentus de mornes comme Trénelle, des fonds improbables comme Bas-Maternité. Et dans ces zones périphériques, des individus en situation de périphérie sociale construisirent un habitat avec des objets périphériques, généralement des contenants.

An tan Wobè

Il y a une autre légitimité culturelle aux réalisations présentées dans ce livre. C’est une situation plus ancienne que le bidonville mais dont les manifestations procédaient du même principe de survie par la récupération : An tan Wobè.

Le temps de l’Amiral Georges Robert (Haut-commissaire de la France aux Antilles), désigne les années 1942 à 1943 durant lesquelles l’arrêt des approvisionnements américains puis le blocus étasunien, imposèrent à la Martinique de vivre en quasi autarcie. Hélénon, qui est né en 1934 à Fort-de-France, avait donc 8 et 9 ans an tan Wobè. Dans la mesure où la jeunesse se caractérise par sa porosité à l’environnement, le jeune Serge Hélénon n’a pu qu’être marqué par le contexte difficile de cette période.

Ce temps de l’Amiral fut une époque où le génie populaire des Martiniquais en quête de survie, s’exprima pleinement. Mus par la nécessité de ne pas crever de faim, de s’habiller, de se chausser, les Martiniquais apprirent à tirer de l’huile de noix de coco, à sortir du sel de la mer, à coudre des vêtements avec des sacs-guano et des sacs-farine-France, à confectionner des chaussures avec des pneus usagés…

Cette pratique obligée de transformation, de récupération, les prépara en quelque sorte à affronter moins de 20 ans plus tard, un autre processus de récupération, quand la fin des plantations rejeta dans l’En-ville des dizaines de milliers d’ouvriers agricoles licenciés en quête de travail et de logement, qui bâtirent Volga, Trénelle, Canal Alaric, etc.

Le génie d’Hélénon

L’assemblage bidonvillaire, conçu dans l’urgence et aux seules fins pratiques de s’abriter, est inesthétique. S’il est inesthétique, c’est notamment parce qu’il n’est pas peint. Il n’est pas peint parce que le bidonville est un habitat urgent, précaire, incertain. Et en contexte urgent, précaire, incertain, on ne vise que l’immédiateté, l’efficacité, le strict nécessaire. Le souci esthétique ne vient qu’après. Quand le bidonville se revêt de couleurs, se peint, c’est qu’on sort de l’urgence, de la précarité, de l’incertitude, qu’on sort de l’assemblage d’éléments d’origine périphérique, et donc du bidonville.

Le génie d’Hélénon est d’avoir saisi que l’assemblage d’éléments de récupération pouvait faire l’objet d’une interprétation artistique – et donc d’une valorisation esthétique – si l’on ajoutait à l’assemblage, la peinture. Du point de vue de la quête esthétique, la peinture est donc essentielle, déterminante. Elle agit comme révélateur d’un sens caché du sujet, elle fait affleurer un contenu imprévu. C’est sans doute pour cela que l’artiste revendique pour ces productions l’appellation de peintures, de Lieux de peintures.

Le peintre se place donc dans une situation de réinterprétation supplémentaire, en transformant en quelque sorte des modèles déjà transformés, en imposant un nouveau processus de récupération à des référents déjà récupérés. Ce faisant, l’artiste s’inscrit dans la logique de la créolisation, qui impose systématiquement de l’adaptation à de l’adoption.

Le signifiant dans l’insignifiant

La peinture d’Hélénon sublime des objets dérisoires qui (dans le modèle de référence) sont rassemblés et liés par la nécessité. Elle les sort de l’anonymat du vulgaire, de la laideur de la misère, et leur donne une identité nouvelle : celle d’œuvres d’art capables de susciter l’émotion, l’évocation, “ l’étrangeté signifiante ” (pour reprendre un mot de Jean-Pierre Arsaye).

Cette étrangeté signifiante, cette évocation, sont celles de tous les Tan Wobè et tous les bidonvilles d’ici et d’ailleurs. Et en cela, l’œuvre d’Hélénon est universelle. Elle est universelle parce que bien qu’enracinée dans l’histoire, la culture et les aléas particuliers du pays-Martinique, elle parle aussi des logiques de survie et d’habitat de l’humanité en général.

Enfin, l’œuvre d’Hélénon est universelle parce qu’elle nous apprend à repérer l’intérêt dans le négligeable, le signifiant dans l’insignifiant, l’esthétique dans l’inesthétique, et nous rappelle que les démunis, les dominés, sont aussi des créateurs.

Gerry L’Etang

publié le 24 décembre 2006

Hélénon Lieux de peinture, de Dominique Berthet (préface d’Edouard Glissant), HC Editions, Paris, 2006, 192 pages.

Tabernacle en mitan

par Dominique Berthet

Tabernacle en mitan
Serge Hélénon, 1993

Tabernacle en mitan, œuvre réalisée en 1993, est tout à fait significative d’une pratique que Serge Hélénon développe depuis le début des années 1970 sous le terme  » Expression bidonville « . Placée sous le signe de la rencontre, cette œuvre relève d’une double action : l’appropriation et l’assemblage ; une appropriation qui se situe du côté de l’emprunt, du prélèvement, du détournement, du réinvestissement personnel, de la distanciation, mais qui parle aussi de l’imprégnation de lieux.
Cet assemblage riche de textures, d’effets de matière, de reliefs est, pour reprendre la formule de son auteur, un  » lieu de peinture « . Il s’agit en effet d’une peinture tactile qui mêle bois et toile dans un puissant effet chromatique. Il résulte de cette composition quasiment symétrique une impression à la fois de stabilité et de dynamique interne.

Il résulte de cette composition quasiment symétrique, faite pour l’essentiel de verticales qui partent d’une horizontale placée en haut et rythmée par des diagonales, une impression à la fois de stabilité et de dynamique interne.

Les masses colorées renforcent la structuration de l’espace dans une série de mise en échos. Parmi les différents parcours possibles du regard (ils sont nombreux), évoquons celui qui part de cet  » œil  » noir, en haut à gauche de la composition, d’une profondeur abyssale que délimitent par endroits des surfaces de couleur bleue, rouge, ocre et blanche. Cette forme située dans la zone claire de l’œuvre attire l’attention et devient le point de départ d’un trajet visuel descendant, suivant une diagonale, qui passe par une autre accroche visuelle bleue et rouge, au centre de la composition, et qui se poursuit vers la droite par un tracé vigoureux rose et blanc qui rythme la surface noire et guide le regard vers le bas.
Ou encore, cet autre trajet, partant de cette même forme noire, qui trace une autre diagonale descendante ponctuée par trois formes rondes.

Tabernacle en mitan, est un assemblage réalisé à l’aide de planches de bois que recouvrent par endroits des morceaux de toiles et de tissus.

Cette œuvre révèle un mode de construction complexe et conserve la mémoire de sa fabrication. Serge Hélénon a procédé par ajouts successifs, combinaisons, montages. Les matériaux utilisés, initialement épars, étrangers les uns aux autres, sont assemblés, associés, organisés puis peints pour produire un tout, une unité, l’unité de l’œuvre.
Cette œuvre comme l’ensemble de celles qui composent cette série  » Expression bidonville  » témoigne d’une histoire personnelle. L’Afrique où il a vécu vingt-quatre ans, imprègne en effet l’œuvre de Serge Hélénon. L’Afrique mais aussi les Antilles dont il est originaire. Antérieurement à la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire durant son enfance, lors du grand exode rural qui a fait Fort-de-France, en l’absence de bois disponible, les cases étaient construites à l’aide de bois de caisse, bois de récupération trouvé dans les décharges publiques. La tôle recouvrait ces bâtisses, souvent maintenue, à défaut de clous, par de grosses pierres. Le lien entre les Antilles et l’Afrique, Serge Hélénon l’observe à différentes occasions.

En Côte d’Ivoire, se promenant le long d’une plage, il rencontre des baraquements qui ressemblent aux cases construites avec les débris de caisses en bois qu’il connut dans son enfance. Il se souvient aussi de leur esthétique. Cette rencontre sera un déclencheur et déterminera le nom  » Expression-bidonville « . La pratique de l’assemblage chez Serge Hélénon est une référence directe à cet habitat populaire, habitat de fortune, règne de l’hétéroclite, du composite, du fragmentaire, de l’assemblage du divers dans une mise en relation poétique. Cette pratique est indissociable d’une histoire, d’un ancrage, de rencontres, de même que d’une réaction et d’une posture critique vis-à-vis de l’art occidental. Les éléments que cet artiste sélectionne et travaille sont des matériaux  » pauvres « . Hélénon s’approprie, réutilise, recycle, reconfigure, adapte à d’autres nécessités, donne une nouvelle utilité. Avec ces fragments qui appartiennent au monde réel, il construit un objet nouveau, fort d’un potentiel d’étonnement et d’un impressionnant pouvoir visuel.

Au-delà de la perception, derrière la forte attraction visuelle de cette œuvre, se trouve du sens sédimenté. Je vois dans ce travail de construction, dans ce tout issu du divers une métaphore du monde créole, une image de la réalité. Les lieux de peinture de Serge Hélénon sont aussi des lieux de rencontre et de partage. Il a fait de son legs un moteur de création. Par l’art, c’est-à-dire par cette appropriation et cette reconfiguration du réel, Serge Hélénon tente ce qu’il appelle une réappropriation.

Extraits du site : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/tabernacle-mitan-10.html#